1

7 minutes de lecture

Maintes fois, je me suis demandé quand faire débuter mon récit.

Après bien des tentatives, qui en dévoilaient trop ou pas assez, je pense avoir trouvé le juste équilibre par cette chaude nuit de printemps, dans une maison calme, sise au milieu d’un quartier résidentiel à la périphérie d’une grande métropole. Le lieu précis importe peu, à vrai dire.

 

La fenêtre était ouverte, laissant une relative fraîcheur grignoter lentement mais sûrement l’étouffante moiteur intérieure. Bernard était étendu sur son lit, son corps nu à peine recouvert d’un drap blanc. Il dormait profondément depuis déjà une bonne heure quand son téléphone portable le réveilla.

Il mit deux sonneries avant de réaliser qu’il ne s’agissait ni d’un songe, ni d’une hallucination. Prenant appui sur un coude pour gagner les quelques centimètres qui lui manquaient pour atteindre l’appareil, il décrocha.

— Oui ?

— Bernard, c’est moi.

Le « moi » en question était Adeline, son épouse.

Elle pleurait.

Immédiatement, Bernard recouvra ses esprits, bien que ça tête fut encore troublée par les effluves que Morphée avait subtilement disséminées dans les méandres de ses neurones.

— Qu’est-ce qui se passe ? T’es où ?

Elle ne semblait pas l’écouter, et considérait que le but de son appel était autrement plus important que tout ce qu’il pouvait dire ou demander.

— Je suis vraiment désolée de te réveiller. Je crois que je viens de faire une bêtise. Je…

En reniflant bruyamment, elle tentait de faire le tri parmi tous les mots qui se bousculaient dans son cerveau bouillonnant.

Après quelques secondes de silence, Bernard commença à douter de la santé mentale d’Adeline.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu vas bien ?

Elle reconnaissait bien là la sollicitude quasi maladive de son mari. Elle voulut le rassurer :

— Non, non, t’inquiète, je vais bien. Physiquement, du moins, parce que moralement c’est une autre histoire. Bernard, je viens de faire une bêtise !

Elle insistait, signe d’une culpabilité évidente. Bernard ne pouvait pas s’en contenter. Il commençait d’ailleurs à s’énerver :

— Mais qu’est-ce que t’as fait ? T’es toujours à ton expo ? T’as personne pour te ramener ?

— Écoute, c’est plus grave que ça : j’ai fait une bêtise ! Je ne peux pas t’en parler au téléphone. Rejoins-moi devant chez Thierry. Je t’en prie. C’est important !

 

Pendant un long moment après qu’elle eut raccroché, il resta ainsi, tétanisé par la surprise, tenant le combiné contre son oreille. Il imaginait tout et n’importe quoi. Le pire de ce qui peut traverser l’esprit d’un mari en pareilles circonstances. Son imagination était extrêmement productive.

Tout d’abord, il se dit qu’elle l’avait trompé. Ses deux plus grandes hantises : être cocu, et qu’elle souffre. Il avait tout de suite écarté la seconde hypothèse. Par contre, elle ne souhaitait pas en parler à distance. Elle devait donc avoir un minimum de respect à son égard pour préférer un face à face.

S’il était arrivé quelque chose à Thierry ou à une autre des connaissances qu’elle avait pu rencontrer durant son escapade, elle n’aurait pas hésité un seul instant à tout balancer. D’ailleurs, elle ne l’aurait sûrement pas appelé, alors qu’elle le savait en train de ronfler, et aurait attendu le lendemain pour déballer toute son histoire.

 

Bernard n’était pas du soir. Gros dormeur, il avait besoin de sa dose quotidienne de sommeil, qui représentait à elle seule presque la moitié de son temps de vie. Sans quoi il n’était pas en pleine possession de ses moyens. Adeline, par contre, se contentait de presque deux fois moins de récupération, et en profitait pour sortir, essentiellement avec ses amis. Comme ce soir-là.

C’était précisément durant ces soirées que Bernard craignait le plus qu’elle ne le remplace, non par volonté, car ils étaient très attachés l’un à l’autre, mais par l’opportunité de croiser le chemin de quelqu’un qui partagerait les mêmes goûts nocturnes qu’elle.

Il chercha encore un moment ce qu’elle pourrait avoir à lui révéler de si important pour le tirer de son lit en pleine nuit. De si triste pour qu’elle se laisse aller à pleurer, elle qui n’est pourtant pas du genre à verser une larme à la moindre occasion.

 

Soudain, il réalisa que se rendre chez Thierry, outre rassurer et réconforter sa femme, pourrait lui donner la réponse, au lieu de se triturer les méninges.

Il repoussa le drap, se leva, et s’habilla.

*

C’est vers le milieu de la nuit que Bernard immobilisa sa voiture dans une rue chargée de véhicules en stationnement. De l’autre côté de la chaussée, Adeline était assise sur le trottoir, au pied d’un lampadaire. La lumière verticale bleutée rendait son visage tragique. Bernard descendit et s’accroupit à côté de son épouse en pleurs. Elle posa sur lui ses yeux azur humides.

— Je te remercie d’être venu aussi vite.

— C’est normal, chérie. Alors, qu’est-ce qui t’arrive ?

 

Une sirène se rapprocha rapidement.

Ils tournèrent la tête d’un même mouvement vers une extrémité de la rue, et virent bientôt débouler vers eux une camionnette rouge, avec des gyrophares sur le toit.

Elle les dépassa, s’immobilisa quelques dizaines de mètres plus loin, et six individus très grands et musclés, tous habillés d’uniformes rouges, en descendirent. Ils enfoncèrent sans précautions la porte d’une maison et pénétrèrent à l’intérieur.

 

J’exagère un peu en qualifiant leur tenue de rouge. Pour être précis, le signe distinctif qu’elle arborait, à savoir des épaulettes, un blason sur le côté gauche de la poitrine et un rappel sur le bas des manches, était effectivement de cette couleur. Le reste était très sobre et standard, un pantalon bleu sombre, des rangers ainsi qu’une veste gris clair.

 

Bernard regarda Adeline avec des yeux écarquillés :

— C’est… C’est toi qui… ? C’est toi qui les a…

Serrée par l’émotion, sa gorge ne permettait pas qu’il termine sa phrase.

Adeline se cacha le visage. Elle acquiesçait d’un lent mouvement de tête.

 

Bernard se redressa et fit quelques pas. Sa main droite s’ouvrait et se fermait sans cesse.

Il haussa légèrement le ton :

— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a fait ?

Il sembla se calmer un peu, comme s’il avait eu une idée subite :

— Non ! Ce n’est pas possible !

Ils se retournèrent encore une fois lorsque les six hommes ressortirent, derrière Thierry, qui tentait de semer ses poursuivants par une course effrénée. Leur poursuite les emmena tout au bout de la rue, sauf un qui remonta dans la camionnette mais prit néanmoins la même direction.

Bernard eut un geste et lança un cri avorté :

— Thierry… !

Adeline se leva et retint son mari par l’épaule, bien qu’en n’en eut pas besoin.

— Non, il n’y a rien à faire. C’est trop tard.

Elle ajouta dans un sanglot :

— Et en plus c’est de ma faute !

Il la prit par la taille, tout en regardant le gyrophare s’éloigner. Juste avant le coin de la rue, Thierry se fit ceinturer et plaquer au sol. Il se débattait vigoureusement. Ses hurlements parvinrent jusqu’au couple. Il fut jeté sans ménagement dans le véhicule, qui partit très rapidement.

 

Bernard siffla entre ses dents serrées :

— Encore un ! Ils vont aller jusqu’où ? Je commence à en avoir marre, moi !

Elle posa un regard suppliant sur lui :

— Écoute ! Je n’ai pas pu faire autrement. Tu sais pourquoi, hein ?

Espérant cacher ses pleurs, elle enfouit sa tête au creux de l’épaule de Bernard. Il l’enlaça.

Le silence et l’obscurité avaient repris possession de la rue quand ils montèrent dans leur véhicule quelques instants plus tard.

 

Le trajet fut le plus calme qu’ils aient jamais connu.

Elle ne savait ni quoi dire ni comment le formuler. Lui ne pouvait rien entendre. Chacun dans ses propres pensées était coupé de l’autre. Pourtant, ils restaient très proches, unis dans leur manière d’aborder l’événement, et dans ce qu’il fallait en tirer.

Ils rentrèrent directement chez eux.

*

Adeline se glissa sous le drap. Elle baissa la lumière, mais sans l’éteindre complètement. Sur le dos, elle regardait le plafond. Bernard était debout, tourné de l’autre côté, le temps de finir de retirer ses vêtements.

— Dis, tu me pardonnes ?

Très calme, il répondit comme s’il avait préparé sa phrase depuis un moment :

— Il n’est pas question de pardon entre nous. Uniquement de confiance.

Alors qu’il s’asseyait sur le bord du lit, elle se redressa et fit courir une de ses mains dans le dos de son époux.

— T’es sûr ? Tu m’en veux vraiment pas ? Oh, t’es…

Il la coupa plus sèchement qu’il ne l’avait prévu :

— Non, attend.

Pour se rattraper, il se tourna vers elle, et termina avec un visage accueillant :

— Laisse-moi finir. Tu devais avoir une bonne raison, et tôt ou tard IL aurait su… Donc si c’était pas toi, ça allait être quelqu’un d’autre.

Le regard d’Adeline se perdit dans les images qu’elle se remémorait :

— Tu vois, au début, pendant l’expo…

 

Ce soir-là, elle s’était rendue à un vernissage. Thierry, une de leurs connaissances, était un photographe amateur qui présentait des clichés pour la première fois au public. Il était très doué pour saisir des portraits ou des situations, mêlant un certain opportunisme à une maîtrise technique évidente.

 

— Pendant l’expo, il semblait vraiment normal. Mais après, quand on est allé chez lui pour qu’il nous montre d’autres tableaux, il a commencé à nous parler de trucs insensés.

Elle explora ses souvenirs à la recherche de détails sur les élucubrations de Thierry.

— Une soi-disant zone interdite où seraient dissimulées des choses importantes. Personne ne comprenait rien à ses histoires. Tu te rends compte qu’il prétend que des êtres différents de nous ont peuplé la Terre avant que nous n’existions ? Et qu’Il nous le cacherait ? De toute façon, si c’est vrai, Il est forcément au courant…

Suivant ses propres pensées, Bernard se parlait à lui-même :

— J’ai horreur de voir disparaître des amis, ou même de simples connaissances. Pourtant dans certaines circonstances, c’est la seule chose sensée…

 

Un sourire coquin se forma sur le visage d’Adeline, mais Bernard resta sérieux.

— Alors, tu me pardonnes ?

— Pour finir, j’ajouterai que je suis comblé d’être continuellement en ta compagnie, et que…

Elle lui dévora la bouche passionnément, coupant court à une phrase qu’elle pourrait imaginer aisément. Il tira pudiquement le drap jusqu’à son cou sans quitter ses lèvres.

Il avait besoin de se changer les idées, et elle d’être réconfortée. Pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups ?

Annotations

Vous aimez lire Stéphane ROUGEOT ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0