Le prix à payer

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Il est temps de trier ses trésors avant de déménager, une nouvelle fois. Cette fois-ci, ce sera le retour à la maison. Le nounours, il le donnera. Le lance-pierre fabriqué d’une fourche de bois dur et d’un morceau de chambre à air de vélo, il garde. C’est précieux, un lance-pierre, surtout quand on sait s’en servir, comme lui. Il est fier de souvent  faire mouche à vingt mètres. Des billes, très utiles pour se faire des copains, il garde aussi. Un jeu de l’oie au revêtement râpé et dessins presque effacés. Il jette. Une rumeur lointaine perce les sous-bois. Ils remettent ça, pense-t-il. La chasse a repris. Il est bien, là, installé sur une couverture dans le jardin. Il referme sa valisette en papier mâché à fermetures métalliques. Paisible, il s’endormirait presque. Si ce n’étaient les vociférations qui semblent se rapprocher. Ce sont ces mêmes rumeurs portées par l’air limpide qui les avaient attirés en centre ville, la veille, sa mère et lui.


 Ils étaient tous dehors pour la fête. Les sourires s’épanouissaient. Les femmes étaient belles. Les hommes levaient qui un poing vainqueur qui  un révolver. On se partageait une cigarette. Une estrade avait été montée pour l’occasion. Les V de la victoire fleurissaient au-dessus des têtes. Les enfants couraient, criaient, trépignaient. Un soleil frais traversait les frondaisons de la place de la Mairie. Une belle journée s’annonçait.


Deux hommes à la cravate pincée encadraient une femme brune échevelée au regard traqué. Elle baissait la tête, la main au front, protégeant sa bouche d’un mouchoir blanc. Sa robe à fleurs en tissu de printemps était un peu déchirée au col. Les pavés disjoints faisaient  trébucher ses pieds nus.  La tension était palpable, elle montait en puissance de pas en pas. Ils rejoignirent un groupe de femmes en attente au milieu d’hommes en veste sur une chemise blanche ouverte au col, la manche gauche enserrée d’un brassard FFI artisanal. Des chaises occupées au centre d’un tapis de cheveux bruns et blonds sur le podium. Les enfants brandissaient les toisons qu’ils jetaient au ciel dans le vent léger. Un camion débâché attendait sa cargaison, tout près. Il fera lentement le tour de la ville, tel un char de carnaval, afin que chacun puisse lancer des insultes, des pierres ou des légumes pourris sur les femmes humiliées.


 Ils déambulèrent tous deux au milieu de la foule. Pressés par des épaules contre leurs épaules, des poitrines contre leurs dos, ils marchèrent sur quelques pieds. L’ambiance était électrique mais bon enfant.


Sa mère lui désigna la Jeanne, cette grosse femme en tablier sombre et sabots paillés. Trois enfants et son mari pas encore revenu du STO. Ou d’un camp, elle ne sait plus. Comment faire pour nourrir sa famille ? Elle ne s’est pas vendue ; elle travaillait à l’hôtel réquisitionné et a fini par amener chez elle le linge des officiers, n’y voyant pas malice. Une femme courageuse. Tondue. Et le Marcel applaudissant de tout son cœur quand les boches ont défilé en vainqueurs sur cette même place. C’est lui qui manie les ciseaux à tondre. La Henriette, qui applaudissait aussi. Elle a choisi son camp. C’est pas bien. Mais à part vendre son corps, elle n’a rien donné à l’ennemi. Elle a cru tous les mensonges de la propagande, c’est tout. Ce lavage de cerveaux organisé par Goebbels et le régime de Vichy. Tirs croisés. Des actrices célèbres de cinéma s’affichant avec l’ennemi. Cela déculpabilise. Et « la truie » ! Ils l’ont chopée. Elle, par contre, mérite la corde pour tout le mal qu’elle a fait. Elle a sur la conscience des amis torturés et fusillés. Une donneuse de la pire espèce. Elle agissait ouvertement, protégée par son amant, le chef de la police allemande. Regarde, elle rit, la maudite.

Il a du mal à accepter. Ces femmes, tout de même, elles ont fricoté avec l’ennemi. D’autres ont eu la décence de ne pas le faire. Et les hommes, au fait, pourquoi ne sont-ils pas tondus, eux aussi ?

—Eux sont bastonnés. Les cheveux sont un attribut féminin de séduction. Même chauve, un homme peut circuler la tête haute. Pas une femme. La tondeuse, c’est la vengeance de l’homme qui se sent péteux. Il assoit ainsi son autorité et reprend  la place qu’il pense lui être due. En toute bonne conscience. C’est contagieux, la bonne conscience. Tout le monde se laisse entraîner dès que le motif agrée à la majorité.

—Alors on ne fait rien ? On laisse couler ?

Sa mère réfléchit un instant, les yeux dans le vague. Elle lui répond : tu sais, mon fils, quelques têtes tondues ne me dérangent pas, les cheveux, ça repousse. Ce qui me dérange, c’est qu’il y a des tribunaux pour les juger. Ce n’est pas notre rôle de décider lesquelles sont coupables ou non et dans quelle mesure.  Ici, cela se passe plutôt bien mais j’ai entendu dire que dans d’autres villes, certaines ont été pendues sans autre forme de procès. Une vie, ça ne repousse pas. Toutes ces femmes sont des femmes simples. Elles seront jugées plus tard. En attendant, on les exhibe comme des animaux malfaisants. Aucune bourgeoise dans le lot. Pas de notable. Aucune de celles qui dînaient à la table voisine de celle des officiers, au restaurant, ou dans la loge du théâtre. Dans leur cas, et celui de leur mari, on ne parle pas de coopération. Cela devient de la politique. Un acte noble. Un don de leur personne, comme  disait Pétain. On ne joue plus dans la même cour. Le haut du panier aura droit à un procès sans tonte.

Oppressés par le bruit et les gesticulations, ils décidèrent de rentrer chez eux. Le soir venu, des airs d’accordéon venaient par vagues successives caresser les murets d’enclos du jardin entouré d’arbres assoupis.


Il est là, somnolent, à se remémorer la journée d’hier. Le clapotis de l’eau le berce. Lorsqu’une fée traverse le jardin en courant, une pochette serrée sur son cœur.

L’apparition porte une robe gaie, des socquettes roulées sur ses chevilles adorables, aux pieds des sandales à semelles de bois. Ses cheveux collent au front, la sueur auréole ses aisselles. Elle se concentre, les yeux froncés et lui fait un signe de l’index sur ses lèvres ravissantes. Chut, tu ne m’as pas vue, je n’existe pas. Elle doit avoir à peine un an de plus que lui et déjà si femme.  Malgré son empressement, elle lui sourit. Un sourire lumineux. Le sourire de l'aube de l'humanité, du Paradis, sans guerre. Jamais il n'aura assez d'adjectifs pour exprimer ce qu'il y voit. Par contre, il ressent une immense chaleur irradiante. Elle part de ses joues, de son front, s'en va exploser dans ses entrailles et repart inonder la moindre parcelle de peau.  Il ne s’est pas vu se mettre debout. Il lui répond bêtement d’un hochement de tête alors qu'il aimerait se précipiter vers elle et la prendre dans ses bras pour la protéger. Oui, je n’ai vu personne, d’accord. Il l’aime déjà. Il sait qu’elle fuit, ce sont des choses que l’on sent sans explications. Il sait qui elle fuit. Et pourquoi. Qu’importe. Une fée reste une fée, elle a le droit de tout oser.

Elle prend son élan pour franchir le maigre ruisseau bordé de valérianes.

Un poignard la cloue en plein saut, le corps arqué,  la tête en arrière, les bras en croix, les jambes pendantes, son bassin offert au ciel par la poussée dans le dos du pal mortel. Le temps se fige.

Tout s’est déroulé si vite qu’il reste pétrifié, les yeux écarquillés, bouche bée, la fronde immobile au bout de son bras ballant. Il n’est pas de la race des guerriers. L’aurait-elle aimé malgré cela ? Dans un brouillard, il perçoit des cris, des gesticulations d’hommes chasseurs de sirènes. On l’a eue ! Regardez, elle avait sur elle une photo de son amant ! Pute à boches, va ! Un bourdonnement enfle dans sa tête, il se penche, vomit et s’évanouit.

Il dormit toute la nuit, et le jour suivant, et aussi la nuit d’après, en état de choc. Il cauchemarda. Etonnamment, il ne rêva pas d’elle. Il revit en films surréalistes et dans un parfait désordre ce qu'il lui était arrivé depuis le début de la guerre, tout ce qu'il avait dû assimiler, la peur au ventre : la traque des juifs à Paris et les faux papiers pour lui et ses parents ; son père parti libérer les villes du mur de l’Atlantique ; leur voyage en train jusqu’ici, un havre pour eux, fraîchement baptisés catholiques mais juifs en généalogie, son teint pâle et ses yeux bleus, plus aryen tu meurs ; contempler avec une infinie tristesse les colonnes de réfugiés ou celles des soldats prisonniers français, vaincus, sales et hagards ; les privations, les fusillades d’otages... Une main fraîche sur son front brûlant, des couvertures remontées sur son corps tremblant de fièvre…

Il est temps de partir. Il regarde par la lunette arrière de la voiture  la maison disparaître. Une longue route les attend. Il y a laissé la mallette pleine de ses jouets devenus inutiles. Tous, y compris le lance-pierre.

Il est trop jeune pour savoir qui il est, mais il sait maintenant qui il ne veut pas être.

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