3. La Piscine

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Dans le silence nocturne, ma sœur guette. Silence, que dis-je : N’entendez-vous pas les grillons ? Les crapauds qui draguent, là où la falaise tombe dans le lac ; et tout là-bas, dans le grenier de cette fermette abandonnée, les chouettes effraies chuintent, réclamant les âmes qu’on leur doit. La chaleur accumulée dans la terre s’élève et se disperse. A travers ce vacarme quiet, ma sœur tend l’oreille. Elle croit entendre l’orage, quand c’est son souffle qui gronde.

« Je crois entendre l’orage, quand c’est mon souffle qui gronde, » m’aurait-elle dit si l’on partageait encore tout.

Elle ne me partage plus ses peurs. Puisque j’en suis perclus. A moi toute l’angoisse ; à elle de nous porter. Celle que j’ai protégée me protège à présent ; n’est-ce pas que justice ? Non. Il n’y a pas de justice dans les déséquilibres. Je dois me reprendre. Me retrouver. Ou me trouver, simplement, peut-être. Qui étais-je avant tout cela ? Qui étais-je avant nos six ans ? Je me perds ; je ne sais plus. J’oublie. Le temps s’emmêle. Lorsque l’abîme menace, je me fonds en toi, ma sœur.

Alors tu guettes. Dans cette grande maison vide qui n’a jamais été la nôtre.

Elle tentait à nouveau d’allumer le gaz, bien que la bombonne fût probablement vide, afin de se préparer une tisane — ou bien un café, elle n’avait pas encore choisi. Autour d’elle, le faux silence régnait, où elle pensait déceler les vagues douces de nos respirations apaisées. Ses yeux cherchaient, à travers la fenêtre, au-delà du lac, la lueur d’une autre maison, de lointains voisins, peut-être, un phare où diriger sa solitude. Rien.

Si nous avions espéré rester discrets, nous n’espérions pas, pour autant, préserver longtemps le secret de notre venue ici. Dans les petits villages, les nouvelles se propagent d’autant plus vite qu’elles sont rares. Car, en vérité, cette maison, nous n’en avions pas hérité. A sa mort, la vieille avait évidemment légué tous ses biens à sa bru. La mère que nous n’avions jamais revue.

Si celle-ci se manifestait, nous serions contraints de quitter les lieux. Et je ne peux m’empêcher d’espérer — peut-être autant que je redoutais — le moment où les notaires la retrouveront. Après plus de vingt-cinq ans, la curiosité l’emporte sur l’amertume, j’imagine. Le temps peut-il faire qu’elle nous aime ? Pour être tout à fait honnête, j’espère simplement l’apercevoir. Laisser glisser furtivement mon regard sur son visage vieilli. Y chercher, peut-être, la trace d’un remord. Un soupçon d’absolution qui libérerait ma sœur de son fardeau. Je dissimulais toutefois ces pensées impies. La colère d’Elle est ce qui nous tient debout. A la moindre évocation de la mère, Elle se transforme en statue de marbre, froide et blême. A cause de cela, sûrement, elle demeurait vigilante à l’excès, prête à refaire ses bagages. Sentinelle dans l’obscurité.

Soudain, une lumière éblouissante éclaire l’allée.

Derrière la maison, elle donne aux branchages des allures abominables, une danse grotesque. Surgissant sans préavis, le mouvement de ces ombres extravagantes entre les arbres lui fit oublier la réalité que, dans mon demi-sommeil, je ne pus lui rappeler. Elle fut subitement pénétrée d’une peur si poignante et inhabituelle qu’elle ne put plus s’en dépêtrer.

Les phares disparaissent. Le moteur s’éteint. L’accalmie passagère est un tambour dans sa tempe.

Un halo illumine brusquement la piscine. Cela termine d’asseoir son incompréhension. Puis un éclat la fait sursauter. Dehors, quelque chose est tombé dans l’eau. Une pierre, peut-être, ou un ours, pense-t-elle.

Je me recroqueville sous ma couette. J’avais toujours été terrifié par les ours. Peu importe combien de fois le grand-père m’assurait qu’il n’en subsistait aucun, toujours la grand-mère venait saper cette confiance : « Si tu m’agaces, les grizzlis viendront te ronger les os. » Sa manière à elle de se venger de notre présence. Il était facile de nous faire peur ; nous étions des gamins de la ville ! Et il existe tant d’histoires étranges ici que personne ne réfutera ! Ma jumelle me rassurait alors ; sa petite main qui ne tremblait pas, caressant nos cheveux, Elle me racontait des légendes d’animaux magiques et complices.

Surmontant, comme à son habitude, la terreur enserrant sa gorge, elle s’avance à pas feutrés vers le grand salon, évitant instinctivement les lattes grinçantes.

Il n’est — oh — rien qu’une ombre, dans la lumière bleutée de la piscine. Elle l’observe à travers la baie vitrée, dissimulée derrière les lourds rideaux bruns. La lueur aveuglante des ampoules immergées assombrissait le monde, découpait la silhouette. Il émerge brusquement et secoue son pelage détrempé. Très brièvement, on peut discerner ses traits, quand il allume une cigarette, les coudes posés sur le rebord. Il décapsule une bière bon marché. Mais sa barbe broussailleuse n’apaise en rien mon effroi. Il reste fruste et sans vergogne, faisant irruption chez nous, au milieu d’une nuit sans lune, se moquant de notre présence.

J’étais pétrifié, Elle interdite. Etrange est l’esprit solitaire qui divague et se persuade de l’impensable, en négligeant le rationnel. Elle demeura ainsi convaincue qu’il s’agissait d’un ours. Sa forme noire, trapue, qui s’ébat sous l’eau n’a rien d’humain à ses yeux. A moi, le rêveur, l’évidence s’impose, mais elle ne m’appelle pas auprès d’elle. Je ne suis pas auprès d’elle. A cause de moi et de son épuisement, plus rien ne la raccroche tant, ce soir, à une quelconque réalité. Alors la toison brune qui recouvre le corps étranger confirme ses craintes. Subjuguée, elle le contemple de l’obscurité, invisible. En apnée, il se fait léger, virevolte ; puis il inspire et l’air nocturne étouffe son élégance. Et encore. Puis, encore.

Les ours ne boivent pas de bière et ne fument pas de cigarette.

Mais comme je ne suis pas là pour le lui rappeler, son esprit l’oubliera. Déformée par un souvenir tronqué, la grâce étrange de la silhouette se mouvant dans l’espace de lumière envoûtera. La crainte tenace de n’être pas ici la bienvenue excitera une terreur timide et fascinée.

Lorsqu’il s’extirpe enfin — après un si long moment, me semble-t-il ! – de la piscine, pour retourner dans la remise et couper le disjoncteur, mon cœur s’apaise. Il va partir comme il est venu. Mais Elle frissonne et se lève. Un pas vers lui ; je me résous à saisir la main de ma sœur. Pour la retenir ou l’encourager, elle ne le sait pas encore.

« Chasse-le, » je décide.

Elle me jette un regard écarquillé, stupéfait. « Non » de la tête. Je serre sa main alors : reste là. N’y va pas. Reste avec moi.

Claquement de porte du pick-up, de l’autre côté de la maison. On se recroqueville derrière le canapé. Des marmots, soudain. Clandestins de passage. Moins encore visibles qu’avant et pourtant bien plus vulnérables. Divisés. Nous restons immobiles, longtemps après que le bruit du moteur s’évanouit dans la nuit. Je tremble, elle m’enlace. Caresse nos cheveux. Renoue nos liens.

« Qu’est-ce qui nous a pris de venir seuls ici ? » Elle veut dire : Il m’est impossible de nous protéger tous. Elle n’en dira rien.

Nous retournons, sans démêler nos doigts serrés, dans la chambre d’ami. Et nous allongeons finalement côte à côte, dans ce lit d’étrangers fictifs. Demain, elle prendra son courage à deux mains pour entrer à son tour dans la petite remise, cachée par la haie, contre la palissade, et y trouver le panneau électrique. Je rêve du loup qui dévore mes entrailles.

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