4. Invitation

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Ils sont jeunes et saisissants d’une beauté plastique qui me laisse pourtant de marbre. S’élevant entre les allées garnies, submergées de nourriture en boîtes, leurs rires me renvoient un arrière-goût de nausée froide. Tapageurs. Ils font sourire ma sœur. Un sourire pour elle-même, indulgent ou même tendre, qu’elle ne partage pas avec moi. Ils la remarquent.

Les néons verdâtres et le carrelage beige sale nous affublent tous d’un visage blafard et fatigué, sans distinction. Mais ne soyons pas dupes, nous ne sommes pas logés à la même enseigne. Certains, comme nous, parlent bas, s’assurent que l’enfant se tienne ; à d’autres le monde appartient. Ils l’alpaguent au rayon des boissons.

« Hé, vous êtes dans la maison sur la falaise, non ? J’ai aperçu votre fille, depuis la rive… »

« Oui, c’est chez nous ! » Anya s’exclame le menton haut, fière et un peu menteuse.

Ma sœur, soudain lionne, pose inconsciemment une main protectrice sur l’épaule menue de l’enfant. Le jeune homme ne s’en aperçoit pas ; à sa place, cela ne m’aurait pas échappé.

« Vous devez avoir une vue extraordinaire de là-haut ! Nous, on est un peu plus proche du village, en bas, près de la plage. »

Un sourire timide contraste avec l’assurance charmeuse de sa voix. La sincérité de son regard est touchante. Il fait mine de s’approcher. Veut taper la causette. Elle est polie, intimidée lorsqu’il la détaille. Allons ! C’est moi le timide. Toi, tu es confiante et brave. Elle s’esclaffe. Le garçon a vite rejoint ses amis. Téméraire en troupeau. Avec leurs polos de marque et leurs tongs décontractées. Les mêmes barbes soignées, propres sur eux. Ils trouvent du réconfort à se fondre les uns dans les autres. Tu les envies, mais n’oublie pas : les apparences sont toujours trompeuses. Tout le monde souffre.

« Exactement, mon frère, toi et moi, on n’a pas le monopole des problèmes ! »D’un geste, elle les balaie ; ils ne sont plus rien qu’un peu de poussière qu’on dissimulera sous le paillasson, avant de repartir. « Il serait plus sûr d’avoir quelqu’un à appeler. » Au cas où. Elle frissonne, repense à l’ours de la piscine. Le grand-père disait : « Les hivers, ici, se survivent à l’entraide. » Tu n’as pourtant aucune intention de passer l’hiver ici.

Revoilà leur humour bravache à la caisse. Si loin du souvenir que nous avions des gens d’ici. Elle les observe à la dérobée et cela lui laisse un sourire en coin, l’œil pétillant, amusée de leurs fantaisies éméchées. Ils sont le tourbillon de civilisation qui lui manque déjà. Elle leur excusera tout.Le même s’approche, rendu brave à coups de coudes et encouragements gaillards ; il pointe du doigt son caddie rempli d’alcools cheap et sodas de marque, déjà échauffé par la perspective de la fête.

« C’est mon anniversaire. » Haussement d’épaule, comme s’il s’en excusait. « Vous devriez venir, ce soir, – il s’incline et susurre, sur le ton de la conspiration - je veux dire, quand votre fille dormira… » Et esquisse même un clin d’œil qu’il n’assume pas entièrement. « Vous ne pouvez pas rester toute seule, là-haut, alors qu’on s’amuse juste en bas ! »

Il doit avoir vingt-cinq ans, tout au plus. Je me souviens du couple qui habitait en bas ; la grand-mère allait y boire le thé, tandis que nous jouions sur la plage. Ils n’avaient pas encore d’enfant, lorsque nous en étions. Je me serais souvenu d’un enfant. Peut-être était-elle enceinte, lorsque nous sommes partis à l’internat. Nous avions onze ans, alors, puis nos visites se sont espacées et le grand-père est mort. Après, plus rien. Après, la ville, les amis moins curieux. Après, ne laisser personne s’approcher de trop près.

Rentrons, ma sœur ! Elle rattrape d’une main sa fille qui se serait déjà aventurée sur le parking du supermarché. Tout en serrant contre elle le sac de course avec son plâtre. Je la sens lasse, comprends son besoin d’évasion.

La journée était trop longue, à nettoyer puis étendre les draps qui sentaient le moisi, à faire les courses nécessaires, à ramener la bonbonne de gaz pour la cuisinière — bien lourde avec un seul bras ! —, puis aussi trouver le chauffagiste qui remettrait en marche la chaudière au fioul, afin de prendre une douche chaude, et, enfin, parvenir à refermer le portail rouillé qui manquait de s’écrouler sur nous. En trop d’endroits, les planches de bois avaient pourri et laissaient des trous béants dans la palissade sensée protéger la maison. Des ours ? Elle était résolue à les réparer au plus vite, tout comme les marches trop dangereuses qui descendaient vers le lac et sur lesquelles nous avions à nouveau glissé ce matin.

Elle me lance un regard qui en dit long : il me dit que je ne peux, décemment, pas lui refuser un répit.

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