CHAPITRE 2

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Aujourd’hui, nous sommes le deuxième samedi du mois de juillet et Thomas brille sous les néons du tunnel de Fourvière. Je ne sais pas où sa mère a acheté ce blouson jaune fluo, mais il y a du pathologique dans cet acharnement vestimentaire. À l’avant de la voiture, mes parents se disputent. Après les vacances, ils feront le ravalement de la maison et papa défend son choix d’un enduit vert prairie, à l’irlandaise. Je devine l’influence de Thomas, un effet collatéral de ses tenues sous acide. Nous sommes en route pour les Alpes et les sentiers de randonnée des Écrins et de l’Oisans.  

Comme à chaque fois, le projet de vacances - une expression de ma mère - a été élaboré au dernier moment. Une soirée avec des amis, des collègues de travail, une envie de vallées alpines, de sport et d’altitude, un cousin éloigné au téléphone. En moins de deux semaines, la boutade lancée à l’apéritif avait pris des allures d’expédition en territoire inexploré. Des kilomètres de marche, des cols à n’en plus finir et des courbatures en perspective. Thomas et moi avions été cooptés d’office. Mes parents, plus psychologues que je ne l’imaginais, avaient évoqué la présence de deux filles de notre âge.

—Elle s’appelle Manon, avait avancé mon père. La fille de Berthois, le professeur de mathématiques, et l’autre est sa cousine, Mathilde je crois.

Quelques signes distinctifs de papa : il n’emploie jamais de diminutif (pour lui un professeur de mathématiques ne sera jamais un prof de maths), il enseigne l’espagnol au lycée Zola et est persuadé que maman et moi connaissons sur le bout des doigts le pedigree de ses cent quatorze collègues.

—Voyons, Luc, avait-il poursuivi, Xavier Berthois ! Il s’est fait inspecter avant les vacances de février !

Tout de suite plus clair.

—Ah oui, le gars avec des oreilles.

—Mais bon sang, tu n’as aucune mémoire. Berthois ! Il m’emmenait au lycée quand j’avais mes béquilles.

D’accord. Le grand-blond-beau-gosse. Pas du tout le look d’un prof de maths.

—Et les autres ?

Ma mère avait sorti une liste d’une pochette à rabats.

—Outre les deux demoiselles, tes parents vénérés ici présents, Raoul (mon petit frère, sept ans, un mètre vingt de sérieux et de bon sens), Xavier Berthois mais sans madame, Fifi (le cousin éloigné), Agathe, Bérénice et Sara (trois collègues assistantes sociales de maman, accrochées à leur célibat comme des berniques à leur rocher, dixit papa), Ludovic (un autre ami de papa, spécialiste du barbecue) et pour finir, Natacha et Patrick (le couple le plus proche de mes parents). Soit quinze personnes en tout et pour tout, en vous comptant, toi et Thomas.

—Trop gentil.

—De toute façon, sans vous, on serait treize. On ne va quand même pas partir à treize.

—Imagine qu’il y en ait deux qui se cassent la jambe, on sera treize, et pourtant, l’accident se sera produit avant, à quinze.

—Arrête, Luc, tu vas nous porter la poisse !

Ma mère. La personne la plus organisée que je connaisse, et la plus superstitieuse.

 

Une soixantaine de kilomètres après Grenoble, le Bourg d’Oisans nous impose son traditionnel bouchon. Les voitures avancent au ralenti. Je retrouve des images familières, publicités peintes sur les murs, premiers chalets, névés blottis dans l’ombre.

L’ascension vers La Grave commence juste après. Thomas s’est endormi la bouche ouverte. Un filet de bave fait du yo-yo à la commissure de ses lèvres. Je résiste à l’envie de le prendre en photo avec mon portable. Raoul finit un mot croisé (vous en connaissez, vous, des gosses de sept ans qui font des mots croisés ?), mon père se concentre sur la conduite de la 406 alourdie par la remorque et ma mère avale coup sur coup trois tubes de comprimés homéopathiques. Elle n’apprécie pas les virages.

Après une longue montée, les sommets enneigés se découpent enfin sur la droite de la route. Nous entrons dans La Grave puis bifurquons dans le centre du village vers le camping de la Meije.

Le visage de ma mère a pris une teinte verdâtre assortie à son chemisier. Elle pousse un soupir quand la voiture s’arrête devant la réception. Je sors du break et m’étire. La montagne, le soleil, enfin les vacances !

Thomas me rejoint.

—Pas mal, Lucho, pas mal !

Le pic de la Grave et le Râteau se dressent devant nous.  En contrebas, la Romanche file entre les rochers et les sapins. Le bleu du ciel est intense.

—Liliane, on est là !

Le cri m’a fait sursauter. Je reconnais Sara, une copine de maman, qui court dans notre direction. Quarante-cinq kilos de nitroglycérine qui se jettent dans mes bras.

—Alors, les tombeurs, on va faire du sport ?

Elle m’embrasse puis se suspend au cou de Thomas.

—Il est trognon, ton copain. Sympas les fringues. J’adore les grands bruns !

Elle lui envoie un clin d’œil égrillard et lui pince la joue. Thomas me glisse un regard effrayé. Sara lui rend sa liberté pour rejoindre mes parents en agitant les bras.

—C’est quoi, ça ? me dit Thomas à voix basse.

—Sara, c’est une cougar.

—Tu te fous de moi ?

—Oui. En fait elle est Espagnole.

—Ah bon.

L’explication semble le satisfaire un instant. Il l’observe qui étreint ma mère en riant.

—Elle est sous amphets ?

—Non, là, elle est plutôt calme. Le voyage sans doute.

Thomas est dubitatif.

—Luc, lance mon père, gare la voiture près des chênes, l’emplacement douze. On va monter les tentes.

Je conduis le paquebot à l’ombre des arbres. Bientôt deux ans de conduite accompagnée, le permis dans quelques mois, une scolarité plus que chaotique et la vie sexuelle d’un naufragé solitaire. Triste bilan.

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