La lignée humaine

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Ils continuèrent à arpenter les couloirs ensanglantés. Craig cherchait des indices, quelque chose. Il voulait savoir ce que Komarov avait fait d'autre. Et ce qu'il avait découvert. Abby suivait le mouvement, ne sachant plus trop quoi penser. Ils étaient revenus dans le couloir où ils avaient découvert le Néandertal. Abby passa devant une porte en acier, puis lut l'inscription à haute voix :

H. ERECTUS.

Elle essaya de regarder à travers la petite vitre carrée, mais elle ne vit que du sang, maculant les murs d'une salle vide. En se tordant le coup, le visage plaqué contre la vitre, elle put apercevoir le cadavre étalé de ce qui semblait être un grand singe à la fourrure noirâtre. Elle secoua la tête, indignée. Craig ne dit mot. Il baissa les yeux et attendit patiemment qu'Abby en ait fini. Ils passèrent ensuite devant les inscriptions « H. ERGASTER » et « H. GEORGICUS ». Elle renonça à regarder, redoutant ce qu'elle allait y trouver. Dans un silence pesant, Craig marchait à ses côtés. Il s'arrêta soudain, avisant une porte à double battant qui avait été laissée ouverte. Il poussa l'un des battants d'une main puis pénétra une petite salle qui semblait être un mini amphithéâtre. Les néons s'allumèrent en grésillant, découvrant des rangées de sièges en pente, faisant face à un gigantesque tableau.

On eut dit une petite salle de cinéma.

— Mon Dieu... Regardez ça ! fit Craig, scotché.

Abby parcourut le gigantesque tableau central. Il y avait ce qui semblait être une chronologie. Mais surtout, le tableau était couvert de mots en latin, reliés entre eux par des flèches plus ou moins tortueuses. Abby mit quelques secondes avant de se rendre compte qu'elle connaissait un très grand nombre de ces noms latins. Et qu'elle venait même d'en voir certains dans le couloir :

 

Orrorin tugenensis

Sahelanthropus tchandensis

Ardipithecus kadabba

Ardipithecus ramidus

Australopithecus anamensis

Australopithecus afarensis

Australopithecus bahrelghazali

Australopithecus aethiopicus

Australopithecus africanus

Australopithecus bosei

Australopithecus robustus

Homo rudolfensis

Homo habilis

Homo ergaster

Homo erectus

Homo georgicus

Homo antecessor

Homo rhodesiensis

Homo heidelbergensis

Homo neanderthalensis

Homo helmei

Homo sapiens

Homo floresiensis

Homo soloensis

Homo futurus

 

— La lignée humaine, fit-elle.

— Tout à fait, Abby. La lignée humaine, telle que les recherches de Komarov la lui ont révélée. Et...

Craig fronça les sourcils, pensif. Abby l'observait, intriguée. Il avait l'air profondément absorbé et parcourait le tableau à toute vitesse, comme s'il voulait se l'approprier, comme s'il essayait de le graver dans son esprit. Soudain, il fit une pause, ses yeux cessèrent d'aller d'un bout à l'autre du tableau. Abby vit son visage se métamorphoser. Comme si quelque chose d'incroyable venait de se passer.

—... et ? relança Abby.

— Au moins, tout ça n'aura pas été fait en vain. Komarov a fait des découvertes intéressantes. Très intéressantes.

— A savoir ?

Craig quitta des yeux le tableau pour la première fois depuis qu'il était entré dans la salle. De toute évidence, il n'en avait plus besoin. Il avait ce qu'il voulait. Ce qu'il était venu chercher. Et il allait peut-être, enfin, tout lui expliquer.

— Déjà, ce tableau nous apprend que l'Homme de Florès est bel et bien un nouvel Homo, et pas un Pygmée ou un sapiens atteint de microcéphalie, comme certains le pensaient.

— L'Homme de Florès ?

— Un nouvel Homo, haut d'à peine un mètre vingt, découvert en 2003 sur l'île de Florès. Ca avait fait grand bruit à l'époque. C'était un véritable coup de tonnerre, tant cela impliquait de réécrire une grande partie de notre histoire. Florès apparaissait comme un nouveau représentant du genre Homo, daté d'à peine dix-huit mille ans, soit tout à fait contemporain de sapiens, alors que l'on pensait qu'il devait être le seul Homo restant, et ce, depuis longtemps. Depuis la disparition de Néandertal, dix mille ans plus tôt, en fait.

— Deux Homo contemporains ?

— En effet. Et cette coexistence a toujours posé beaucoup de problèmes aux paléoanthropologues. La simultanéité de deux genres Homo bien distincts a toujours heurté beaucoup de sensibilités. Inconsciemment, on aimait bien l'idée d'une Evolution et d'une histoire linéaire de l'Homme, où les différents Homo se succédaient dans le temps, sans chevauchement ni coexistence. C'était facile. Et puis, dans les années 1960, en pleine théorie synthétique de l'Evolution post-Seconde Guerre mondiale, il était encore plus difficile de concevoir que deux Homo aient pu se côtoyer.

— Je suppose que les horreurs racistes perpétrées par les nazis et les Japonais n'y étaient probablement pas pour rien.

— Tout à fait. Il me semble que l'on cherchait à inculquer l'idée que l'existence simultanée de deux espèces d'hommes bien distinctes n'était pas possible.

— Et c'était faux ? fit Abby en réglant son appareil numérique.

— Archifaux. L'Homme de Florès a réellement été contemporain de sapiens. Tout comme Néandertal l'a été avant lui. Maintenant, la vraie question est de savoir s'ils se sont effectivement rencontrés.

— S'il y a eu une guerre, c'est obligé.

— On n'en sait rien, Abby. Ce n'est qu'une théorie. On n'a jamais trouvé de vestiges sérieux d'une quelconque rencontre. Encore moins d'une... guerre ! Mais quelques paléoanthropologues ont effectivement exhumé des éléments troublants.

— Donc, Florès a bien existé.

— En fait, ça n'est pas un élément vraiment nouveau. Les travaux de Komarov le confirment, mais des chercheurs avaient déjà reconstitué en 3D le cerveau de Florès, d'après l'empreinte laissée par l'encéphale dans le crâne.

— Verdict ?

— La forme du cerveau et du crâne n'évoquait en rien une forme de microcéphalie pathologique.

— Eh bien ? demanda Abby en descendant les marches, cherchant un bon angle de vue pour photographier le tableau.

— En fait, la vraie énigme est : d'où sort l'Homme de Florès ? Personne n'a jamais pu établir de scénario évolutif historique réellement pertinent. D'où venait-il, comment a-t-il atteint cette île, comment a-t-il pu à ce point diminuer en taille ? On pense à une forme de nanisme insulaire. Mais les éléments sont minces. Et c'est là que les résultats de Komarov, si nous pouvons les retrouver bien sûr, entrent en jeu. Car si Florès a été ressuscité, son code génétique nous dira de qui il descend, et quand a eu lieu la divergence. Vraiment, les résultats de ces travaux sont de toute première importance.

— Vous avez raison : maintenant que le mal est fait, autant dépouiller les résultats.

— On pourra ainsi enfin savoir si Abel et Toumaï étaient véritablement aptes à la bipédie. Parce que ces deux ancêtres démontent la théorie de l'East-Side Story, à condition qu'ils soient effectivement bipèdes. Or, nous n'avions jusque-là que des preuves aussi indirectes qu'incertaines de cet état de fait : orientation du trou occipital à la base du crâne, caractéristiques de la dentition, régime alimentaire...

— Espérons que l'on retrouvera ces données. Qu'y a-t-il d'autre d'intéressant, sur ce tableau ?

— Pour Florès par exemple, nous n'aurons finalement pas besoin de son code génétique. Regardez : le graphe lie très clairement Florès à Homo erectus. Voilà la filiation mystère dont on parlait. C'est acquis : Florès est un descendant d'erectus.

— D'autres choses ? fit Abby, en ajustant la mise au point de son appareil numérique focalisé sur le tableau.

— Eh bien... On avait toujours eu des doutes quant à l'existence de certains pré-humains. Je veux dire, on a retrouvé leurs ossements, donc ils ont bel et bien existé, ce n'est pas le problème. Mais ces vestiges étaient parfois si lacunaires et si abîmés qu'il est possible que l'on ait attribué deux noms différents à une seule et même créature. C'est un événement fréquent dans la paléontologie. Combien de dinosaures ont-ils été ainsi « doublés » ? Je pense notamment au Diplodocus et au Brontosaure. En fait, c'était le même animal !

— Et ce tableau remet de l'ordre dans tout cela ?

— Le graphe indique très clairement que rudolfensis et habilis n'étaient en fait rien d'autre qu'une seule et même espèce, que Komarov nomme très simplement habilensis. Et puis, heidelbergensis et rhodesiensis semblent descendre d’antecessor. Ce n'était auparavant qu'une vague, très vague possibilité.

— C'est tout ?

— Il y a autre point important à remarquer. C'est la structure de la lignée humaine telle que vous la voyez ici : morcelée, éclatée, faite de liens, d'embranchements, de nouveaux points de départ et d'extinctions. C'est une lignée formidablement buissonnante que Komarov a montrée, très éloignée des schémas linéaires que certains conservateurs continuent de défendre encore aujourd'hui.

— Je vois.

— Et puis regardez cette croix, ici, sur la lignée de Néandertal. Apparemment, il a vraiment disparu. Les crises d'éclampsie ont peut-être fini par avoir raison de lui, après tout.

— Et pourtant. Néandertal est revenu à la vie.

— Allons-y, Abby. Il y a quelque chose que je dois vérifier.

— Quoi donc ?

— Notre futur.

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