5. La Musique

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Alors, elle a dit oui.

« Il était tellement simple de lui dire oui. »

Tu dis toujours oui.

Elle sourit du compliment qui n’en est pas un. Et range ses victuailles dans les placards. Involontairement, aux mêmes emplacements que la grand-mère autrefois. Comme ces matriarches d’antan, elle pourvoit.

Moi, je m’insurge. Tu avais promis de ne pas me laisser seul avec elle !

« Ils ne sont pas si jeunes, pourtant, à côté d’eux je me sens vieille et brisée. – Elle lève son plâtre comme preuve. Vieille et brisée. – Parfois j’ai l’impression de ne pas faire partie de la même espèce. Leur ressemblions-nous, il y a dix ans ? »

Non, ma sœur, nous ne leur avons jamais ressemblé. Tu ne m’écoutes pas.

« Et en même temps, ils avaient l’air gentils, inoffensifs… »

Personne n’est complètement inoffensif, ma sœur, tu devrais le savoir. Et tu ne m’écoutes pas.

« C’est que je ne veux pas t’entendre ! Il suffirait que tu viennes avec moi. »

Je lui lance un regard mauvais qu’elle préfère ignorer. Elle feint l’innocence pour croire à la mienne. Et puis, il t’a invitée, toi.

« Je n’irai pas, si tu ne veux pas. »

Je ne veux pas.

Voilà. C’est dit. Et le malaise qui s’installe.Ou non. Pas tant qu’elle pourra l’en empêcher.

« Anya, sors de cette piscine ! » Elle hurle à travers la fenêtre de la cuisine. Matriarche n’est pas maternelle. Puis se retourne vers moi, sans même vérifier qu’elle est obéie ; cela ne fait pas de doute. « C’est l’heure du cours de musique. » Affirmation arbitraire. « Et pourquoi pas ? Ça vous occupera. Il fait trop chaud pour la laisser courir dehors… » Elle hausse les épaules face à mon silence. « Il s’agit d’être normaux, non ? » Depuis quand ?

« Mais, je sais nager, moi ! » L’enfant trempée s’offusque et sa mère s’étonne :

« Depuis quand ? »

Elle l’a appris à l’école, cette année. La face boudeuse de ma nièce s’éteint ; elle lui a dit pourtant, mais, ces choses-là, ma sœur oublie.

« Allez, viens, prends la guitare ! » Je rallume l’étincelle et cela me gonfle d’orgueil.

Ses petites mains qui s’agitent sur les cordes. Les fausses notes qui s’enchaînent et m’arrachent des sourires devenus rares.La familiarité de ces leçons, ces moments d’amour partagé sont ma raison d’être à présent.Ses sourcils qui se froncent ; elle se mord la langue, appliquée.Elle semble à cent lieues de mes tortures. Je ferais tout pour préserver cette innocence.

Elle n’était cependant pas dupe de ces vacances improvisées. Son regard inquisiteur percevait nos chuchotements agités, nos manœuvres, ma distance. Nous avions beau faire, six années dans ce monde lui avaient suffi pour en comprendre quelques rouages. Elle est si grande parfois ; elle te ressemble tant, ma sœur. Pas celle que tu étais à son âge, petite chose fluette et fragile, mais celle que tu es devenue.

Le soleil déclinant s’insinue à travers les rideaux ; il tache le sol d’or et l’air de particules en suspension. Il infuse la grande pièce de ses ardeurs malvenues.

« Détends ta main. »

Je vais ramener une mèche, rebelle, derrière son oreille et frôle sa joue.

« Là. Respire. »

Elle inspire, profondément, et son buste se redresse instinctivement.

« Ralentis ; n’oublie pas le rythme. »

Ses cheveux sont collés à son front par la transpiration. La couleur de sa peau luisante, déjà bronzée, se fond en celle du large sofa qui l’engloutit toute entière. De peur de l’y perdre, mes doigts se posent sur son épaule qui frémit.

« Ecoute, maman ! J’y arrive ! »

Qu’a-t-elle perçu dans mon regard, pour l’appeler ainsi à l’aide ? Mon brusque mouvement de recul, lui, ne lui échappe pas. Je ne relève pas les yeux vers Elle. Je ne supporterais pas d’ajouter sa peur à la mienne. Je ferais tout ? Hypocrite. Je sais, pourtant, très bien ce qu’il faut faire. La vérité, c’est que ni ma jumelle ni moi-même ne sommes prêts à faire ce sacrifice. Là-dessus, nous nous rejoignons toujours, malgré les dissensions : jamais je ne pourrai me séparer de toi, ma sœur.

A la nuit tombée, après qu’elle eut couché sa fille — et les engueulades du soir —, il est temps d’allumer toutes les ampoules de la maison. Affirmer notre présence, assumée. Assis sur les balançoires du jardin que nous avons rattachées aujourd’hui, nous guettons la lueur des phares de la visite nocturne. Le portail est fermé, les planches de la palissade redressée, pour la plupart. L’ours de la piscine est ce soir attendu de pied ferme. Nous doutions qu’il osât montrer le bout de sa truffe, quoique l’idée ne m’en fît pas moins frissonner.

« Ecoute ! Ça ne doit pas être intime comme soirée. Tends l’oreille, mon frère, on entend les percussions. » Elle se fend d’un sourire rêveur qui me brise le cœur. Lorsque le grincement de la balançoire s’arrête, je perçois les basses d’une musique trop populaire à mon goût. La fête. L’idée m’en donne la nausée. J’avais refoulé l’information. Mais l’information revient, parce qu’Elle en a besoin.

En cet instant, aurais-tu préféré qu’on n’existât pas, Anya et moi ? Rêves-tu de cette liberté dont nous t’amputions malgré nous ? Bien évidemment, si c’était vrai, comme moi, tu ne te l’avouerais pas. Tu le garderais bien caché, en marge de ta conscience. La bienséance t’empêcherait tout à fait d’y songer. Mais il te serait si doux de rêver que tu ne vis pas à travers d’autres.

Elle cherche ma tendresse, attend ma bienveillance, une approbation qui ne vient pas. Je me renfrogne malgré moi. Elle n’aurait pas dû me le dire ; cela aurait été si simple d’attendre que je dorme pour s’éclipser. Soudain je hais son honnêteté. Elle veut radoucir l’atmosphère entre nous, compréhensive ; je ne la laisse pas.

Je ne supportais pas les foules, mal les inconnus et jamais les ivrognes. J’aimais tant le cocon que l’on s’était créé ; peut-être souffrais-je de n’être point suffisant.

« Je fermerai sa porte à clef… » Elle murmure.

Et s’il y a un incendie ?

« Eh bien, n’allume pas de feu ! »

Nous ne savons plus, soudain, comment apaiser nos tensions, où est passée notre complicité ? Lorsque les phares illuminent à nouveau la forêt.

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