10. La Mère

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La mère avait essayé si longtemps de tomber enceinte, après son mariage. Pendant des années, elle avait tout tenté, en vain. Elle avait voulu donner, à son mari aimant, les enfants qu’il méritait, même si l’idée semblait le terrifier. Elle avait toujours pensé qu’il changerait d’avis lorsque l’enfant serait là – comme tous les pères, n’est-ce pas ? Mais l’enfant tant attendu ne vint jamais, ou s’il vint, il n’avait pas tenu et cela s’était toujours terminé par les larmes et la colère envers soi-même, le monde, l’autre. Après que l’un d’entre eux avait survécu dans son ventre plusieurs mois avant d’être perdu, la mère avait décidé qu’elle en avait terminé avec tout cela. Terminé les attentes et faux espoirs. Même si son cher mari gagnait très bien sa vie et si elle n’avait jamais eu besoin de travailler, elle décida qu’elle se lancerait dans sa propre carrière, pour compenser ses manques.

Elle commença comme réceptionniste pour une grande compagnie. Et elle avait adoré dès le premier jour. Elle adorait porter son tailleur-jupe ; elle adorait les commérages avec ses collègues autour de la machine à café ; elle adorait apprendre le prénom de chaque personne et le sentiment que tout le monde la connaissait ; elle adorait même le flirt éhonté de son patron. Elle n’en aurait jamais rien fait, mais elle se sentait attirante et importante, et cela ravivait même la flamme avec son mari lorsqu’elle rentrait à la maison le soir.

C’est pour cela que, lorsque la nouvelle arriva enfin, elle pensa avorter. Il était trop tard, pensa-t-elle, même si elle n’avait que la trentaine. Elle s’était créée une nouvelle vie et des enfants seraient maintenant trop encombrants. Son mari soutenait même sa décision, même si elle savait qu’il s’agissait toujours de sa propre peur de la paternité. Et puis, il voulait la protéger, au cas où cela se passait comme cela s’était toujours passé. Elle fut incapable de dormir, incapable de se décider.

Alors fila le temps. Quand vint le rendez-vous chez le médecin et les premiers battements de cœur, elle se trouva mal à l’aise. Elle se souvenait de sa propre mère, lui crachant parfois, dans des moments de colère : « Je ne sais pas ce que j’attendais, d’une enfant qui a tué son propre frère dans l’utérus ! » Un monstre avant même sa naissance, voilà ce qu’elle avait toujours été. Ces mots, pourtant échappés une ou deux fois seulement, étaient gravés dans sa mémoire. Elle avait vécu sa vie entière sachant, au fond de son esprit, qu’il y avait un problème chez elle. Seul l’amour inconditionnel de son mari l’avait détournée de cette pensée. Néanmoins, à présent, notre arrivée intempestive ravivait ces souvenirs.

Pour ne rien arranger, son cher mari se fit distant ; il refusait de toucher son ventre arrondi ; il se détournait et changeait de sujet dès qu’elle tentait d’exprimer ses propres peurs. Lorsque le médecin l’assigna au lit – car la grossesse ne manqua pas de se compliquer – et refusa de lui laisser reprendre le travail, elle se retrouva confinée chez elle, dans leur grande maison de banlieue, plus seule qu’elle n’avait jamais été.

C’est finalement avec deux mois d’avance que nous vîmes le jour. Nous fûmes immédiatement placés dans des couveuses. Et, nous observant à travers la paroi de plastique, elle attendit impatiemment de sentir cet amour inconditionnel pour les petits êtres fragiles que nous étions.

Nous représentions ensuite beaucoup de travail. Et son mari retourna vite au sien, prétextant le besoin d’argent pour élever ces nouveaux venus. Elle passa trois ans à s’occuper de nous, jours et nuits, sans relâche. Elle prépara nos repas, changea nos couches, nous berça le soir. Elle n’accepta aucune aide. Elle pensait que, peut-être, si elle passait tout ce temps avec nous, elle ne pourrait que nous aimer. Non ? Elle finit seulement par se persuader que, ce temps, nous le lui devions. À tout jamais, nous devrions nous sentir redevables. Jamais nous n’aurions le droit de lui demander quoi que ce fût de plus.

Le jour où nous entrâmes à l’école, elle reprit le travail. Et lorsqu’elle pénétra dans l’immense gratte-ciel froid et impersonnel, elle se sentit enfin de retour chez elle. Après ces trois années de dur labeur, elle pouvait enfin respirer. Cette nuit-là, elle fit l’amour à son mari pour la première fois depuis longtemps. Elle se sentait redevenue femme.

Elle prit aussi rendez-vous chez son médecin ; juste pour s’assurer que cette mésaventure ne se reproduirait plus.

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