12. Les Jugements

5 minutes de lecture

Un œil bleu clair me ramène à moi. Il me retend tout à fait. Il me voit. Il me glace.

Nous avons rejoint la plage des fêtards. C’est Anya qui le vit la première et esquissa un signe de la main. Auquel il ne répondit rien. L’ours. Ma sœur le salua poliment ; il se détourna sans un mot. Nous nous offusquons de son impolitesse. Qu’importe. Les bourrus sont seuls pour une raison. Il nous observe, cependant, remonter vers la résidence. Sans nous concerter, nous avions dévié de notre route. Ma sœur tenait sa fille par le bras. Tendue elle aussi. Ou est-ce moi qui l’influe ?

Qu’est-ce qui nous dérange tant ? Son air farouche ne le rendait pas aimable, toutefois, ni Elle, ni moi n’étions prompts aux préjugés. Si je m’effrayais de peu, la main d’Elle aurait dû être suffisante à m’apaiser. Non. Quelque chose dans son regard me perçait à jour. Je ne l’évitais pas parce qu’il me faisait peur ; je me faisais peur. Je l’aurais frappé. Etait-ce ce quelque chose de familier ? Ou sa nature sauvage que je ne savais jauger. Dans tous les cas, je le croyais capable de m’anéantir ; je l’en aurais empêché. Quel que soit le coût. Lorsque nous fûmes éloignés, il reprit sa fastidieuse besogne qui semblait consister à ramasser les déchets.

Enfoncés dans le sous-bois, nous parvenons à la grande maison qui avait abrité la fête. Pensant saluer le vingtenaire au passage, nous sommes accueillis par des volets fermés.

« Ils se sont peut-être absentés pour la journée ; ou bien ils dorment, tout simplement. »

Ne sois pas dupe, petite sœur ! Cette maison-là n’avait que l’attrait du temporaire ; personne n’avait eu l’intention d’y passer plus de temps que nécessaire. Et les amitiés qu’elle avait cru lier n’étaient probablement qu’illusoires. À la réflexion, elle n’était même pas sûre que la maison n’ait pas été seulement en location pour le week-end. Peut-être, le couple qui vivait là autrefois avait depuis longtemps vendu, et ces gens n’avaient rien à voir avec ceux qu’ils avaient connus. Rends-toi à l’évidence, il ne reste rien de ce qui était. À l’exception, probable, de la cabane du bossu, au bord de l’eau, de l’autre côté, qui laissait voir une fade lumière et entendre quelques aboiements, les autres maisons, lointaines et invisibles, avaient été tout aussi désertées que la nôtre jusque-là.

Le ciel se charge de nuages. La lourdeur de l’air annonce l’orage d’août. Transpirants toujours, malgré l’heure tardive, nous fîmes demi-tour afin d’éviter l’averse. Sur notre chemin, inévitablement, l’étranger. Il nous tournait maintenant le dos et, curieux, nous osâmes nous approcher un peu. Il dépose, au pied du tas qu’il est parvenu à rassembler, une pincée de tabac à rouler et marmonne. Ma sœur doit tenir Anya par le bras, pour que celle-ci ne coure pas à lui. Intriguées.

Je sursaute quand le brasier s’enflamme. Cet imbécile brûle, là, sur la plage, tous les déchets laissés après la fête ! L’intention aurait pu être noble, seulement il s’agit, en grande partie, de bouteilles et emballages de plastique. Mon premier instinct est d’aller lui en faire la réflexion. Ma jumelle me prend la main, hausse les épaules, m’incite à reprendre notre route. Je peine à comprendre son sentiment ; elle me dit que, même si cela nous choque, l’ours est ici plus chez lui que nous-mêmes. Il aurait probablement été malvenu d’interférer dans ses coutumes. Elle en rit doucement. Je ne te reconnais pas face à cet étranger, ma sœur. Je n’aime pas ce que tu deviens face à cet étranger, ma sœur. Tu t’éloignes.

C’est l’odeur particulière de ce feu nauséabond qui ravivera chez elle le souvenir du vieux boscot et de son fils. S’échappaient souvent de leur cabane, les mêmes émanations particulières. Elle se remémora aussi l’étrange geste qu’avait eu l’ours au moment d’entamer sa bouteille de vodka : quelques gouttes pour le ciel. Nous avions vu plusieurs fois ce geste chez le bossu qui venait partager un verre avec le grand-père, devant les échecs d’ivoire. Je me souviens avoir voulu lui en demander le sens, mais la grand-mère me l’avait interdit. Défendus de nous approcher de chez lui. À peine tolérait-elle qu’on fréquentât son garçon. Je me souviens soudain du gamin morveux et taciturne, de plusieurs années notre aîné et qui pourtant suivait notre petit groupe sans relâche. Je ne lui avais jamais plus adressé la parole que nécessaire, mais cela ne différait pas de mon comportement avec les autres. À cet âge, ma sœur était ma seule fenêtre au monde. Les instants où elle le défendit contre la cruauté dont font parfois preuve les enfants m’inspiraient déjà une grande fierté que je gardais pour moi. Ce camarade mystérieux m’inspirait un sentiment d’intimité, nous partagions quelque secret indicible qui n’appartenait qu’à nous. Je l’aimais alors ; le détestais maintenant.

Au-delà de l’interdit, la grand-mère avait, par ailleurs, également insinué en nous la peur et le mépris qu’elle ressentait pour ces voisins trop sales. Nous avions donc contourné l’étranger depuis longtemps, avant que ma sœur ne ricane de ce conditionnement. Elle se souvient de l’hypocrisie qu’elle avait ressentie, même si jeune. L’hiver, les voisins et nous-mêmes ne nous privions pas d’acheter du bois de cheminée durement coupé par le bossu ; et lorsque le grand-père s’était retourné le pouce sur une plaque de verglas, la douairière s’était bien empressée de faire appel à ses dons de rebouteux. Celle-ci crachait toujours après lui avoir adressé la parole ; ces contradictions nous indignaient. « Il ne tient qu’à nous de ne pas les reproduire. »

L’atmosphère gronde lorsque nous remontons vers notre perchoir isolé. J’y suis moins bien que dans les bois, mais mieux qu’au bord du lac. Je ne sais pas. Le portail est ouvert. Est-ce par là que je m’enfuirai ? Les bourrasques dévalent le versant pour soudain affoler l’eau claire. Elle se trouble et me les envoie ; elles remontent l’à-pic en tourbillons de feuilles et viennent me hurler la liberté, chœur implacable et obstiné, à l’unisson du monde qui m’appelle. De hauts nuages ont envahi les cieux. La chaleur paie à nouveau son prix. La pluie n’est pas encore de la partie, mais le vent porte le grondement du tonnerre distant. Si tout se passe comme prévu, les coupures d’électricité ne sont pas loin. Peu importe, la pénombre créée par la grisaille repose nos yeux rougis d’épuisement. Les éclairs, araignées de lumière dans la tempête, émerveillent l’enfant. Ils me font trembler.

Ma sœur, toujours, s’occupe de moi. Toujours, s’occupe de moi.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire CALM ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0