Mofisse

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Gwendal regardait son reflet dans le miroir rectangulaire cerclé de métal. Il s’entraînait. Tout dans les yeux ; ils devaient dégager de la puissance, de l’autorité, la maîtrise de sentiments altiers. Dès qu’il le pouvait, il s’exerçait et le résultat lui plaisait de plus en plus. Voici un regard qui en  imposait.

Arrivé en douce et posté dans l’encadrement de la porte, Yann se met à rire.

— Tu fais quoi, tu t’admires ? Y’a pas d’quoi, ah ah. Allez viens, bougre d’andouille. On peut aller jouer, c’est le père qui l’a dit.

Gêné, Gwendal baisse la tête, il ne répondra pas à la moquerie. S’il dit qu’il s’entraîne à fixer du boche, Yann ira tout raconter à la mère et ce sera la correction assurée, ça ne fait pas un pli. Il prend son béret au passage, qui le protégera de la chaleur. Son nom est marqué sur le bord intérieur afin de ne pas le perdre à l’école, semblable parmi ses semblables. Il est un peu trop grand et doit souvent être retenu d’une main.

Le père est là, de passage, assis à la table de la cuisine en terre battue devant une soupe claire bien chaude. Pas d’eau ni l’électricité à la ferme. Dans ces temps-là, c’est la norme en Côtes du Nord rurale. Le puits et la rivière suffisent. Pour la lumière, toute la famille est trop fatiguée le soir par la charge de travail depuis que le père s’est enfui dans les landes pour échapper aux grands travaux du Mur de l’Atlantique puis au STO.

Sous l’occupation, l’accès à la mer est interdit sur tout le littoral, c’est donc dans la campagne que les trois enfants, Moga, Yann et Gwendal vont courir pieds nus par ces belles journées ensoleillées du début de mois de juin 1944. Ils partent se rafraîchir d’une trempette, se sécher les bras en croix sur les jeunes pousses de blé en bordure et rouler-bouler de haut en bas du champ.

Moga (le diminutif patoisde « mon gars » donné par la mère) est l’aîné qui a déjà douze ans. Puis viennent Yann et Gwendal de deux ans en deux ans. Des trois, Gwendal est le rêveur, le tête de linotte qui accomplit ses bêtises avec un sérieux constant souvent pris pour de l’insolence. Il y en a deux autres, tout petits et guère dignes d’intérêt.

Une heure de jeux passée et le sol se met à vibrer. Ils savent de quoi il s’agit et vont vérifier de visu du haut d’un promontoire qui domine la route. Allongés tous les trois côte à côte, la tête cachée par les genêts, ils entendent maintenant le bruit des moteurs. Ils s’imaginent en terroristes armés dont les exploits seront loués dans les tracts ronéotypés des partisans. Gwendal en a d’ailleurs un sur lui, qu’il n’a pas eu le temps de lire, et qu’il a fourré en boule dans la poche de son short. C’est un homme qui le distribuait à la sortie de l’école.

— Les boches, c’est les boches, ils vont forcément passer par le hameau, dit Moga, je cours prévenir, venez, vite, on y va ! 

Yann acquiesce et le suit, reculant à croupetons.  Gwendal, lui, veut jeter un dernier coup d’œil. Il penche la tête pour mieux voir, son béret tombe et roule et dévale la pente abrupte tel une galette. Affolé, le gamin porte ses mains au visage, comprimant les joues, les yeux exhorbités.

—Maman va encore m’engueuler maman va encore m’engueuler maman va encore m’engueuler, en litanie.

Les deux grands n’ont pas le temps de le retenir,  le petit tombe à la poursuite du béret, couvert d’égratignures et de mottes de terre, en pleine vue. La  kübelwagen pile et tout le convoi derrière s’arrête. L’Hauptmann Hammerstein en descend, l’arme au clair, tous les sens en alerte. Gwendal est pétrifié. Fixe-le, se dit-il, fixe le boche. Il n’a plus que cette pensée en tête. Fixer le boche. Droit dans les yeux. Fixe, fixe, fixe quand il reçoit un coup de crosse rapide et violent qu’il n’a pas vu venir et le fait valdinguer au sol. Il entend des cris, des mitraillettes qu’on arme. L’homme se penche ensuite sur lui, sort de la poche de son short le papier oublié qui dépasse. Son compte est bon. Gwendal voit sa mort.

Le capitaine lit en diagonale et sourit. Le sourire de ma mort, pense l’enfant qui se recroqueville.

—Arch, rien de grave, petit. On va te raccompagner chez toi, c’est sur notre chemin. Dit-il de son accent à couper à la hache.

Gwendal n’y comprend plus rien. Il décline son identité et adresse d’une voix enrouée. Sa joue lui fait mal. Il a reçu un sacré coup. Les raclées de maman, c’est de la gnognote à côté.

C’est sur le siège arrière qu’il fait une entrée triomphante et humiliante sous les regards embusqués derrière les rideaux.

La mère les accueille les doigts crispés sur son tablier. Ne pas penser aux anglais planqués dans la grange. Faire front, foutus pour foutus.

Dans la cuisine, le militaire remarque le portrait de Pétain, et la médaille de bronze décernée le 24 juin dernier en récompense des deux petits derniers nés qui entrent dans le cadre de la politique nataliste de Vichy. Ce qu’il voit le rassure, il se confond en excuses d’avoir un peu abîmé l’une des fiertés d’une famille de bons français. Il rend à la mère le tract qu’elle accepte d’un geste mécanique, le cœur serré et l’air ahuri.

Une fois seuls, elle met son fiston au lit avec en prime une grosse taloche, laquelle la soulage de ses frayeurs.

Pourquoi ce coup de crosse ?lui demande Moga, à son chevet. Il lui explique alors qu’il a entendu le père et ses amis dire qu’il fallait fixer les boches. Alors il a fixé le boche. A ces mots, Yann revoit la scène du miroir, il part d’un grand éclat de rire. Et c’est quoi ce torchon de propagande de la milice ?  «  La nation bretonne »,  c’est le journal des collabos, ça, avant, ça s’appelait « Breiz atao ». Gwendal raconte.

—Ce papier t’a sauvé la vie. Mais vaut mieux pas en parler. Fixer, cela veut dire « retenir » les fridolins ici en utilisant tous les moyens, du sabotage à l’action militaire organisée, qu’ils puissent pas aller en renfort en Normandie, il parait que le débarquement est pour très bientôt. Ils l’ont dit sur radio Londres chez le Maire. Ah ben mon cochon, la veine que t'as eu, j’te l’dis. La mère va t’appeler Mofisse, tu paries ?

—Les garçons, laissez Mofisse se reposer tranquille et allez chercher eud’l’eau ! crie la mère de la cuisine.

C’est bien la première fois que les deux grands partent pour une corvée en riant.

Gwendal est devenu le petit garçon qui a arrêté un convoi entier à lui tout seul, le temps suffisant pour que certains prennent la poudre d’escampette ou s’enfouissent sous la paille ; le héros du hameau et des partisans.

Ce qui est assez vrai, finalement. Héros malgré lui, qu’importe, seules comptent les vies sauvées.


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