Chapitre 1

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Deux cœurs à la sensibilité exacerbée, voilà la principale raison qui allait faire tomber amoureux Nathalie et Nicolas. En revanche, la différence entre ces deux êtres se situait dans leur parcours de vie qui en théorie aurait dû rendre impossible un tel rapprochement.

Fils illégitime d’un milliardaire de l’industrie du luxe, Nicolas Van Houttenberg — du nom de naissance de sa mère — avait passé son enfance dans un pensionnat suisse, puis son adolescence à Yale. Ayant découvert assez tôt que la plupart de ses « amis » étaient plus intéressés par son argent que par sa personnalité, il s’était habitué à sourire et rendre d’éventuels services afin d’étoffer son carnet d’adresses, mais rien de plus. Le seul réel avantage dont avait conscience le jeune homme provenait des employés très qualifiés qui travaillaient pour la société de son père et de tout ce qui touchait au luxe. Le cri de la soie, l’harmonie des couleurs ou une relation aussi artificielle qu’hédoniste avec les clients, voilà le monde auquel appartenait Nicolas à l’aube de ses vingt ans. Celui-ci avait conscience d’évoluer dans une sphère de privilégiés, mais le fait d’être toujours sous la responsabilité d’un tiers — Parent, directeur de boutique ou chef de fabrication — représentait un mal de vivre, voire une mélancolie qui avait tendance à le conduire vers une inéluctable forme d’autodestruction. Deux choses l’empêchaient de commettre l’irréparable, sa mère et son passe-temps préféré : la voile.

Alcool et drogue, voilà les principaux vices auxquelles s’adonnait la génitrice de Nathalie West, jusqu’à ce que les services sociaux de Chicago interviennent et lui retirent la garde de la petite quand celle-ci avait cinq ans. Placée dans différentes familles d’accueil, l’adolescente avait très vite compris que la meilleure chance d’échapper à des pédophiles était liée à sa capacité à se faire discrète ou se débrouiller. « Menteuse et voleuse » étaient les adjectifs que les habitants du quartier de North Lawndale appliquaient le plus volontiers à Nathalie. Plusieurs fois, elle faillit tomber dans la drogue, mais la haine qu’elle éprouvait envers la déchéance d’un être humain avili par des paradis artificiels le lui empêcha. Certes elle se prostitua à partir de ses quinze ans, mais ce ne fut que pour éviter de dormir dans des cartons. Dès qu’elle fut en âge de trouver un travail honnête, elle saisit cette chance, mais le plus loin possible de sa ville natale. Ayant appris par une vague connaissance qu’un restaurant de fruit de mer new-yorkais cherchait désespérément une serveuse, elle les appela et fut immédiatement engagée à l’essai. Une bonne douche chaude et un ticket de train, c’est tout ce dont elle avait eu besoin pour changer de vie. Elle laissa à Chicago tant de larmes et de malheurs que la grande pomme représentait son ultime et unique eldorado. Si sa volonté de vivre « voire survivre » dans un monde qu’elle imaginait perpétuellement hostile constituait un avantage, cela l’obligeait à dresser des barrières sociales avec n’importe qui. Le sourire qu’elle arborait soixante heures par semaine en servant des clients n’était qu’un masque et la certitude de ne pouvoir s’en défaire, une source de préoccupation de plus en plus tenace. La seule chose qui lui permettait vraiment tenir le coup provenait d’une sensibilité à l’art, comme la musique, la littérature ou le cinéma, même si elle n’en avait pas conscience, faute de point de comparaison.

Il parait qu’une Australienne qui traversait un dépôt-vente de quartier s’arrêta devant un Van Gogh et en fit l’acquisition pour une bouchée de pain sans pouvoir en donner une réelle raison. Elle était simplement « sensible à l’art » de manière instinctive, comme les personnes qui vont à l’opéra une fois dans leur vie, mais ne s’en remettent jamais. Face à la toile, son esprit avait divagué comme après un shoot de morphine dans lequel le tableau lui avait « parlé », sans prononcer la moindre syllabe.

C’est le genre de sentiment qui fit s’arrêter Nathalie alors qu’elle allait jeter les premières poubelles du jour de son restaurant. Au fond de la benne, une sorte de grosse serpillère aussi blanche que poilue semblait l’attendre. La plupart des gens auraient continué leur activité, estimant que ce ne devait être que quelques chats étranglés, mais pas la serveuse. Une espèce de légèreté, voire de subtile harmonie appelait la jeune femme vers ce déchet. Sans s’en rendre compte, celle-ci toucha l’objet et voyant qu’il n’était pas vivant, décida, non sans mal de le sortir de sa benne. « Un tapis ? Non, il a des sortes de jambes », finalement Nathalie détermina quelle était la nature cet objet : un manteau de fourrure. « Soit c’est un faux, soit il a été volé. Peut-être les deux ! » fut la première pensée qui traversa logiquement l’esprit de la serveuse. Après quelques secondes de réflexion, Nathalie jeta les poubelles, puis passa le vêtement qui sentait la friture de poisson sous un filet d’eau, afin d’éliminer une tache rougeâtre, semblable à du sang. Grâce à ce premier nettoyage, la fourrure avait bien meilleure allure, car de toutes évidences elle n’avait pas séjourné dans la poubelle très longtemps. Quoi qu’il en soit, la jeune femme posa l’objet mouillé dans la chaufferie où il pourrait sécher aussi à son aise que discrètement, jusqu’à la fin de son service.

Une fois rentrée chez elle avec sa découverte dans un état acceptable, Nathalie prit une douche, puis s’installa devant son miroir sur pied, uniquement vêtu de la précieuse peau. Croisant et décroisant les jambes, bombant la poitrine comme une starlette, la pin-up se laissa aller à imaginer la vie qu’elle aurait pu avoir si elle avait glissé vers de coupables facilités. « Combien d’innocents animaux étaient morts pour permettre ton existence ? » fut la dernière idée qui lui traversa l’esprit avant qu’épuisée, elle s’effondre à moins de six heures de devoir se réveiller.

Nathalie partit plus tôt de son appartement ce matin-là, car elle avait décidé de faire expertiser le manteau chez le seul commerçant selon elle capable de réaliser discrètement cet exercice : Andy le teinturier. Celui-ci révéla la véritable valeur de sa trouvaille.

- C’est une belle pièce en peau de lapin du Panama de la maison Arlequin, dit le professionnel en lui montrant l’étiquette du styliste.

- Combien coute-t-il ?

- Au moins trente mille dollars.

- Vous êtes sûr ? Je l’ai découvert dans une poubelle, lui indiqua Nathalie.

- Les femmes ont des réactions extrêmes, surtout quand elles sont trahies. Elles peuvent jeter leurs bijoux par la fenêtre ou planter la voiture de leur mari.

- Je pensais plutôt à un vol.

- Ce n’est pas à exclure. À votre place je le signalerais à la police. Ils vous diront de faire une déclaration aux objets trouvés et s’il n’est pas réclamé dans un laps de temps d’un an, le manteau sera à vous. À ce moment, vous pourrez le récupérer légalement et éventuellement le vendre.

- Merci pour le conseil. Au fait, combien me couteraient de le faire nettoyer ?

- Cent dollars, dit le professionnel après l’avoir inspecté plus minutieusement.

- C’est une somme. Je vais y réfléchir.

- C’est comme vous voudrez, mais plus vous attendrez, plus les taches seront difficiles à retirer et l’opération couteuse. Ce genre de produit haut de gamme demande des soins réguliers et appropriés… comme un nettoyage à sec.

- Merci pour le conseil, déclara Nathalie avant de partir pour son travail avec son précieux tacheté.

À peine arrivée, Nathalie se figea. Plusieurs policiers étaient présents à côté des bennes du restaurant, mais un seul la fouillait : « surement un nouveau » se dit-elle. L’image de ce fonctionnaire pataugeant dans les entrailles et les emballages graisseux ne fut pas fondamentalement pour déplaire à la serveuse, mais une préoccupation plus urgente devait s’imposer à elle. « Si la police examine la poubelle, c’est forcément qu’elle cherche le manteau. La possibilité d’être reconnu par une des caméras du quartier ou un éventuel témoin — teinturier en tête — va hélas m’obliger à renoncer à acquérir légalement la fourrure ». Sachant maintenant son entreprise vouée à l’échec, Nathalie voulut faire une « bonne action » et se présenta aux forces de l’ordre.

- Bonjour, c’est cela que vous cherchez ? dit-elle en sortant le vêtement de son sac.

- Qui êtes-vous ? demanda l’officier sur un ton impératif.

- Je m’appelle Nathalie West et je travaille dans ce restaurant.

- Ne la laisse pas partir, exigea celui qui était dans la benne.

- Je suis venue spontanément pour vous montrer le manteau que j’ai déniché hier en jetant les poubelles. Pourquoi m’enfuirais-je ?

Le spéléologue des ordures sortit de son réceptacle et bien que recouvert de divers déchets pointa du doigt la jeune femme qui ne put retenir un sourire en voyant un cafard tomber de son uniforme.

- Vous trouvez ça drôle ? Pourquoi ne pas avoir prévenu la police que le manteau était en votre possession ! demanda l’officier sur un ton impératif.

- Je ne savais pas que vous le cherchiez.

- Il coute trente-deux mille dollars, mais surtout on a tué une femme et blessé un homme pour le voler. Ne bougez pas, on a besoin de prendre votre déposition.

- Mais je dois commencer mon boulot dans dix minutes.

- Non, on vous emmène au commissariat.

L’interrogatoire se passa sans problème, surtout que la serveuse omit de préciser la rencontre avec le teinturier — ce qui aurait pu paraitre suspect —. Une fois disculpée de tout soupçon, c’est avec exceptionnellement trois heures de retard, que Nathalie put enfin se rendre à son travail. À peine arrivée, elle fut mise au courant que l’agression était liée au vol d’un manteau de fourrure. À l’annonce de cette nouvelle, la jeune femme leva les yeux au ciel, mais refusa d’indiquer à ses collègues en quoi elle était liée à cette affaire de peur qu’on la raille. « La rue — et par abus de langage le Monde — ne pardonne pas aux êtres sensibles ». Cette peur d’être perçue comme une faiblesse devenait à chaque instant un peu plus son crédo, ce qui au fond ne lui plaisait pas.

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