1. La Maison

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La voilà ! Elle se dévoile enfin. Après le portail rouillé et au détour du chemin qui crisse, la maison surgit entre les branches. Elle s’avance vers nous. Spectre d’un passé qui ne peut plus nous toucher. Nous, vivants, passerons au travers, pour en sortir indemnes de l’autre côté. Peut-être. La voiture se gare parmi les herbes folles. Autrefois, jamais le gravier blanc ne se serait mêlé au gazon ras ; sacrilège ! On ne l’aurait pas permis. Alors, avant même de poser le pied hors du four et décoller notre peau du vieux cuir brûlant, tout est familier, mais rien n’est pareil. Ma sœur s’avance d’un pas incertain entre les touffes, essuie d’un bras son front ruisselant. De pierres grises et planches de bois, les murs se dressent sous l’assaut du lierre ; la maison défie le temps et nous jette au visage notre enfance révolue. Je suis chez moi.

Nous inspirons, ensemble, la forêt alentours. Derrière les mélèzes, je sais que nous surplombons les collines dépeuplées ; toutefois d’ici, rien n’est visible. Comme un enclos, une œillère, une main sur les yeux d’un enfant, l’horizon bloqué nous protège du néant.

« T’as vu ? Un écureuil ! » Ma nièce s’élance, avide d’exploration, sans l’hésitation dont nous, adultes, sommes perclus. Nous rions d’un seul éclat, son excitation puérile un instant contagieuse. Cependant, déjà, je fuis le regard de ma jumelle. Ses yeux assoiffés cherchent les miens, mais ne les trouveront plus. D’un coup de pied, je renvoie un caillou vers le chemin disparu. Je ne supportais plus l’espoir irradiant de son être, toutes les fois où nous nous trouvions submergés par la simplicité d’un instant. Quand je relève la tête, Elle s’est déjà abandonnée aux nécessités : le visage enfoui dans le coffre de la voiture, elle soulève les valises malgré son bras dans le plâtre.

« Tu en fais trop, » lui dis-je.

« Il faut bien avancer. »

Elle avance. La petite nous jette un regard inquiet, puis s’enfuit dans l’herbe jaune. Bientôt, nous n’entendons plus que ses cris joyeux et les bruissements en réponse. Comment fait-elle pour courir sous cette chaleur ? Cette enfant n’est que mouvement ; c’est l’immobilité qui l’opprime.

Je me charge des instruments ; la guitare, le violon, le petit piano électrique sont mes seules possessions. Ma nièce me regarde faire, de loin ; je me permets un sourire de connivence.

« Reviens ici ! Aide-nous plutôt ! » Sa mère ordonne, mais la petite a déjà disparu. Peine perdue. L’une crie, l’autre fuit, et je reste muet. Nous étions tous trois soudés, invulnérables, il y a si peu de temps. Mais elle a eu six ans et notre bulle a explosé. Voilà ce que nous sommes venus réparer.

Nous entrons par le garage. Inchangé. Encombré de cartons anonymes, il nous laisse à peine la place d’insérer la trois-portes. Ma sœur voudra tout de même l’y enfourner ce soir, comme si elle voulait se cacher, ne rien déranger, masquer toute trace de notre présence. Nous rassembler dans la pénombre fraîche.

Nous pénétrons ensuite tous deux dans le grand salon avec une solennité empreinte de crainte poussiéreuse. Moi soucieux de ne pas importuner les esprits tenaces des grands-parents ; Elle simplement à l’écoute de son tumulte intérieur. Et en chacun plus de respect que nous l’aurions anticipé. Les meubles de bois sombres n’ont pas été recouverts de draps ; posés sur leurs surfaces grisâtres demeurent les petits objets de décoration mal assortis qui parsèment d’anecdotes les lieux habités. Assiettes peintes au nom d’un village oublié. Bougeoirs qui n’ont jamais servi. Petits animaux de porcelaine, en ces lieux qui n’en ont jamais, de mémoire, accueilli pour de vrai. Et puis les sourires figés d’inconnus sur des photos sépia ; ces « amis » que nous n’avons pas rencontrés. Les cadres contenant celle du vieux couple digne, celle du père enfant, en short et bretelles, ou celle des parents lors de leur mariage — qui nous hantait d’un regard trop joyeux —, celles-ci avaient disparu. Elles laissaient, çà et là, un vide salvateur, fantômes absents. Et tandis que je retrouvais, les yeux fermés, l’odeur du parquet ciré pour la dernière fois une décennie plus tôt, Elle remarquait seulement ces détails qui manquaient au décor. Nous n’en avions jamais fait partie.

Lorsqu’elle s’était admise volontairement dans sa maison de retraite, la grand-mère n’avait emporté que son fauteuil râpé et ces quelques souvenirs d’un temps avant le nôtre. Elle avait laissé derrière, sans regret il me semble, tout ce qui faisait cette maison. La maison du grand-père. Elle avait bien essayé de vendre, dès la porte claquée, mais personne ne veut plus s’isoler ainsi. Malgré les retours à la nature, constatés un peu partout, qui voudrait d’un lieu sans réception cellulaire, sans accès internet, sans même une véritable route ? Les hivers sont trop rudes ici. Toutes les maisons du voisinage ont été désertées. Je me demande s’il restera quelqu’un que nous puissions reconnaître.

En ouvrant les larges volets, je retrouve enfin la vue sur le lac. Ah ! Cette vue ! D’ici nous sommes seuls au monde. Tout là-haut le ciel qui se reflète en contrebas dans ses eaux glaciales. D’un bleu sombre, éternellement paisibles, elles égarent les rayons du soleil qui n’en toucheront jamais le fond. Puis, autour, seulement le vert ondoyant des feuilles. Ma sœur ouvre large la baie vitrée et une bourrasque s’engouffre pour faire danser la poussière. Je suis comme aspiré. J’expire en survolant la cime des arbres. Sous mon regard écarquillé défile l’onde pure, tous mes sens affûtés par le vent. J’ouvre à nouveau les yeux avant de perdre pied.

La terrasse ombragée s’est encombrée d’un feuillage roussâtre et pourrissant. Toutefois, au bout, la piscine est étrangement propre. Elle ne m’a jamais plu cette piscine. Plus jeunes, nous trouvions déjà que son turquoise artificiel défigurait la nature. Nous lui préférions invariablement l’eau du lac, quand bien même celle-ci nous arrachait des cris à chaque baignade. Elle ne semblait jamais se réchauffer, même sous la canicule.

Ma nièce donne des coups de pieds aux feuilles mortes l’année précédente, craquelant sous ses pas, puis saute dans le chiendent qui l’engloutit jusqu’aux cuisses. Je l’observe à la dérobée. Sa mère est occupée à ouvrir nos valises, sourde à son allégresse. Puis, l’enfant s’approche de l’à-pic.

La petite insouciante court, saute, le nez en l’air et les jambes lestes. Elle ne le voit pas mais il est si proche. Un seul faux-pas et le sol se dérobera sous ses pieds. Durant une seconde suspendue, je regarde l’enfant s’approcher du précipice. Ma voix s’étrangle, étouffant mon cri.Mon esprit prend le temps de plonger vers ses profondeurs... Et si.

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