Deuxième voyage (12) — Infiltration chez l’ennemi

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 « Je veux être utile ». Voilà les mots que me renvoient systématiquement les yeux de ma partenaire. Sa dévotion est un atout, mais également un redoutable poison. Ce simple souhait la pousse à faire de son mieux, quitte à prendre des risques inconsidérés. La preuve, qui serait capable d’aller chercher des informations, en contenant une menace, lorsque l’on est victime d’un mal ? Hedera le pense, elle se dit d’ailleurs que c’est la moindre des choses à faire.

 Les risques sont beaucoup trop grands, elle-même le sait. En revanche, le savoir et l’appréhension sont deux choses différentes. Au moindre faux pas, elle pourrait très bien tomber dans le piège de l’ennemi sans même le comprendre. Seulement, qui suis-je pour lui reprocher toutes ces choses ? Personne. Je comprends sa façon de faire, je ressens les mêmes sentiments. Dès ma rencontre avec mon tout premier partenaire, j’accomplissais des efforts pour la même motivation : « Je veux être utile ».

 Aujourd’hui encore, les choses n’ont pas changé. La preuve, j’écris, je prends note, de la même manière que le ferait Hedera. Lors de son sommeil, j’ai eu tout le temps d’aller fouiller dans son sac pour lire ses récits. J’ai lu sa façon de me voir, j’ai vu son désir de vivre. Un souhait totalement opposé au mien.

 Cette découverte ne m’a pas empêché de faire des efforts, discrètement, sans qu’elle ne le sache. Après ma rencontre avec Taxus, en attendant son réveil, j’ai écrit. J’ai retranscrit les événements, mais sous ma propre perspective. Je me suis mis dans la peau de ma partenaire, je me suis mis à penser comme elle. Et avant son réveil, j’ai posé ces notes au creux de son sac, sans même qu’elle ne le remarque.

 Je suis un lâche, je n’assume pas mes actions et je reproche à Hedera la témérité des siennes. Seulement, cela ne m’empêche pas de continuer. Je gratte le papier, tout en prenant soin de m’effacer, sans laisser le moindre auteur. Pour moi, ce ne sont que des pages. Des notes que je souhaite utiles pour ma partenaire.

 Honnêtement, je me demande pour quelle raison je fais tout cela pour elle. On ne se connaît depuis que peu, nos souhaits sont fondamentalement différents. Et pourtant, sa santé est tout ce qui me préoccupe à l’heure actuelle. Peut-être est-ce dû au moment de notre rencontre ? Lorsqu’elle a crié sa volonté de vivre, je me suis senti transcendé. Comme si cette maigre voyageuse s’était logée au fond de mon âme, me chuchotant constamment son plus grand souhait.

 Dès l’instant où j’ai pris sa main pour quitter mes entraves, je me suis promis quelque chose. Ce moment de liberté est pour moi le début d’un serment : je dois protéger Hedera, quelque soit la menace. Et aujourd’hui, je m’apprête à tenir parole. Peu importe quel danger se trouve au fond de l’appartement 101, je vais l’anéantir pour le bien de ma partenaire.

 Je gonfle ma poitrine d’une respiration décidée puis passe le pas de la porte. Mon œil s’adapte à l’obscurité du bâtiment. Je n’ai aucun problème à voir dans le noir, en revanche ma nyctalopie n’est pas parfaite. Je ne peux distinguer les couleurs que par des nuances de gris. Ce détail n’est pas trop gênant. Mes autres sens peuvent également appuyer ma vue en cas de confusion.

 L’appartement en lui-même ne présente rien d’alarmant. Il est constitué d’une cuisine, comprenant une table avec deux chaises. Une bibliothèque aux livres indéchiffrables est posée derrière un bureau. Une porte est installée sur le mur de droite. Je m’approche doucement et appuie sur la poignée, la chambre de Taxus se dévoile sous mon œil. Cette pièce est composée d’étagères remplies de vêtements, ainsi que d’un lit double.

 Je retire les bouchons qui obstruent mes oreilles. Un maigre sourire prend place sur mon visage. Je suis rentré il y a peu et voilà que je trouve quelque chose d’intéressant. Un petit son résonne, on dirait une voix. Je me concentre sur mon ouïe, le tout en me déplaçant dans la pièce. J’ai beau bouger, je n’ai aucune indication précise. Soudainement, la révélation prend place sur mon visage. Ma tête se place délicatement sur le plancher, le son est plus clair.

 Aucun doute là-dessus, il y a un étage inférieur. Voilà qui est intéressant, je me demande bien ce que cette « voyageuse » cache en dessous. Cependant, comment puis-je accéder à ce sous-sol ? Je ne préfère pas casser le parquet, au risque d’attirer l’attention. Il doit y avoir une entrée quelque part, peut-être près des meubles ? Mon regard analyse les recoins de l’étagère, il n’y a rien. Qu’en est-il du lit ? Je m’accroupis sur le sol puis me penche. La surprise arrondit mon œil, j’ai trouvé ! Sous la literie se trouve une trappe.

 Je déplace le meuble avec précaution malgré les nombreux grincements. Cet emplacement est problématique. Si je ne remonte pas à temps, Taxus comprendra sans peine que je suis allé en dessous. Peu importe ! La porte d’entrée est bien ouverte et mon action est limité. Contrairement à Hedera, je ne risque rien ici. Une fois que j’aurais découvert la vérité concernant cette intruse, ma partenaire et moi pourrons prévenir la base. Oui, c’est le scénario le plus sûr et pourtant, j’ai énormément de mal à croire qu’il soit réalisable. La possibilité que Taxus soit un agent spécial ne peut être écarté. Néanmoins, quel intérêt y-a-t-il à tuer mon associé ? Je ne comprends pas.

 Je lâche un soupir en remettant de l’ordre dans mes pensées. Inutile de se creuser la tête, je dois étudier ce sous-sol. La trappe dévoile l’accès à une échelle, une maigre lumière semble provenir d’en bas. Pas de doute, je ne suis pas seul ici. Par conséquent, je dois agir avec le plus de discrétion possible, en espérant de ne pas me faire prendre.

 Je descends prudemment l’échelle avant de poser pied dans le sous-sol. L’étage inférieur est composé d’un petit couloir, la lumière provient d’une pièce au fond. Mon regard se pose sur le sol de pierre. Parfait, je suis au moins sûr que rien ne grincera sous mes pieds. Le son provenant de la pièce se tut, un silence complet règne ici. Une grimace d’agacement prend place sur mon visage, on m’a repéré. Je patiente le temps de quelques respirations, toujours rien. Que dois-je faire ? Je ne peux pas revenir en arrière maintenant, il y a des choses que je dois découvrir plus loin. Quel que soit la personne qui m’attends, je ferais face à cette menace. Ce n’est pas comme si elle pouvait me tuer de toute façon.

 J’avance d’un pas léger dans le couloir puis pénètre dans la pièce souterraine éclairée par un lustre. L’étonnement prend place sur mon visage, il n’y a personne. Cette salle est uniquement composée d’un bureau, et d’une étagère portant quelques objets. Je m’approche des meubles pour les observer puis constate avec étonnement ce qui est entreposé. Des navigateurs, il y en a trois. Qu’est-ce que ça veut dire ?! Il y a d’autres voyageurs dans ce monde ? Je saisis d’une main l’un des objets. Il y a des taches brunâtres dessus, je m’approche pour renifler l’engin, une odeur métallique embaume mes narines. Aucun doute possible, c’est bien du sang !

 Je lâche avec précipitation l’objet, des sueurs froides entoure l’entièreté de mon corps. Mes muscles se mettent à trembler, réveillant au passage mes nécroses. Les bouches qui les composent se manifestent souvent sous l’action de fortes émotions. Il faut que je garde mon calme, si leurs dents s’entrechoquent elles vont attirer l’attention.

 Tout va bien Gangrène, respire. Le sang est sec. Ce n’est pas celui de Hedera, j’ai encore l’occasion de la sauver. Vraiment, qui peut bien être Taxus ?! Que sont devenus les propriétaires de ces navigateurs ?! Non, inutile de se creuser la tête, la réponse est évidente. Ils ont été assassinés par cette intruse ! J’effleure du bout des doigts le meuble, j’espère qu’ils n’ont pas soufferts. Je lâche un soupir, encore des personnes qui ont atteint mon but sans que je puisse les rejoindre.

 Je secoue la tête en réarrangeant mes pensées. Il y a des choses qui doivent être encore vérifiées. Mon regard se concentre sur les tiroirs de l’étagère. Je saisis la poignée du plus proche et tire sur celle-ci. L’intérieur présente une feuille usée par le temps, comprenant une écriture lisible :

Résidence Gretel, Angleterre.

N’oublie pas ce jour !

Je reste bloqué face à ces quelques mots. Le fait que je puisse lire ceci prouve bien que Taxus ou un autre voyageur l’ait écrit. En plus de se faire comprendre des indigènes, leurs manuscrits peuvent être lisibles à n’importe quels yeux. Cependant, le détail le plus troublant reste ce nom : « Gretel ». Mon tout premier partenaire le portait à notre rencontre.

 Et pour ce qui est du jour ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Le terme « Angleterre » m’est également inconnu. Machinalement, je retourne le papier et constate le contenu de son verso. Il s’agit d’une photographie, les bougies à proximité me montre les teintes grises que contient cette image. Ce cliché illustre deux personnes, des hommes se tenant par les épaules. Celui de gauche a une allure très efféminée, son visage est fin, imberbe et très soigné. À droite, son total opposé. Cet homme possède une barbe mal taillée, des cheveux coiffés brutalement en queue de cheval. Ces deux-là ont l’air d’être heureux ensemble. Je me demande bien qui sont ces personnes ? Étrangement, celui de droite me rappelle vaguement quelqu’un, mais difficile de savoir qui exactement.

 Quel est le secret de cette photographie ? Quel rapport y a-t-il avec Taxus ? Le seul lien que je puisse faire est avec le nom de mon premier partenaire: Noah Gretel. En revanche, il ne m’a jamais parlé de cette fausse collègue. Il y a peut-être d’autres informations ailleurs, je n’ai pas encore consulté le deuxième tiroir.

 Je repose la photo, puis continue ma fouille. Une autre accompagnée d’une lettre s’y trouve. Le cliché tout en couleur montre une petite fille. Ses cheveux sont châtains et ses yeux marrons. Sur son nez se trouve un petit pansement rose. Le regard de la fillette est inquiet, sans aucune joie apparente. Je retourne l’image, rien n’est marquée au dos. Qu’en est-il de la lettre ?

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Ma très chère femme,

Ce mois dernier, j’ai pris sous mon aile une petite fille, répondant au doux nom d’Hélène. J’adore sa bouille, elle est tellement adorable ! Je compte la garder un temps, en attendant qu’elle se remette du meurtre de sa mère. Cependant, elle ne sourit plus depuis ce moment où je l’ai rencontré.

Elle ne veut rien manger de ce que je lui donne, persuadée qu’il s’agisse de poison. Et pourtant, lorsqu’on a fait la cuisine ensemble, elle m’a paru un peu soulagée. Honnêtement, sa présence me rappelle sans cesse ton souvenir. Je voudrais l’élever à tes côtés, mais je sais que c’est impossible.

Dis-moi, où es-tu ? Pourquoi ne réponds-tu jamais au moindre de mes appels ? J’espère que tu ne te sens pas seule. Je voudrais tant te revoir, s’il te plaît dis-moi ce qu’il se passe.

Signé ton homme

PS : Je t’envoie la photo de la petite demoiselle, elle est trop mignonne *-* !

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 Je fixe d’un œil ahuri la lettre. Que… Qu’est-ce que ça veut dire ? Taxus est mariée ? Dans ce cas, qui est son mari ? Et qu’en est-il de la petite fille ? Je retourne une nouvelle fois la feuille, rien au verso. Il n’y a aucune enveloppe pouvant m’éclairer sur le destinataire. Je repose les documents en fermant avec précaution le tiroir. Ce n’est pas bon, mis à part les navigateurs, ces documents ne me sont d’aucune utilité.

 Et pourtant, je devrais m’en contenter. Si jamais Taxus souhaite me mener à la baguette comme dans le couloir de l’académie, je la déstabiliserais en lui parlant de son mari. Du moins, s’il s’agit réellement du sien. Le bureau à côté de l’étagère ne présente rien. C’est étrange, je me demande où est-passé le son de tout à l’heure ?

— Paaati ?

Je me retourne brusquement vers la source sonore, je n’avais pas remarqué ce rideau sombre à ma droite. Voilà qui est intéressant, je me demande qui peut bien se cacher derrière.

— Non, elle est encore là, murmure une voix masculine. Tais-toi si tu ne veux pas qu’elle vienne !

Elle ? Ces deux personnes doivent me confondre avec Taxus. Et vu leur comportement, ils semblent la craindre. C’est bon signe, je peux sans doute rallier ces gens à ma cause et leur demander des informations sur la propriétaire des lieux.

 Je m’avance dans la direction du rideau, un cri étranglé en jaillit. Je saisi d’une main l’objet et le balance sur le côté d’un geste décidé. Le lustre derrière moi parvient à me montrer les couleurs de cette vision d’horreur. Je suis un Désastre avec une apparence répugnante et pourtant, ce que j’ai sous l’œil est douloureux. Derrière ce rideau se trouve un petit espace occupé par deux personnes au physique immonde. L’un d’entre eux possède une peau verte, des yeux vitreux et des nageoires naissant près de ses oreilles. L’autre, bien plus hideux, est défiguré par des centaines d’orbites aux couleurs écarlates, dont certains présents à l’intérieur de sa bouche. Son visage est méconnaissable, difficile de dire qu’il s’agit d’un homme avec une telle apparence.

 Les regarder suffit à peindre mon visage de tristesse. Le fait que j’ai compris leur paroles ne signifie qu’une chose : ce sont des voyageurs. Voilà donc ce que sont devenus deux des propriétaires de ces navigateurs.

— Toi, dit celui aux nageoires, qu’est-ce que tu fais ici ? Qui es-tu ?!

Sa méfiance est tout à fait compréhensible, je me dois de le rassurer :

— Je suis Gangrène, un Désastre. Rassurez-vous je ne suis pas avec Taxus.

Le soulagement se lit sur son visage vert.

— Un Désastre, je m’attendais au mieux à tomber sur des renforts de la base.

— Je suis venu dans ce monde avec ma partenaire, déclaré-je.

  • C’est vrai ?! s’écrie-t-il. Dans ce cas tu devrais la protéger ! Cette furie l’a certainement pris en grippe, elle ne va pas tarder à la tuer !

— Je suis au courant et…

Je coupe ma réplique, interloqué par le déplacement de l’homme défiguré. Sa main pleine d’orbite agrippe l’épaule de son compagnon de cellule, sa bouche épelle difficilement ses mots :

— Paaaaaa Tac…Tacsuss, Tsi, Tsi.

  • Ne fais pas attention à lui, reprend l’homme vert avec tristesse. Il essaye juste de souligner ton erreur. Le nom de cette femme n’est pas Taxus, elle nous a tous eu. Seuls moi et mon partenaire sommes encore en vie, mais à ce prix…

L’étonnement agrandit mes orbites, comment peut-on transformer les gens de cette manière ? Qui est-elle réellement ?!

  • Quel est son nom ?! demandé-je avec panique, sans lâcher du regard l’homme aux multiples orbites.

— Tsi… Tsi…, épelle difficilement ce dernier.

L’homme vert lâche un soupir puis me regarde droit dans les yeux. Une lueur de désespoir anime ses iris vitreux.

  • Savoir son nom est inutile, tu devrais fuir avec ta partenaire ! Si tu es venu pour la malédiction, oublie et pars ! J’ignore comment elle peut être encore en vie, mais tu devrais en profiter.

La surprise s’additionne à ma panique. Je devrais abandonner la malédiction ici ?

  • Je comprends ton hésitation, reprend l’homme après avoir analysé mon expression. Mais sa vie est en jeu ! Elle doit prévenir la base que cette chose inhumaine nous tue ! Seul le père des voyageurs est capable de l’affronter, et encore ce n’est qu’un espoir.

Le père des voyageurs, ils parlent bien de l’homme à la tête de la base ?

— Penses-tu qu’il soit assez puissant ? demandé-je avec curiosité.

  • L’espoir fait vivre, et même si son intervention est vaine, personne d’autre n’ira dans ce monde. Cette Source sera…

Les paroles de l’homme vert sont stoppées par celles de son compagnon aux orbites. Celui-ci s’agite de manière suspecte en secouant son partenaire.

— Aaaaah… Aaaaah !

— Qu’est-ce qui te prend ? s’écrie le voyageur aux nageoires. Attends que j’ai finis de parler !

— Tsi… Tsiru…

La réaction du défiguré réveille subitement ma prudence. Je dois partir, et vite ! Cependant, je ne peux pas laisser ces deux-là !

— Voyageurs Canis lupus et Ranunculus ficaria… mourrez maintenant.

Ces mots qui ont stoppé ma pensée résonnent dans toute la pièce. Puis, dans un soupir, les deux hommes s’écroulent sur le sol. Leur corps mous ne présente aucune respiration, comme si la vie qui les animait s’était enfuie dès la fin de cette phrase.

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