11. Le Relâchement

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Enfin la chaleur écrasante relâche un peu de son emprise. Sa moiteur nous empoisse encore ; il est cependant peine perdue d’espérer mieux. La petite est déjà dehors, les pieds dans la piscine, le regard voilé par une journée devant l’écran, et la rancune, probablement. Ma sœur traîne sa culpabilité dans le grand salon. Allez, on se bouge !

Je motive ma troupe pour une balade dans les sous-bois. Lorsque nous tentons d’entrouvrir le vieux portail, le pan droit s’effondre au sol. Nous le contemplons un instant, impuissants, choqués par cette insolence. Anya a eu peur. Sa mère éclate alors d’un rire libérateur. Tant pis ! Elle tente de tirer la lourde grille hors du passage, sans succès ; son bras plâtré la gêne, affaiblit son habituel dynamisme qui déplace les montagnes. Anya y met du sien ; nous évitons de lui dire qu’elle n’aide en rien. Alors, Elle envoie deux ou trois coups de pied dans les gonds du pan restant, pour qu’il s’écroule à son tour.

« On roulera dessus. » Elle hausse les épaules en souriant. Elle n’a plus peur des ours. Je sens notre fortin exposé aux éléments. Je nous aimais isolés, réfugiés du monde. Le chemin est ouvert aux prédateurs.

Revigorée, Elle nous entraîne à présent, meneuse née, mon moteur. Nous cherchons le chemin de traverse, que nous suivions enfants, afin de rejoindre, tout en bas, la route et l’abri bus scolaire. Abandonné depuis longtemps à la nature, il se cache à présent sous les fougères. J’aurais cru que l’habitude guiderait nos pas, seulement, j’imagine, nos foulées allongées trompent nos sens. Enfin, alors qu’Anya s’impatiente, ma sœur pointe du doigt une percée entre les mélèzes. La vue s’ouvre soudain au loin vers des montagnes bleutées. Ma jumelle, jusqu’ici insensible à ses charmes se laisse enfin séduire. Elle inspire, nos yeux s’embuent ; elle est là notre enfance. Non pas dans ces cartons mais dans l’odeur des pins. Et la liberté à perte de vue.

« Regarde ! »

Sous nos pieds, une plaine herbeuse descend en angle abrupt. Brûlée par l’été impitoyable, vertigineuse, elle emporte nos regards. Alentours, la canopée ondule, houle verte déferlant sur nous, et seulement brisée dans son élan par le lac, placide œil froid qui me juge. Or ma nièce n’en a cure ; elle fixe sa mère, l’expression trop sérieuse, intransigeante. Ses joues se gonflent de frustration enfantine. Elle veut se jeter à l’eau, là en bas, non pas admirer le paysage. Ma sœur l’ignore. Elle s’imprègne de l’horizon et de ses souvenirs. Moi, les futaies m’appellent, avides de partager leurs secrets savoirs. Alors, nous entendons les feuilles s’agiter, en un brouhaha dissipé, pour nous murmurer un avertissement. Je l’entends. Elle le sent à travers moi. Soudain, l’envie de rentrer chez elle, dans la sécurité de son appartement, l’inonda tout à fait. Afin de la secouer, et parce qu’elle m’aimait plus qu’elle ne céderait à l’angoisse, elle trouva à se distraire :

« Regarde, Anya, tout en bas, c’est l’arrêt de bus de l’école. Mon frère et moi, nous remontions chaque soir cette colline, jusqu’ici, tous seuls, même en plein hiver. »

L’enfant haussera les épaules, refusant de se sentir impressionnée.

« Mais, tu vois, le bon côté, c’était le matin, quand il fallait la descendre. Avec la neige, c’est encore mieux, mais bon, pour ça, il faudra revenir ! »

La petite demeurait muette, toutefois son regard laisse voir, finalement, une lueur espiègle. Anticipation. Sa mère lui prit doucement la main.

« En attendant… »

En attendant, elle se lancera dans une course effrénée sur la pente herbeuse, entraînant l’enfant. Le vent embrasse son visage et siffle dans ses oreilles ; l’herbe défile sous ses pieds ; Elle fut transportée en arrière ; ses poumons s’enflèrent tout entier de cet air purifié, pour la première fois depuis près de vingt-cinq ans. L’adrénaline efface tout. Anya, emportée par l’élan, semble survoler le sol, ne touchant terre qu’en d’immenses enjambées aériennes ; elle hurle de peur et de plaisir.

Elles parviennent en bas à bout de souffle, incapable de le reprendre. Leurs joues écarlates n’en finissent plus de sourire. « Encore ! » Elles échangent un regard complice et rare. Leurs éclats de rire rebondirent sur les falaises. Je les rejoins d’un coup d’aile.

Une fois sur les rives du lac, la fraîcheur de l’eau assagit nos humeurs. Seulement mon esprit, lorsqu’il n’est plus assommé par la touffeur ambiante, me trahit toujours. Ranimé, il m’assaille plus que jamais de pensées inacceptables, indésirables. Je me tiens à l’écart.

Anya court devant. Elle lance des galets vers les oies grises qu’elle n’atteint jamais. Ma sœur tente de lui apprendre à faire des ricochets, en vain. L’éclat de leurs voix a un parfum d’enfance tranquille. Les années que nous avions vécues ici après la mort du père, abandonnés par la mère à ses beaux-parents, avaient constitué les plus belles de notre existence. Ou seulement de la mienne ? Après elles, l’adolescence m’avait emporté comme une mauvaise tempête et jamais relâché tout à fait. J’avais cru qu’un retour à ma source apaiserait le démon qui cogne à la porte. J’avais cru. J’aurais voulu. La déception alourdit dorénavant chacun de mes pas. Indésirable. L’unique solution qui semble s’offrir à moi assombrit encore mon humeur plombée.

Lorsque les deux filles ôtèrent prestement leurs vêtements pour ne garder que leurs maillots de bain, je détourne les yeux. Non, pas tout à fait. Parfois je perds le contrôle. Je suis fatigué de tenir. Peut-on réellement empêcher ses élans naturels de prendre le dessus, à chaque seconde ? J’aurais voulu le croire. J’aurais voulu. J’avais cru. L’enfant, sans pourtant savoir les agitations qui me traversent, par pur réflexe, garde les coudes repliés devant sa poitrine inexistence, lorsque nos regards se croisent. La honte me broie. Je m’efface tout à fait de leurs éclaboussures et enfantillages. L’eau claire saura la laver de toutes les souillures. Sans moi, l’espace d’un instant, elles sauront toucher à la perfection d’être. Puis, le froid saisissant, intraitable, engourdira leurs membres et il faudra vite rejoindre la berge et leurs serviettes. Ma sœur sèche vigoureusement sa fille, enveloppée de ses éclats de rire. Je me souviens pourquoi j’aimais ces lieux plus que tout autres.

Même si.

Je me relâche.

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