Chapitre 2

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Un an avait passé et New York avait oublié l’agression, quand deux hommes entrèrent dans le restaurant dès l’ouverture. Ils s’asseyèrent à une table et demandèrent à être servis uniquement par Nathalie. Le premier portait un imperméable, une casquette de marin et un masque anti-Covid de sorte que son visage était à peine visible. Le second avait un costume à carreau et c’est celui-ci qui s’adressa à la jeune femme en premier.

- Bonjour, Miss West, pouvons-nous vous parler un instant, je vous prie ?

- Qui êtes-vous ? demanda la serveuse avec un air circonspect.

- Je me nomme Pierre Kayak et je suis psychiatre. Je vous ai appelé et laissé des messages, mais en vain. Ce monsieur est mon patient et il a été la victime d’une agression, il y a plusieurs mois.

- Chut, pas si fort. Personne ne sait ce que j’ai fait, déclara Nathalie en demandant avec les mains ce que à Kayak baisse d’un ton.

- Vous n’avez rien fait de mal.

- Je me suis assise sur trente-deux mille dollars. D’où je viens, il y a de quoi se faire passer pour une poire juteuse. Maintenant, dites-moi ce que vous voulez ou partez.

- Manger, boire et discuter un peu si vous le permettez.

- D’accord, je pense que je peux faire cela, car il n’y a que vous dans le restaurant. Mettez-vous au fond et je viendrais vous voir dès que possible.

Les deux clients s’exécutèrent, mais s’assirent l’un à côté de l’autre, afin d’inciter la serveuse à se positionner en face d’eux. Il ne fallut que quelques minutes pour que celle-ci fasse ce qu’ils avaient prévu.

- Merci d’avoir accepté notre invitation, déclara le psychiatre.

- De rien, mais je ne vois pas en quoi je peux vous aider.

- Pour reprendre une vie normale, mon patient a besoin de comprendre les détails de son agression et cela passe par la découverte du fameux manteau. Vous devez savoir qu’on a trouvé un ADN inconnu en plus du vôtre sur la fourrure.

- Avez-vous appris à qui il appartient ?

- Non, pas encore.

« Donc, ces deux gars viennent ici et posent des questions, alors que n’importe quel client entrant dans le restaurant pourrait être l’assassin et ils s’étonnent que cela m’inquiète » estima Nathalie.

- Pas si forts, les murs ont des oreilles dans le quartier. Que voulez-vous à la fin ?

- Savoir exactement où vous avez trouvé le manteau de ma mère, demanda le jeune homme d’une voie abattue.

À ces mots, Nathalie ne put s’empêcher de dévisager son mystérieux interlocuteur masqué avec une pointe de compassion. Jamais, elle avait vu un regard aussi triste, même chez un enfant ayant perdu un proche. Cette impression de grande souffrance la força à une certaine collaboration, malgré la différence de classe sociale qui les séparait.

- On ne jette pas du sel sur une coupure, sans s’attendre à avoir mal, gentil matelot. Personnellement, j’essaye de m’abstenir. Un conseil, vous devriez faire de même.

- Tout dépend des causes pour lesquelles vous êtes blessé, répondit le psychiatre.

- Le pourquoi me semble moins important que la douleur proprement dite.

- Même si cela permet d’éviter l’infection ?

- Je n’ai pas le luxe de pouvoir choisir entre mes malheurs, indiqua la jeune femme après un moment de réflexion.

- Je peux vous dédommager pour le dérangement, dit Nicolas après quelques secondes de silence.

- Pourquoi pas, l’homme invisible !

Aussitôt, le psychiatre sortit un chéquier et y inscrivit un chiffre, avant de le retourner afin que la serveuse ne puisse en lire le montant, puis il y posa une salière au-dessus.

- J’aurai préféré du liquide, indiqua Nathalie.

- Chat échaudé craint l’eau. J’ai appris à mes dépens à ne pas étaler mon agent en public. Avons-nous un accord, Mademoiselle ?

- Bien sûr, je suis à vous pour les cinq prochaines minutes.

- Parfait. J’ai lu votre déclaration à la police, mais j’ai envie… ou plutôt besoin d’éclaircir certains détails.

- Pourquoi ?

- Ce manteau symbolise la plus grande erreur de mon existence, car je n’ai pas été en mesure de défendre ni ma mère ni moi-même. Tant qu’il était perdu, cet assassin pouvait se vanter de nous avoir mis à terre, pour emprunter une métaphore de boxeur. Cependant, à partir du moment où ce misérable a jeté le manteau et que vous l’avez trouvé, puis donné à la police, son crime ne pouvait plus lui rapporter d’argent et n’avait donc plus de finalité.

- Vous avez permis que mon patient puisse se relever beaucoup plus facilement, précisa le psychiatre.

- Je dirais même que cela m’a empêché de sombrer. Pouvez-vous comprendre ce que cela représente ?

Face à cette question, la serveuse se sentit troublée, presque menacée par le ton provocateur de son étrange client. Pour éviter que Nathalie ne se lève et parte, le docteur Kayak s’exprima sur un air plus diplomatique.

- Ne voyez rien de malsain dans la démarche de mon patient, car il ne fait que suivre mon protocole. Ce travail de Sisyphe l’oblige à se remémorer cette tragédie en permanence, ce qui lui pèse...

- Le travail de qui ? demanda Nathalie.

- Pardon, c’est une vieille histoire appliquée à la psychiatrie. Dans la mythologie grecque, le personnage de Sisyphe fut condamné à pousser un rocher en haut d’une montagne, d’où il finissait toujours par retomber. Cela symbolise une tache inutile qui se termine inéluctablement par un sentiment de désespoir.

- Je vois, mais si j’étais à votre place, je me poserais la question de savoir si les dieux ne sont pas jaloux du combat intérieur que vous pouvez faire et pas eux.

Kayak s’arrêta de respirer quelques secondes, tant la remarque était pertinente et inconcevable pour un esprit aussi cartésien que le sien, mais en bon professionnel il ne pouvait être décrédibilisé sans réagir.

- Votre théorie est intéressante, mais revenons à nos moutons et donc à mon patient. Je voudrais faire en sorte qu’il accepte la mort de sa mère, afin de passer à la phase de deuil proprement dite, puis reprendre sa vie en main. Il pourrait faire cela plus facilement si l’agresseur était arrêté et jugé, mais cette personne est introuvable. Pendant ce temps, j’essaye d’éviter que son esprit ne sombre dans une mortelle dépression et cela passe par une phase d’acceptation liée à l’agression.

- Vous souhaitez crever l’abcès pour qu’il ne se sente plus coupable ?

- En quelque sorte. Le suspect voulait uniquement voler le manteau, mais mon patient s’y est opposé et les conséquences ont été tragiques tant physiquement que psychologiquement.

- Je suppose qu’il regrette d’avoir joué les héros ? demanda Nathalie, non sans qu’un rictus ne se déclare aux bords de ses lèvres.

- Il a reçu vingt coups de couteau au visage et sa mère est morte dans ses bras pour rien, puisque le manteau a été retrouvé. Je vous assure qu’il n’y a pas de quoi sourire.

- D’accord, j’ai compris.

- Mais ? demanda le psychiatre comme pour inciter Nathalie à livrer le fond de sa pensée.

- Confidence pour confidence, quand une chose comme cela arrive à des gens à pognon, il faut toujours qu’ils croient que personne n’a jamais souffert autant qu’eux. Je ne suis pas heureuse de ce qu’il lui est arrivé, mais il est plus facile de pleurer dans des draps de soie qu’entre ses doigts. Non ?

La remarque avait le mérite de remettre l’église au centre du village, mais il en aurait fallu plus pour déstabiliser l’homme sans visage.

- Tout dépend si on s’est payé sa propre literie ou s’il faut dire en plus merci à la personne qui vous l’a offert.

La jeune femme tangua la tête de gauche à droite, puis fixa le praticien.

- Docteur, vous êtes bien tenu au secret professionnel ?

- Oui, en effet.

- D’accord, j’accepte votre proposition, mais je dois retourner travailler à présent. Je finis mon service à 16 h aujourd’hui. Rendez-vous derrière le restaurant au niveau des bennes à cette heure-là, ok ?

- Soit, mais je ne pourrais rester dans les ruelles sombres pour des raisons de sécurité après le coucher du soleil, répondit Nicolas.

- Ben voyons, vous êtes l’inverse des vampires. Vous craignez la nuit.

- Je n’aime plus les risques inutiles. L’obscurité en fait partie.

- Il y aura bien un moment où vous devrez remonter en selle, cow-boy ! À votre place, je ferais cela le plus tôt possible.

À cet instant précis, la serveuse déchira le chèque tout en fixant le jeune homme, comme pour le défier.

- Vous savez combien vous venez de perdre ? demanda Nicolas.

- C’est moi qui me paye un semblant de sens moral, aujourd’hui. Un conseil, profitez-en.

Sur ces mots, les deux clients se levèrent et quittèrent le restaurant. Si le mutilé en tenue de marin avait eu plus confiance en lui, il se serait rendu compte que son interlocutrice n’était pas insensible à son regard aussi charmant que ténébreux. Même le psychiatre l’avait remarqué, ce qui ne fut pas pour favoriser son égo.

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