9. Les Archéologues

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Une averse d'été pleure sur nos fenêtres, comme si elle savait nos désarrois.

Après un petit déjeuner matinal, ma sœur s’accorde le répit d’un dessin animé sur l’ordinateur, sorti de son étui pour la première fois depuis notre arrivée. Il faut dire que la télévision cathodique qui orne le salon n’affiche plus que le vide des ondes hertziennes abandonnées. Cette découverte nous donna l’étrange impression que notre enfance datait d’une autre ère. D’autant plus que les images numériques, ingérées par Anya sur le petit écran, n’ont rien de familier. Si les histoires racontées sont fondamentalement les mêmes, elles ne nous procurent pas le frisson que nous aurions aimé retrouver.

Une averse d'été pleure sur nos fenêtres ; elle sait mes désarrois.

J'aimerais penser à autre chose que prendre Anya sur mes genoux, mais je ne peux pas. Je ne la toucherai pas ; pour combien de temps ? Je sais dorénavant qu'un jour viendra le relâchement. Un jour, ces pulsions que je sais malsaines l'emporteront sur moi. Parfois, déjà, je trouve le moyen de les justifier : je ne lui ferai pas de mal, puis que je l'aime ; je saurai comment ; mieux vaut moi qu'un autre, puisque le monde est comme ça ; au moins je lui montrerai la douceur, peut-être que cela lui plaira. Peut-être.

Je n'ose même plus la regarder. Quel gâchis !

J'avais cru qu'un retour à mes origines me donnerait de la force. C'était vrai. Je me sens presque assez fort pour passer à l'acte. Et après l'incident de ce matin, après ton erreur d'hier soir, ma sœur, tu douteras bien trop de toi-même pour m'en empêcher. Plus que jamais, aujourd'hui, je sens l'ascendant en ma faveur. Il n'y a rien de plus terrifiant que le pouvoir, lorsqu'on ne l'a pas demandé. Que dis-je ? Il n'y a rien de plus terrifiant que soi-même, lorsqu'on en perd le contrôle ? Peut-être...

Afin que l’après-midi ne nous trouve point léthargiques et vides, nous l’abandonnons à ce plaisir condamnable, gavée de biscuits au chocolat, achetant son calme et son pardon. Nous déambulons tous deux dans les couloirs mornes, sans trouver comment se distraire l’un l’autre des frayeurs de ce matin. Le couloir qui mène à notre ancienne chambre, toutefois, ramène un sourire complice. Nous y glissions d’un bout à l’autre, sur les genoux, laissant le parquet ciré nous envoyer contre le mur, à l’autre bout, sans aucun ménagement. Nous ouvrons comme alors les minuscules tiroirs des petites tables inutiles qui encombrent, espérant y trouver des trésors. Découvrant tout un tas de babioles inutiles, surjouant l’émerveillement.

Dessinant, du bout des doigts, dans la poussière des meubles autrefois immaculés, nous nous amusons à penser que nous sommes maintenant, ici, les archéologues d’une époque révolue. Ce jeu nouveau nous enhardit enfin assez pour fouiller chaque recoin de cette maison, dont trop d’aspects nous étaient restés défendus.

Dans le bureau, de droite, où nous n’avions pas encore mis les pieds, nous retrouvons d’abord le vieil échiquier, avec ses pièces en ivoire. Ivres de cette transgression, nous nous accordons même une partie. Enfants, nous n’avions le droit de toucher que le jeu de bois, pliable, celui que nous avons pris avec nous en partant à l’internat. Cependant, celui dont nous caressons les contours sculptés à présent nous avait été promis par le grand-père. Mais seulement quand nous serions adultes ; nous faisions donc honneur à sa promesse. Les pièces sont bien plus lourdes que celles avec lesquelles nous jouions encore constamment, avant la naissance de ma nièce. Cela nous donne l’impression d’une guerre plus féroce.

Puis, je dénichai avec délectation la collection de vinyle du grand-père. Celle-ci non plus, je n’avais jamais eu le droit d’y toucher. Alors, je prends un malin plaisir à sortir un à un les disques, les observer, les poser sur la platine, laisser le diamant faire grésiller leurs rainures. De vieux solos de saxophone résonnèrent dans l’antre sacré. Je méprisais cet instrument pleurnichard. Toutefois, en cet instant, je me laisse séduire. La nostalgie qui s’en dégage soudain pertinente.

C’est Elle qui trouva l’album photo dans l’un des cartons. Il avait été laissé en arrière, proprement stocké – ce qui tend à prouver que la grand-mère était méthodique, à défaut d’être sentimentale. Ma sœur ne l’ouvrit pas tout de suite et l’abandonna sur le canapé. Ce n’est que lorsque je trouve un disque me plaisant assez pour l’écouter en entier, que je m’assieds et ose en ouvrir la première page. Épuisée par sa nuit blanche, elle vient poser sa tête sur mon épaule et, ensemble, nous pénétrons ce monde terrifiant qu’était notre passé.

« Je n’ai jamais compris l’amour de la mère pour le père. » Ils sont nos étrangers, distants et à jamais mystérieux, figés sur papier glacé. Pas de « ma » ni de « mon » pour eux qui ne nous ont pas appartenus mais s’appartenaient l’un à l’autre. Profondément.

Moi non plus. Non qu’il ne fût pas aimable, bien au contraire. C’était un homme grand et fort, du moins en apparence. Son sourire franc et son regard droit dans l’appareil nous rappellent qu’il a été jeune avant d’être gâché. Si l’embonpoint vint avec les années, il conserva toujours un certain charme – nous en avions, dans les mains, la preuve – grâce à son visage doux et ses manières polies. Il ne manquait pas non plus de virilité, du moins tant que la vie ne l’eut point encore brisée. Sa franchise, il l’avait perdue avant que nous n’ayons pu former les premiers souvenirs qui seraient les nôtres.

Non, ce que nous ne comprendrons pas, c’est comment une femme aussi froide, aussi dénuée de compassion, ait pu brûler d’un amour passionnel pour quiconque. Lui, il l’aimait parce qu’elle était belle et qu’il était simple. Ça, elle était magnifique, avec ses cheveux blonds qui virevoltaient et sa grâce naturelle – aussi difficile que cela nous l’est de l’admettre, nous ne pouvons nier ce que nous avons sous les yeux. Et comme il était un homme entier, il lui était entièrement dévoué.

« Peut-être est-ce, là, la réponse à cette énigme. Elle ne l’a jamais aimé ; elle aimait passionnément qu’il l’aime. »

Ce qui explique, sans doute aussi, pourquoi elle haït plus que tout partager cet amour avec nous.

Car les photos sont des menteuses ; elles ne racontent en rien notre histoire ! Elles ne montrent que des visages enjoués ou parfois un peu boudeurs, rien de plus. Rien qui aurait pu en expliquer les causes. Rien pour nous expliquer les dysfonctionnements profonds. Rien, derrière ces bonheurs factices ou éphémères, pour nous renseigner sur les troubles sombres et graves subjacents. Rien, donc, pour apaiser les nôtres.

Le soleil revenu nous trouvera assoupis sur le canapé de cuir, dans le bureau. Etouffés sous le poids de ces mémoires changeantes, trompeuses, nous préférions l’esquive. L’enfant n’a pas mangé.

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