Chapitre 6. RAYAD TERRITOIRE ROYAL

10 minutes de lecture

Le grincement des poulies de ma bulle d’emprisonnement rompt le silence de la nuit qui se termine. Dans un dernier effort, j’essaye de secouer ma prison transparente en suspension mais je m’effondre en sueur. Je n’ai plus la moindre force. Je repousse d’un geste mes cheveux trempés amassés sur mon front haut, et les rejette en arrière. À Ménora, pas de cellules humides aux barreaux d’aciers en sous-sol du palais, les prisons sont à l’air libre pour que chaque prisonnier soit bien visible de tous. Je me retrouve donc comme n’importe quel maraudeur, à la merci des vents, dans une bulle d’air de deux mètres de diamètre, suspendue par des poulies d’aciers, comme un ballon, au centre de la place d’or. Cette dernière est placée en surélévation sur la vallée, et les vents venant de l’ouest giflent nos cages qui ondulent dans des geignements. Et moi, j’ai la nausée.

Je regarde autour de moi, je surplombe la vallée et son fleuve, le palais à quelques rues m’apparait comme un refuge inaccessible dorénavant. Bâti de sable fin, ses tourelles en spirales me rappellent au souvenir d’Elyas. Puis, mon regard revient au premier plan, et j’observe les autres bulles qui sont placées autour de la place, dans le même sillage circulaire que la mienne, formant un halo disgracieux. D’autres prisonniers, résolus à leur sort.

Par une force d’inertie improbable, nous ne pouvons sortir d’ici, mais les personnes extérieures peuvent y entrer certaines parties de leurs corps, pour nous apporter à manger par exemple. C’est le cas de Myosotis, ma domestique, que j’observe en contrebas. En quelques secondes, elle est parvenue à ma hauteur, à genoux sur un tapis en grosse laines aux motifs géométriques colorés. Malgré ce qu’on raconte dans les contes pour enfants, les tapis ne sont pas volants, mais peuvent seulement s’élever de plusieurs mètres verticalement. Une dizaine de mètres dans ce cas précis. J’aperçois son air poupin, malgré son âge avancé, puis un léger sourire transparait sur ses lèvres fines. Elle m’apporte de quoi me nourrir, et une carafe d’eau. Plongeant la main dans ma prison transparente, comme dans un fantôme, elle pose le tout sur le sol laiteux sur lequel je suis assise. Je m’empare de l’eau claire et en avale plusieurs goulées. Le tapis effectue un mouvement de va et vient qui rapproche Myosotis de ma personne. Je m’approche de la paroi, qui sous ma main, est dure comme la pierre. Ce mécanisme d’emprisonnement est proche de la magie.

Je suis contente de la voir, bien que j’ai l’impression d’avoir inversé nos rôles. Elle est libre et souriante, je suis déchue et amère.

— J’espère que vous sortirez bientôt d’ici ma dame, me chuchote-elle. Je voulais vous informer, notre roi m’a demandé d’être sa nouvelle domestique officielle et vu que vous êtes ici, je n’ai pas pu…

— Déclinée cette offre… Je comprends. Tu es une femme douce et honnête et j’espère que Taofik ne te changera pas.

— Ho pour sûr, ma dame, je vous serai toujours dévouée.

— Ne dis ça à personne dans le palais, ce ne sont pas tes amis, mais des sbires au service du nouveau roi, ils doivent te croire intègre à leur cause. N’évoque jamais la moindre affection pour Elyas et moi.

— Je vous promets ma dame.

Sur ces mots, elle ravale un sanglot. Son dévouement me fait chaud au cœur, mais je n’en montre rien.

— Mais si vous avez besoin de moi, ajoute t-elle, ici, ou…ailleurs - puisque vous allez sortir d’ici peu, j’en suis certaine, vous n’avez rien fait de mal- je serai là, n’hésitez pas.

Un sourire franc inonde mes lèvres.

— J’y penserai.

— Je reviendrai vous apporter chaque jour de quoi subsister. je me suis portée volontaire

Sur le point de redescendre, Myosotis se retourne subitement.

— Je voulais juste vous dire, votre époux, mon défunt roi, a lui-même instauré ces bulles d’emprisonnements, vous les comprenez sans doute mieux que moi-même, si ce n’est parfaitement.

— Que veux-tu me dire ?

— C’est tout, je… devais apporter votre repas. J’espère vous revoir très bientôt.

Et elle s’en va.

Je médite ces paroles. Oui, je connais ces bulles, Elyas en a lui-même dessiné les prototypes. Mais à quoi cela me servirait-il ? À m’échapper ? Oui, je connais la trappe secrète et le code à tracer dans la bulle pour qu’elle s’effiloche comme la laine d’un mauvais pull. Mais que ferais-je une fois échappée, pourrais-je vivre en exil hors du palais où j’ai toujours vécu ? Fiancée depuis ma naissance à mon défunt époux, je n’ai connu que ses murs de sable fin et son odeur de rose du désert, salée et vivifiante. Si je m’échappe d’ici, il faudrait que je puisse revenir dans ce palais, mon palais, mon territoire, en toute impunité. Hors c’est impossible en tant d’évadée recherchée.

Et soudain, j’ai une idée. Une idée complètement folle.

Autour de moi, l’aube est sur le point de se lever. Le soleil commence à briller, et bientôt la chaleur va se répandre comme un étau au dessus de nos têtes, étouffante. Un rayon de soleil m’éblouit et je place mon bras devant mes yeux, comme un bouclier. Je me relève, je dois être forte. Lorsque j’abaisse mon bras, j’aperçois la bulle d’en face où un prisonnier comme moi se languit dans sa bulle. L’homme qui y est enfermé a de longs cheveux noirs, et ses yeux me fixent intensément. C’est le grand inconnu du bal, celui qui me suivait constamment du regard. Il est emprisonné également, alors qu’hier soir il était encore avec les autres. Qu’a-t’il fait pour mériter cela ? Un homme n’est pas puni facilement, contrairement aux femmes, ils ont le droit à l’erreur, seul les graves crimes sont passibles d’incarcération. Peut-être était-il dans la ligne de mire de Taofik ?

Je réprime un frisson et évite son regard. Puis je me tourne, le désert comme seul point d’horizon. Je repose ma tête contre la paroi de la bulle, et établis le plan de mon idée, pour qu’elle se concrétise.

J’ai dû m’endormir car je suis réveillée par l’oiseau. Je sursaute presque lorsqu’il se pose sur mon bras en sautillant. Je n’en reviens pas, il a réussi à pénétrer dans la bulle.

— Oh c’est toi ! Je t’avais totalement occulté de ma mémoire. Mais toi, tu te souviens de moi.

J’avance mon doigt vers son bec fin de volatile. L’oiseau pépie. Et sautille sur ses pattes couvertes d’écailles. Comme s’il attendait quelque chose.

Je me frappe le front du plat de la main.

— Ton message, c’est vrai! Ton destinataire doit l’attendre avec impatience, mais tu t’es trompé de cible, je ne suis pas cette Sara. Ne me regarde pas comme ça, je vais te la donner ma réponse.

Voilà que je parle à un oiseau ! Je secoue la tête devant mon comportement invraisemblable. Puis, je décide de mettre mon plan à exécution. L’oiseau en fait partie.

Je mords ma lèvre inférieure, honteuse de me servir d’une personne qui tente de retrouver un être cher pour mener à bien mon projet. Néanmoins, ce lien avec l’extérieur sera probablement ma seule porte de sortie. Dans un élan de vigueur, j’arrache d’un coup un carré de tissu du dessous de ma robe, laissant un trou béant dans la dentelle du jupon d’un bleu pastel. Lorsque je replace le tissu plus épais et bleu foncé de ma robe par-dessus, nulle trace de cet acte sauvage ne transparait. Je lisse ensuite du doigt le bout de tissu pour le défroisser. Dans un deuxième temps, je tire méticuleusement sur un fil échoué malencontreusement sur le haut de ma manche et observe peu à peu le tissu s’effilocher de ma manche. Après plusieurs minutes, il ne reste rien qu’un long fil de coton d’une couleur bleutée. Parfait, songe-je. J’essuie une goutte de sueur tombée sur mes yeux. Dernière étape : retrouver dans le fatras de mes cheveux longs laissés à la dérive des vents, une pince encore accrochée. En m’emmenant ici, les gardes de Taofik m’ont enlevé mes bijoux et mes foulards, mais n’ont pas pensé à fouiller dans ma chevelure. La pince salvatrice dorée apparait sous mes doigts. Je m’installe confortablement le dos contre la paroi de ma cabane perchée, les genoux repliés sous mon corps.

Je sens le regard aussi brulant que le soleil qui est maintenant haut au dessus de nous, du prisonnier d’en face. Devrais-je le reconnaitre ? Qui est-il ? Pourtant, je suis certaine de ne l’avoir jamais vu auparavant. Mais c’est comme s’il cherchait à attirer mon attention, à me dire quelque chose. Je le vois passer sa langue sur ses lèvres. du sang coule de son visage. Je laisse ma curiosité de côté pour me concentrer sur mon ouvrage. Avec dextérité, j’attache le fil de coton autour de la pince à cheveux. Je sers de toutes mes forces par des nœuds de marin auxquels Avân m’avait initié lors de ces longues après midi où Elyas, parti au combat, je me retrouvais seule au palais. J’expire une bouffée d’air. Puis, d’un geste rageur, je fends le tissu de ma robe avec la pince devenue aiguille, et je commence à tracer mon message. Le fil en traversant de part et d’autres le tissu, forme des lettres dont la couleur foncée apparaît en relief sur le tissu clair. Je parsème le tissu de mes mots. Satisfaite de mon ouvrage, et fière d’appliquer mes talents de couturière de femme à des fins d’évasion, je souffle une fois la tache terminée. J’observe mon bout de tissu, le roule sur lui-même et le tend vers l’oiseau, qui attendait sagement dans un coin de la cage. Je lui fixe autour des serres. Aussitôt, j’ai une hésitation, comment va-t-il sortir d’ici ? Alors qu’il est entré entièrement dans cette prison volante. S’il ne peut s’évader, je suis perdue. Brusquement, je me souviens de la trappe secrète. Sauf que si je l’active en plein jour, les autres prisonniers pourraient me voir et s’échapper à leur tour, je ne sais pas quoi faire.

Et puis j’ai si chaud. Le soleil frappe de plus en plus fort. Comment les prisonniers peuvent-ils rester ainsi sans bouger dans un espace exigu avec l’astre solaire dardant de ses féroces rayons sur nos têtes à sa merci ? Ce n’est que ma première journée là-haut mais je suis déjà en sueur.

J’entends des cris de joies et des ballons s’envoler du côté du palais. Le couronnement doit avoir eu lieu. Je décide d’enlever la première couche de mes vêtements, peu importe si je me retrouve en chemise brodée, je ne suis plus représentante de mon peuple, il faut que je m’y fasse. Taofik a-t-il choisi une autre femme pour être la nouvelle reine à ses côtés ? J’en viens un instant à regretter de n’avoir pris la main de Taofik, puis me ressaisis instantanément, comment puis-je penser cela ? C’est la chaleur qui me fait parler ainsi. J’enlève ma robe et m’en sers comme une cape, pour cacher ce que je fais. L’oiseau est dessous avec moi, intrigué. Ses plumes mordorées m’évoquent le sable du désert qu’il a dû traverser pour venir jusqu’ici.

J’essaie de me rappeler des indications d’Elyas lors de la construction de ces bulles novatrices.

— Une manière d’avoir tout le temps l’œil sur nos ennemis, chaque personne constituant le peuple pourront venir les observer, mais sans jamais les toucher.

— Et si nous devons faire sortir un des prisonniers, cela est-il possible ou croupiront-ils tous dans leur prison ?

— Ne sois pas si négative, Rayad, bien sûr qu’il existe une échappatoire. Mais seuls les membres de la sécurité les connaîtrons, et toi comme moi, bien évidemment.

Et là-dessus, il m’avait révélé de ces yeux rieurs, ce qui lui semblait être une invention de génie. Sauf lorsqu’un des membres de pouvoir se retrouve enfermé et connait le secret d'évasion.

Je me penche vers la paroi lumineuse et tâte de la main jusqu’à trouver un léger soubresaut au niveau de mon menton. Je m’étonne d’ailleurs qu’aucun prisonnier, vivant là durant des jours et des nuits n’ait jamais détecté cette faille. J’utilise mes ongles colorés pour gratter le renfoncement. Puis, je m’arrête dans mon geste. Je regarde autour de moi. Le prisonnier me fixe. Encore. Un frisson me parcourt la nuque. J’en suis mal à l’aise.

Je décide d’attendre la nuit pour mettre au point mon évasion. Personne ne me verra. Personne ne me dénoncera. Petit oiseau, tiendras-tu encore jusqu’à la nuit ? Je vois son bec qui gratte lui aussi la paroi, de tout côté. Ce symbole la liberté n’est pas habitué à être enfermé. Dans une bulle transparente de surcroit.

Lorsque la nuit tombe enfin, elle s’accompagne d’une pellicule de fraicheur qui recouvre mes épaules. Le soleil a disparu derrière les dunes au loin. La nuit est plus noire que noire. Je retourne à l’endroit affaibli de la paroi, que je continue de gratter, de plus en plus vite. Mes ongles rétrécissent. Mais je continue. L’oiseau m’accompagne. Elyas m’a assuré qu’en grattant suffisamment à cet endroit précis, la couche transparente qui recouvre les bulles d’emprisonnements se dissoudra. Un léger trou suffira à faire chuter doucement la bulle, pour qu’elle arrive jusqu’au sol, l’air extérieur entrant dans la bulle hermétique lui faisant prendre du poids.

Au bout d’une heure, ou deux, j’ai perdu la notion du temps, je sens enfin un tissu fluctuant prendre le vent et se détacher de ma bulle. Je ne vois rien mais je touche du doigt la surface qui est maintenant déchirée par la présence d’un petit trou. L’oiseau joue de son bec pour agrandir le trou. La liberté est à portée de bec. Tant qu’il arrive à s’échapper et à porter mon message, je suis rassurée. Elyas a ajouté après ses explications sur les bulles, qu’une fois le trou formé, deux jours sont nécessaires pour que la bulle descende. Un seul pour qu’on s’en rende compte autour de moi, avec un peu de chance, personne ne donnera l’alerte, le couronnement attirant du monde vers le palais et non vers les prisons. Mais je n’y crois guère. Il y a tout de même des gardiens. Bien que, vu d’ici, ils semblent plus attirés par leurs parties de jeu de Gom que par la sécurité des prisons.

J’entends un sifflement aigu, l’oiseau a réussit à s’échapper. Il volète quelques instants face à moi, puis bat des ailes frénétiquement en direction du nord.

Bon vol, petit oiseau, tu es mon seul espoir…

Annotations

Vous aimez lire Tichousmile ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0