7. La Fête

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« Elles sont si jeunes, si belles, gracieuses et libres, mon frère, les filles de vingt ans ! »

Une seule décennie vous sépare et déjà, tu te trouves ridée, grosse et généralement laide, en comparaison. Te voilà bien modeste. Toutefois, tu sais te distinguer dans les conversations.

« La clef, c’est de les amener sur un sujet que je maîtrise. Par exemple, sur la musique, c’est simple, en soirée ! Et sur ce sujet, me voilà imbattable, grâce à toi, mon frère. »

C’est, en ce monde, la seule chose que je trouve soutenable.

« Elle t’anime, je sais. Comme tu es beau, lorsque, soudain, une mélodie, la virtuosité d’un mouvement t’emporte ; tu t’illumines alors, comme un ange, et je revis. Il me suffit de penser à toi, en ces moments-là, pour enfin lâcher un peu prise. C’est que, ne connaissant personne, je mis du temps à me sentir à l’aise, dans cette grande résidence de campagne. J’avais cru la trouver familière, puisque j’y étais déjà entrée, quand nous étions enfants. Cependant, l’intérieur rénové me sembla lisse et je glissai sur ses murs blancs, ses tableaux quelconques, sans y trouver d’accroche.

Bien sûr, j’ai bu et dansé pour éviter de réfléchir. Je bois, je danse pour éviter de réfléchir. Car lorsque mon regard se perd dans les flammes, lors d’un silence prolongé, ou vers le dégradé sombre du lac, lors d’une conversation dont je suis exclue, mon esprit s’échappe immédiatement. Il me semble percevoir l’absurdité de ces sinistres bacchanales. Je crois sentir le jugement des étoiles qui se reflètent à la surface de l’eau. Tout cela pue la vulgarité et la provocation, juste là, sous leurs yeux scintillants. »

Tu te mets à parler comme moi, ma sœur ; tu perds le temps ; c’est pourtant moi le superstitieux…

« Je n’aime pas être sans toi. Mais, je te connais si bien que tes pensées m’envahissent en ton absence. »

Les larmes m’en montent et mes yeux s’embrument. Je n’ai jamais voulu ça.

« Non, seulement les belles pensées, mon frère ; seules tes amours me parlent de toi, quand tu n’es pas là pour le faire. »

Je choisirai de te croire.

« Et puis, ce garçon m’a pris la main. Je te dirais son nom, mais tu l’oublierais, mon frère. Tu oublies toujours leurs noms, et je finis par les oublier aussi. Tu te souviendras du bruit de l’eau quand nous nous sommes éloignés du cœur de la fête et rapprochés du lac. Ces minuscules vaguelettes qui frappent les galets grâce à la brise. Le garçon me tirait gentiment par la main et cela m’a rappelé l’incident au Gabon, te souviens-tu ? »

Non. Je ne m’en souviens pas.

« Mais si, voyons ! Nous étions venus dans ce village perdu, enregistrer des instruments locaux et des chants sacrés. Tu dois t’en souvenir ! Et puis la vieille Nganga du village m’a attrapée par la main, de la même façon, sans un mot, et sans ambages. Elle m’a entraînée dans sa cabane. Comme cette fois-là, j’ai eu l’impression de ne pas avoir le choix. Mais, c’est une impression libératrice. J’étais guidée, en confiance. Je me laissais emporter par la vague. Toute l’équipe s’était alarmée ; ils ont eu peur de ce qu’il pourrait m’arriver, derrière ces portes closes. Tu as dû avoir peur, toi aussi. »

Oui, j’ai eu peur. Et je ne l’ai pas laissée faire.

« C’était il y a longtemps, bien avant la naissance d’Anya. La suite est floue, maintenant, comme si je ne voulais pas m’en souvenir. »

Tu n’as pas besoin de t’en souvenir. Lui as-tu raconté ? Au garçon…

« Non. Non, bien sûr. Je lui ai parlé de toi. Nous nous sommes assis par terre et mes mains jouaient à faire cliqueter les cailloux gris, à trouver chacun leur note particulière et sèche. Le feu et la musique, derrière nous, faisaient doucement tanguer nos ombres. Il m’a raconté ses études, qu’il était lui aussi musicien, qu’il aurait espéré en vivre. Il parlait si passionnément qu’un instant, j’en ai oublié tout le reste. Et lorsqu’il m’a embrassée, cela m’a fait rire. J’avais l’impression de revivre des moments lointains, depuis longtemps surannés. »

Tu ne les as pas vécus, pourtant, ma sœur. Ces moments de fin d’adolescence, où rien n’est important, mais tout particulièrement intense. Quand la nouveauté excite encore et que les conséquences semblent un concept abstrait. J’avais accaparé ton temps. Bien évidemment, tu avais eu tes instants de folie ; ils étaient désespérés, précipités. Tu savais qu’ils seraient rares et brefs. Jamais complètement tu ne pouvais te laisser aller. Toujours, il fallait me ramener à la maison ; toujours j’étais, à la fin, le plus mal en point de nous deux.

« Je l’ai arrêté poliment, tout de même, lorsqu’il s’est fait par trop entreprenant. Il n’a pas insisté longtemps ; il a bien vu que je ne suis plus une midinette qu’il suffit de convaincre ! »

Tu ris et c’est beau à voir.

« C’était grisant pour moi de le voir en dehors de sa zone de confort. » Ta timidité envolée.

Elle me sourit, l’arrogance douce, cependant, je discerne l’angoisse sous-jacente. Parce que ton dernier relâchement, ma sœur, t’a valu un déni de grossesse et, six ans plus tard, une enfant que tu n’es toujours pas certaine de savoir – vouloir – élever. Alors, tu te méfies de toi-même, de ces instants volés.

Moi, j’avais su tout de suite qu’elle était enceinte ; elle n’avait pas voulu m’écouter. Elle avait continué sa vie comme si rien n’avait changé. Comme si elle défiait l’univers d’aller contre sa volonté. J’avais su, alors, que c’était à mon tour d’être fort. J’avais enfin réussi à arrêter les piqûres, à endiguer mes addictions. Quand elle avait finalement été surprise par les contractions, j’étais prêt. Pour une fois, de nous deux, c’était moi le responsable. Cela avait encore duré presque huit mois, ensuite, le temps qu’elle se reprenne. Puis, nous avions formé une équipe soudée pendant les trois premières années. Rien ne nous faisait plus peur, nous étions d’une efficacité à toute épreuve. Je ne savais pas encore que les démons de notre enfance reviendraient me hanter de la manière la plus sournoise qu'il soit.

« Il s’est finalement endormi à côté de moi. Le garçon. Et je n’ai pu m’empêcher de le voir, soudain, comme un enfant. Je le sais, pas besoin de me le redire, je ne suis pas si vieille ; cependant, il m’a paru ingénu, presque virginal ; encore une fois, je supposai sans raison qu’il n’avait jamais souffert. »

Et puis, soudain épuisée, tu t’es levée. Au loin, le ciel commençait à s’éclaircir. L’air s’était rafraîchi et une brume grise s’éleva des eaux du lac. Feux dansants, silencieux et sans flamme, qui isolent chacun du reste du monde, plus encore qu’il ne l’est déjà.

« Je n’avais pas prévu de rester si tard, je te le promets. Jamais je ne vous aurais volontairement abandonnés toute la nuit. Quand j’ai pris le chemin du retour, vidée, je ne pensais à rien. Si j’avais su, tu le sais, j’aurais accouru. Si vite, mon frère, je te le jure ; j’aurais été à vos côtés en un instant. »

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