CHAPITRE 1

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Je m’appelle Luc Grimbert et j’ai dix-sept ans. Depuis l’accident - je vous en parlerai plus tard - je suis affecté d’un léger strabisme ; en langage moins diplomatique, j’ai un œil qui dit merde à l’autre. Pas trop certes, mais assez pour que mes interlocuteurs ne sachent lequel regarder. Ceci dit, tout le monde me trouve mignon. Quand je dis tout le monde, je parle de mes tantes, de ma grand-mère et de la boulangère qui hurlait « Et pour mademoiselle, qu’est-ce que ça sera ? » jusqu’à mes quatorze ans. Mignon, donc, comme pouvaient l’être les favoris d’Henri III, pas du genre à échanger des bourre-pif sur le champ de bataille. Mignon, insiste même ma tante Sylvie, avec mon nez retroussé et mon air angélique. Angélique, l’adjectif préféré de Sylvie. Je la hais. Quand on a dix-sept ans, angélique, c’est la fatwa qui vous condamne à une vie d’ascète, loin des filles, enfin des filles intéressantes.

Elles m’obsèdent et je ne pense qu’à « ça ». Mon prénom illustre bien cette triste ambivalence. Luc, l’auteur du Troisième évangile et des Actes des Apôtres et, cela ne vous aura pas échappé, l’anagramme de cul. Il n’y a pas de hasard.

Chaque matin de cette longue année de première, je me suis levé à six heures trente.  Petit-déjeuner rapide, toilette de chat, puis course jusqu’à l’arrêt de bus. Les jours fastes, la blonde de l’arrêt Champeaux était assise derrière le chauffeur.

Mes bulletins scolaires ont une fois de plus fait le désespoir de mes parents. Comment vouliez-vous que je travaille ? Elles étaient partout. Petites, grandes, brunes, callipyges, menues, frisées, asiatiques, belles, rousses, discrètes, mignonnes. Partout. Le soir, je m’endormais en rêvant à des idylles naissantes avec Lucie, Inès, ou encore la blonde de l’arrêt Champeaux. Le mois de juin s’est pourtant terminé sur une bonne nouvelle ; les professeurs, indulgents et fatalistes, ont accepté que je passe en terminale.

J’ai trouvé l’âme sœur au mois de mars. Ne vous méprenez pas, je suis toujours puceau. Quand je parle d’âme sœur, j’évoque une convergence de pensée, une synchronisation des obsessions, un double moi. Au lycée, j’avais choisi l’option Cinéma audiovisuel et le professeur nous a fait découvrir L’homme qui aimait les femmes de François Truffaut. La pochette du dvd, peu engageante, représentait Charles Denner en blouson de cuir marron se retournant sur une jupe et des talons hauts. Une ambiance vieillotte, la préhistoire en terme d’accroche, mais j’ai adoré. Charles Denner, c’est moi avec plus de réussite. Elles succombent toutes au charme de ce petit brun à la voix nasillarde. J’essaie de l’imiter mais le genre obsessionnel et romantique ne rencontre pas l’écho souhaité. Au mieux, j’ai droit à une grimace exaspérée quand je louche trop longtemps (on ne saurait mieux dire) sur mon béguin du moment. Ce manque de talent pour la télépathie est le défaut majeur de la gent féminine.

Quand certains redoutent le vide, la pollution, le deuil, la séparation de leurs parents ou leur professeur de physique-chimie, mon incapacité à aborder les filles est le chemin de croix qui ponctue mes journées. Si une demoiselle m’attire, mon cerveau se met en veille, d’où l’incompatibilité entre résultats scolaires et mixité. Voilà le rocher que je hisse chaque jour au sommet de ma montagne et qui chaque fois me roule sur les pieds avant de finir au fond de la vallée. Luc ou le Sisyphe de la drague. 


Mon meilleur ami s’appelle Thomas. Le lycéen le plus mal habillé de France. À cela deux raisons : Thomas est daltonien et sa mère est le Barbie de la mode. Pas la poupée, le nazi. Une tortionnaire sadique qui achète tous ses vêtements dans des gammes de couleur qu’il ne peut distinguer. Pantalons rouges, pulls orange, veste verte, chaussures jaunes.

Thomas est daltonien achromatique comme une personne sur quarante mille. Pas de chance. Il ne voit que du noir et blanc avec des nuances de gris. Comme le dit Thomas, optimiste, nous avons tous les deux une vue à la con mais pas de lunettes ! Sa mère prétend qu’il a une personnalité solaire. Éblouissante, au sens premier, serait plus adapté. Thomas promène son mètre quatre-vingt-dix de vêtements qui piquent les yeux avec la sérénité d’un moine tibétain, indifférent aux réactions que provoque son allure de feu d’artifice. Mes parents disent que nous sommes complémentaires. Comme ils ont raison. Il est grand. Je suis petit. Il est fort en sciences. Je suis fort en, cherchons, on va dire en lettres. Sa quête de l’oiseau rare prend un chemin opposé au mien. Un sourire éclairé de taches de rousseur, de jolies fesses moulées dans un  jean, un regard vert, bleu ou noir et j’imagine déjà les étreintes les plus folles. Thomas, lui, est monomaniaque et amoureux. De Joanna Lumley, alias Purdey, la blonde de Chapeau melon et bottes de cuir, une vieille série télévisée. Vingt-six épisodes dont il connaît toutes les répliques. Sa chambre est un musée à la gloire de Purdey, d’après lui la Britannique la plus sexy de tous les temps. Hélas, les cuissardes et la coupe au bol datent du Moyen-âge. La probabilité que Thomas croise un jour un clone de la belle anglaise est donc réduite. Il s’en fout et vénère son idole.

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