2. Le Lac

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« Anya ! »

Ma sœur s’est élancée au-dehors, jusqu’à atteindre sa fille ;moi, je n’osais déjà plus prononcer son nom.

Je suis soudain étreint par l’angoisse. Un sursaut d’humanité. Ai-je osé le penser ? Ai-je osé croire un instant que cela puisse être pour le mieux ? Seuls, tous les deux, à nouveau, nous serions invincibles, c’est ça ?

Elle la ramène maintenant, la tirant par le bras.

« Tu es folle ? C’est dangereux là-bas. » Les yeux de l’adulte se perdent, loin vers le lac, loin de l’enfant ; ils semblent vouloir excuser sa dureté, toutefois, elle n’en fait rien.

« J’allais pas tomber, maman ! »

« Il a fallu qu’ils entourent le jardin d’une palissade au milieu de rien, mais jamais ils n’ont pensé à sécuriser cette falaise ! »

Elle râle ; je peux la comprendre. Nous sommes ici pour moi.

Si ce n’était pour moi, elle ne serait jamais revenue. Seulement, je n’aurais pu survivre un jour de plus dans notre appartement de banlieue. Il m’aurait tué, lui, son effervescence perpétuelle et son odeur de résignation. Lorsque je sors et marche, à mon tour, jusqu’à l’escarpement, les montagnes m’appellent vers leurs secrets, qui sont aussi les miens. Le lac, imperturbable juge, ne se prononce pas. Les arbres m’accueillent d’un murmure triomphal.

Elle me voyait, fragile, m’effriter sous ses yeux. Je respirais enfin.

« Sais-tu où est caché le panneau électrique ? J’ai trouvé comment ouvrir l’eau, mais on n’a pas d’électricité. »

Ma sœur ! Tu t’encombres, encore ! Ne ressens-tu pas cet appel ? N’es-tu point submergée ?

Je hausse les épaules. Nous étions trop jeunes, à l’époque, pour nous préoccuper de ces choses-là. Je ne saurais dire où se trouve la moindre serpillière, ni comment fonctionnent les appareils ménagers ; nous ignorons tout de la maintenance que demanderait cette maison. Je ne comprends qu’à l’instant à quel point nous étions, alors, tenus loin de toute réalité quotidienne. Nous étions restés des invités pendant toutes ces années. Et à errer, maintenant, dans ces pièces sombres et sans vie, je recommence à douter. Mon esprit continue de divaguer vers l’enfant qui me talonne avec candeur. « Voici ta chambre ; c’était la nôtre. » Ma sœur me jette des coups d’œil angoissés.

« Est-ce qu’on va rester ici toutes les vacances ? Tu vivais ici ? Pourquoi ? Tu allais à l’école ? Elle était où ta maman ? Tu avais un papa ? Il était où, lui ? Il vivait là, avec ses parents à lui ? Elle est où ta grand-mère ? Pourquoi on n’est jamais venu ici ? Pourquoi on vient maintenant ? Est-ce que je pourrai aller dans la forêt ? Est-ce qu’on peut se baigner dans le lac ? »

Afin de contourner son mur de questions, nous acceptons de descendre mettre les pieds dans l’eau.

La chaleur est un animal en soi ; drapé sur nos épaules, il souffle son haleine de fleurs séchées ; il colle comme une seconde peau moite ; il nous essouffle, tant pèse l’effort de le porter ; et si l’on cherche à le secouer pour s’en débarrasser, il nous enlace et enserre, étau rancunier.

« Ne me lâche pas la main ! » Elle se retourne vers moi pour ajouter : « Il faudra vraiment consolider ces marches. »

J’acquiesce vaguement ; l’odeur d’épicéa qui flotte autour de nous, tandis que nous descendons le chemin de la falaise, m’emmène loin d’elles. Sous ma paume, posée à plat sur la roche à nue, je sens un cœur battre. Lorsque je la décolle, elle laisse une empreinte, squelette sombre qui s’évapore aussitôt. De l’autre côté du lac, mon regard est attiré, toujours, vers les hauteurs.

« J’ai besoin de toi, tu sais, » Elle me rappelle, lorsque sa fille est suffisamment éloignée sur le ponton. « Je ne sais pas m’occuper d’elle, » elle ajoute.

Tu te débrouilles très bien ; ma voix rebondit sur la paroi, sans conviction.

Elle m’adresse un « non » désespéré de la tête. « Je ne saurais même pas quoi faire d’une journée entière avec elle. Je ne comprends pas comment tu fais, comment font les autres. »

C’est comme tout, il suffit de se lancer. Une brise vient enfin rafraîchir nos réflexions. Sous nos pieds de minuscules vaguelettes se déplacent en oblique. Lorsqu’on les fixe longtemps, le sol se dérobe. Encore une fois, je vole. Ou tombe, je ne sais plus.

« J’aimerais tellement qu’elle grandisse. » Son murmure, à peine audible, me transperce les poumons. Pantelant, je m’offusque.

Si elle grandit avant que vous n’ayez appris à vous connaître, vous ne serez jamais que des étrangères ! Les enfants sont des miroirs, tu sais ; ils ne font que rendre ce qu’on leur donne.

Je la sens clairement retenir une réplique blessante. Ses derniers temps, je ne sais plus que donner.

« Tu avais raison ! » elle s’exclame soudain, comme on ouvre un couvercle pour relâcher la pression, « ça nous fera du bien, un été à la campagne. A la rentrée, nous reviendrons tous ensemble, régénérés. » Nous n’avions jamais pris de vacances, peut-être était-ce tout.

Encore cet espoir brûlant de réconcilier nos vies, et pourtant je soufflai. Malgré tout, elle ne m’abandonnera pas ici ; rien ne pourrait nous séparer, pas vrai ? Je décide d’apprécier simplement le courant d’air frais s’insinuant sous la chape de plomb qui leste, depuis quelque temps, mon estomac.

L’eau du lac gèle nos orteils nus. Tout au fond, les poissons se sont approprié notre vieille barque. Elle était, durant nos années ici, la seule garante de notre liberté. Avec elle, nous rejoignions les maisons voisines, inventions maints abordages et naufrages saisissants, fuyions toutes les réalités trop cruelles à nos yeux. Elle a coulé comme une pierre et gît maintenant, cadavre pourrissant. Les algues la retiennent prisonnière ; des épinoches argentées lui grignotent les contours. Soudain je me languis de notre perchoir, là-haut sur la terrasse, et son point de vue formidable. Je n’appréciais guère ce sinistre augure.

Nous remonterons en vitesse sur les marches glissantes. Ma sœur tenant fermement le poignet de sa fille, tout du long. En reprenant de la hauteur, je m’évadai à nouveau, par-delà les collines verdoyantes.

Ce soir-là nous mangions les restes de nos achats d’autoroute, dans l’orangé encore brûlant du coucher de soleil. Celui-ci enflammait le ciel chargé d’humidité, et son miroir d’eau calme. Demain, nous trouverons à rétablir la lumière. Qu’importe ! Les journées sont longues et nous trouvent, à cette heure, épuisés. A l’exception d’Anya, surexcité par tant de nouveauté : « Demain, on se baignera ensemble dans la piscine ? — Oui. — Et on retournera au lac ? — Oui. — Et on ira se promener ? — Oui, au lit maintenant. » Moi je me tourne et retourne sous la couette de la chambre d’ami. Quel ami ? Je me le demande encore. J’ai chaud, mais je n’ose écarter le duvet. De peur, toujours, de me retrouver exposé. La fenêtre grande ouverte ne m’est d’aucun secours ; elle est mal orientée. Il m’avait toutefois été impossible de m’allonger dans le lit des grands-parents ; ma sœur s’était dévouée. Elle avait refusé de fermer la porte de l’enfant à clef. J’avais peur. Le sommeil m’éludait perpétuellement. Pourtant, cette bataille intérieure savait se faire sentir ; la fatigue m’accablait, sans répit possible.

Elle demeure seule dans le grand salon, plongée dans l’obscurité. Elle m’a dit que son bras plâtré la démangeait trop pour la laisser dormir, mais je pense qu’elle me surveille. Elle surveille perpétuellement. Sa fille. Son frère. Son frère. Sa fille. Alors, elle manque de patience. Et je devine que ce bras cassé n’est pas dû à l’agression déclarée aux gendarmes.Elle avait eu besoin d’une pause ; elle s’était arrangée pour l’obtenir. Cela me terrifie. Mais je n’ose rien dire ; elle l’a fait pour moi. Elle avait toujours tout fait pour moi.

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