13. La Grotte

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La fin de l’été apporta une question à laquelle nous n’étions pas prêts à répondre. L’arrêt de travail de ma sœur arrivait à sa fin. Déjà, son plâtre avait été retiré, au prix d’un douloureux aller-retour à la ville. Et, bientôt, la vie reprendrait son cours. Il était néanmoins hors de question pour moi de retourner dans notre appartement au sixième étage de cet immeuble de banlieue. Je m’y sentais piégé ; son odeur me ramenait à des instants refoulés aux tréfonds de ma mémoire. Non. Impossible. Pourtant, ici, rien n’était réglé.

Voilà. Une inclinaison, même abjecte, ne s’infléchit pas par choix. Je ne peux faire machine arrière et chaque jour m’approche de l’irréparable. Ma sœur, elle, s’enfonçait toujours dans un déni plus marqué ; elle nous forçait au bonheur. C’est elle, évidemment, qui prit la décision pour nous trois. Et elle me surprit, car je prenais pour acquis son manque des animations citadines. Ses amis, son travail, elle n’avait jamais exprimé le désir de les quitter. Elle m’annonça simplement, un soir, qu’elle n’avait eu aucun mal à inscrire Anya à l’école primaire du village sous-peuplé. Ils y manquaient cruellement d’enfants afin de ne pas être fermés par l’Etat. « Et ton travail ? » « Je n’y retournerai pas. » Voilà. Tout simplement, comme ça, nous restions.

Lorsqu’on visite les classes qui ne nous avaient jamais paru si étroites, nous sommes tous deux assaillis de souvenirs et plus excités que la petite. Là, les images qui nous avaient appris à lire, là, la « cage à poules » d’où Elle était tombée et s’était écorché le menton, là, le petit bureau avec son casier intégré, où nous cachions des trésors perdus dans le fond jusqu’au moment des grandes vacances. Nous avons même le plaisir surprenant de retrouver l’une des vieilles institutrices. Elle s’occupe à présent de toutes les classes réunies. Sa joie incommensurable de nous voir m’indique que nous sommes rares à revenir ; la jeunesse fuit ces terres isolées. Elle s’enquit de ce que nous devenons ; ses regards cherchent, derrière notre enthousiasme, les problèmes qu’elle avait pressentis chez nous sans jamais les découvrir tout à fait. Elle se souvient. Elle sait que nous n’étions pas communs. Elle ne sait rien d’autre.

Elle nous enjoint, d’ailleurs, à emménager plus proche du village.

« Les hivers se font plus rudes d’année en année et le manque d’habitants ne pousse pas la commune à entretenir les routes. Il est fréquent que le chemin du lac demeure impraticable une bonne partie de l’hiver, maintenant. »

Ma sœur promet creusement d’y réfléchir. Ou peut-être envisageait-elle sérieusement ce semblant de chaleur humaine après nos vacances solitaires. Personnellement, je m’en serais passé.

Et le jour où nous laissons enfin Anya partir dans son bus scolaire, ma jumelle et moi étions finalement habités d’émotions si différentes, le lien entre nous si ténu, que je le crus brisé. Tu savoures la joie de ta liberté soudaine, ma sœur ! Tes responsabilités s’envolent ; l’avenir t’angoisse, mais tu prends le parti d’en rire, et comme un jeu l’idée de vivre si loin du monde. Tu puises dans cette soif d’indépendance une force nouvelle. De plus, parce que nous passerions à présent les journées sans sa fille, le poids sur mes épaules s’allégerait enfin, pas vrai ? Ton épuisante obligation d’être attentive à chacune de mes interactions avec l’enfant, ton sentiment d’impuissance, ton impression d’être constamment insuffisante, tout cela s’évanouirait par la même occasion. Moi, j’étais au fond du trou.

« On l’amènera et viendra la chercher jusqu’ici tous les jours, non ? Ce n’est pas la peine de lui infliger ce trajet seule, même si elle en serait capable. » Tu es capable, ma sœur. Tu peux être sa mère sans moi, tu l’es déjà. Je ne suis plus que gêne. Indésirable.

« Tu te souviens comme nous courions, terrifiés, lorsqu’avec l’automne, il faisait nuit noire au moment de rentrer ? Nous arrivions là-haut, pantelants et boueux, pour nous faire gronder par la grand-mère. Les chiens du bossu aboyaient dans l’obscurité ; la lumière à ses fenêtres était deux yeux entre les branches. On le savait pourtant. Tu crois qu’on aimait avoir peur ? »

On aimait se rassurer l’un l’autre, se dire que tout va bien. Tu me dis que tout va bien et je prétends que c’est vrai. La peur qui m’étreint à présent n’a rien d’un jeu. J’ai peur de lui faire du mal, ma sœur, pourquoi ne m’en empêches-tu pas ? Elle ne m’écoute pas. Elle refuse de l’entendre. C’est ridicule, jamais tu ne ferais ça ; toi, tu n’es pas comme ça. Viens, petit frère, suis-moi hors du chemin, à travers les broussailles, et sens leurs griffures sur ta peau ; ne te sens-tu pas vivant ?

Espiègle, elle m’entraîne sur le chemin opposé à chez nous. Elle se sent libre et maître. « Viens, de là-haut, peut-être pourra-t-on apercevoir la maison ! » Nous errons quelque temps entre les branches et les rochers maculés de mousse. Il est laborieux d’avancer à travers ce labyrinthe à l’état sauvage. Seule une souche d’arbre coupé de temps en temps nous rappelle une présence humaine en ces bois. Je me prends au jeu, retrouve ce sentiment d’intimité qui me lie à cet endroit. Indéniable. Je suis d’ici. Esprit des arbres sans doute. Nous courrons même, un moment, puis, essoufflés par la montée, gravissons plus lentement la colline. L’horizon bouché par les branches et hautes fougères. « Tu penses que si on continue, on verra la maison ? Je crois me souvenir… Ou peut-être était-ce du haut d’un arbre, je ne sais plus. »

On ne sait plus. Nos souvenirs nous trompent et, lorsqu’ils se manifestent soudainement, nous échangeons finalement un regard complice. Tout à coup les branchages, les pierres et les aspérités du sol ne nous sont plus étrangères. Sans y penser, nous avions pris une direction tout à fait familière et l’envie de courir nous reprend, afin d’arriver plus vite à destination. Là, à gauche, ici, contourner l’abrupt par en dessous, maintenant, l’escalader en s’aidant des racines apparentes, ensuite, bifurquer sur la droite, enfin, tout droit vers les hauts bosquets aux papillons !

La Grotte s’ouvrit devant nous comme si le temps n’avait jamais passé. Nous sommes soudain deux enfants émerveillés devant sa bouche offerte à nos jeux. Elle nous avait toujours appartenu. Même si les autres gamins du voisinage nous y accompagnaient le plus souvent, même s’ils nous en avaient appris le chemin, la Grotte était – avait toujours été et sera toujours – nôtre.

Non. Je me trompe. Plus que cela, elle est mienne. Je m’en aperçois tout à coup. Ce qui me lie à elle est plus profond encore que ma fusion sans faille avec ma jumelle. La Grotte est chez moi. Lorsque nous esquissons un seul pas dans son ombre, je me souviens qui je suis.

Alors, je comprends que la solution à mon problème pourrait n’être point, pour moi, si douloureuse. Je comprends ce qu’il m’est possible de faire ; je comprends qu’il est temps.

Ainsi, moi, l’indésirable, je disparais.

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