Chapitre 5. IRAM - TERRITOIRE D’OUSSANE

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Les roulettes de la charrette crissent sur le sol rocailleux. Dans des grincements de poulies rouillées, l’engin continue sa course malgré les obstacles : fil de fer, poutre porteuses en bois, corps humains, qui coupent sa route. Les enfants qui la trainent sont las, nerveux et sursautent au moindre bruit. Je les observe, caché derrière une tôle froissée posée en travers de cette même route. Dans cinq minutes, ils passeront à mes côtés. Soudain, le plus jeune des enfants, une fille à la peau noire et aux cheveux enrubannée de coton vermillon hurle à plein poumons :

— Merveilles, potions, reliques, objets de première nécessité. On a tout dans la charrette magique, venez donnez votre prix, il sera le nôtre. Merveilles, potions….

Et elle continue dans cette tonalité, quatre ou cinq fois la même tirade.

Je croise le regard d’un ptit gars aux yeux bleus, il m’a repéré, je me lève, époussette mon tee-shirt. Je m’approche, il m’interpelle d’une voix bien trop grave pour son âge, il doit avoir cinq ans de moins que moi.

— Tu viens faire affaire ? t’as combien sur toi ?

— Benny ! s’exclame la fille à la peau noire charbon, on ne s’adresse pas comme ça à un futur client. Salut ! Quelque chose t’intéresse : merveilles, potions reliques…

— Et objets de nécessité, je sais, j’ai entendu. J’me demandais si vous n’aviez pas de quoi se remplir la panse.

— On n’est pas tes parents.

— Benny !

— Ba quoi, il ne croit pas que j’vais lui donner un bout de pain.

— Alors vous avez du pain ?

— Pas pour toi.

— Excuse le, intervient le troisième enfant, si petit que sa tête arrive au niveau de la charrette, qu’il tente de pousser tant bien que mal. Toi comme nous, n’avons plus de parents pour nous nourrir je suppose. Et non, on n’a rien qui te remplira l’estomac. Mais on veut bien partager un bout de pain.

Il adresse un regard plein de reproche au dénommé Benny.

— On vient surtout pour ceux qui ont de l’argent, et avec ça on rachète aux verts de la nourriture, ajoute la fille.

Je hoche la tête.

— Je peux ?

Je désigne du doigt la charrette pleine à ras bord, mais dont le contenu s’efface sous un drap poussiéreux. La fille le soulève et j’aperçois des dizaines de bibelots qui s’entassent dans le rectangle de bois. J’ouvre des yeux ronds comme des billes, tout me fascine, les objets sont brillants, rutilants, et certains me sont totalement inconnus. Ils les ont volés, j’en suis certain. Ce sont des pilleurs de maisons abandonnées par la guerre.

— Alors, t’achètes quelque chose ?

Le petit Benny a les coudes posés sur ses hanches et attend une réponse. Bien que mes yeux brillent devant tout ce luxe, je suis obligé d’avouer la vérité.

— J’ai pas d’monnaie.

— Alors t’as rien à faire là.

— Benny, va faire un tour. Moi c’est Jita, et lui c’est Kram. La jeune fille me tend la main. Désolé pour mon petit frère. Il a une carapace de tatou, mais un cœur de bilbie.

— Avec tout ce qui se passe en ce moment, nos parents tués sous les gravats… c’est pas facile, renchérit le dénommé Kram. On survit comme on peut.

— J’comprends.

— Et toi, c’est la première fois qu’on te voit ici !

— Je viens d’un autre village à quelques kilomètres d’ici. La guerre.

Et dans cette unique expression, je vois leur hochement de tête. Ils comprennent. Pas la peine d’en dire davantage.

Benny revient soudain en courant de la rue où il était allé faire son tour.

— Ennemis en vue, on se bouge les gars !

Aussitôt, Jita et Kram s’empressent de recouvrir leur chariot de la couverture et de quitter la rue. Jita me lance un :

— Si jamais t’as besoin, tu peux nous trouver au bord du lac.

J’entends encore les roues de leur machine infernale crisser pendant cinq bonnes minutes, puis la poussière de leur passage retombe. Je suis seul. Je ne sais pas de quel ennemi Benny parlait mais je ne vois personne.

Je décide de rentrer. Je réussis à cueillir quelques baies en bordure du village, ça devrait suffire. La nuit va bientôt tomber. Et demain, j’irai du côté de ce lac dont a parlé Jita. Situé en contrebas, j’ai aperçu de la montagne sa surface bleutée. J’y trouverai peut-être des poissons. Si le feu de la guerre ne les a pas tous tués.

Je sors une baie de mon sac à dos. Je croque dans sa peau croquante et un filet de jus sucré s’en échappe. Il me coule dans la gorge. ça fait du bien. C’est loin d’être aussi bon que la soupe de maman. Mais ça fera l’affaire. Au fond de mon sac, je tâte le sablier que j’ai trouvé dans la grotte. Je le sors et le manie avec précaution. Il resplendit. J’observe ses fins grains s’écoulaient, d’un sens, puis dans l’autre quand je le retourne. Non, il y a un problème. Il ne s’écoule pas dans l’autre sens. Je me penche vers lui, et remarque qu’une fine paroi dorée bloque l’écoulement entre les deux parties du sablier, comme si c’était deux sphères de verres collées ensemble, et non un sablier comme on pourrait le croire.

Le croassement d’un corbeau brise ma réflexion. La place sur laquelle je me trouve est déserte. Je n’ai croisé qu’une dizaine de personnes aujourd’hui. Rien à voir avec les villages d’Oussane avant la guerre. Les tuniques colorés des habitants et leurs rires emplissaient les places de joies. Chaque matin, le marché réunissait toutes les familles dans les rues au gré des stands odorants plein d’épices et de viande grasses. Ici, le village est désert. Tous les habitants semblent avoir fuis, ou se cachent. Tout est en ruine. Il faudrait que j’avance plus dans le territoire. Il doit bien rester des gens qui ne sont pas partis, qui aiment leur terre plus que leur sécurité. Et Sara, où est-elle ?

Je relève le menton et voit une silhouette au loin, disparaitre derrière une colonne. Comme s’il se cachait. Je n’en tiens pas compte d’abord et continue mon chemin, jusqu’à mon abri. Un bruit faible de pas mais pourtant si présent me fait me retourner derechef. Et là, j’aperçois à nouveau une ombre, bien plus près de moi, s’évaporer une nouvelle fois derrière une carcasse de voiture. Mon p’tit cœur bondit dans ma poitrine. Serais-je suivi ? Est-ce l’ennemi dont parlait Benny ? Que me veut-il ? Je n’ai rien sur moi et je suis plus habitué à une bataille franche et directe comme lorsqu’on se battait avec les soldats à coups de poings bien placés avec Chisi. Mais pas à une partie de cache-cache stratégique qui me fout les jetons, je l’avoue. Je ne sais jamais d’où l’ennemi surgira. Est-cela la guerre ?

À peine ai-je tourné dans l’allée de terre qui sert de rue, que je vois un homme à l’allure terrifiante se placer juste devant moi sur ma route. Je me retourne, et la silhouette que j’avais aperçu prend forme et devient un homme se ruant dans ma direction. Je suis cerné. Les deux courent vers moi, je vois briller une lame dans leur poing fermé et leurs dents argentées leur prodigue un air farouche. Instinctivement, je me rapproche du mur le plus près. Petit, je me glisse dans le trou formé par l’impact des balles et me retrouve de l’autre côté du mur en quelques rampements.. Le temps que les hommes qui me suivent fassent le tour par l’autre rue, j’ai quelques secondes de répit. J’ai fui toute ma vie des soldats, mais je ne pensais pas que des gens de mon propre peuple s’en prendraient à moi. J’ai l’allure d’un gamin des rues, que me veulent-ils ? je n’ai pas d’argent, la seule chose de valeur est ce sablier… que j’ai sorti sur le chemin pour l’admirer. Quelle erreur de gamin ! Quelle négligence de ma part. Ils vont me chiper mon unique lien avec ma sœur, et me laisser mort sur le pavé. Je dois fuir.

Soudain, une ombre noire se trouve devant moi, je n’ai pas le temps de crier ou de frapper, une main se presse contre ma bouche. L’homme est tout en muscle et entièrement rasé. Il est bientôt rejoint par un deuxième, aux antipodes, aux longs cheveux argentés, vêtu d’une tenue de chevalier, tout droit sorti d’un livre de contes. J’essaye de me débattre, mais ils sont plus fort, plus grands, plus âgés.

Ils me plaquent contre le mur. L’homme sans cheveux s’adresse à moi, dans une langue inconnue, puis voyant que je ne réagis pas, répète dans ma langue.

— Tu l’as avec toi ? vocifère t-il tout en crachant de la salive collante sur ma joue.

— Répond, sale morveux.

Son poing refermé autour de mon cou me fait suffoquer. J’imagine ma mère qui me dirait de manger un peu de pain car je suis tout pâlot à ce moment précis.

— Tu lui fais peur Rodrigue.

L’homme aux cheveux argenté dégage une certaine prestance, je suis sûr que c’est le chef.

— Justement, il devrait avoir plus peur que ça de nous, et faire dans son froc tiens !

Mais Crâne rasé détend quand même sa main, et je tombe sur le sol en toussant. Cheveux argenté se penche vers moi.

— Tu n’as pas répondu à mon ami. Tu l’as avec toi n’est-ce pas ? J’ai senti sa présence.

— Je sais pas de quoi vous parlez !

On croirait cette phrase tirée d’un film, mais c’est vrai que n’ai aucune idée de quoi ils parlent.

— Bon ok, on a été sympa avec toi pour l’instant, on ne t’a pas encore touché, alors tu ferais mieux de coopérer.

— Et illico, rapplique son compère.

— Mais je sais pas... J’ai rien avec moi. J’me suis enfui de mon village, je ne cherche qu’à survivre. Vous êtes des verts c’est ça ?

— Des verts ?

Crâne rasé éclate de rire.

— Il nous prend pour des verts t’as entendu ! Pourquoi pas des bleus tant qu’on y est.

Cheveux argentés à une drôle de moue et me fixe intensément, j’en ai le vertige.

— Nan mon gars on est pire que ça, on se bat pas pour notre pays ou pour l’ennemi nous, on a nos propres affaires, et il semble que tu fasses partie de notre plan. Le chef a besoin de toi. On t’a vu parler avec les trois gamins des rues là, qu’est-ce que tu leur a donné ?

— Mais rien, j’ai rien donné, je cherchais des réponses.

— Et à quel propos ? me demande le plus vieux.

— Ça vous regarde pas.

— Pas très malin gamin de pas répondre.

Sur ces mots, ils me fouillent de haut en bas, mes habits sont retournés, je finis nu comme un ver avec en prime quelques baffes bien sentis qui me laissent de rougeâtres marques sur les joues déjà saliveuses. Le contenu de mon sac à dos est vidé. Les quelques pièces de monnaie sont retournées, les baies écrasées, mon couteau lancé contre un pilier.

— Rien chef, rien de rien, on se serait trompés.

— Je ne crois pas.

Il me fixe d’un regard si intense que je vacille.

— On est partout mon garçon rajoute-il, on voit tout, si bien que demain si tu n’es pas venu à nous avec, on te trouvera et cette fois-ci tu ne t’en sortiras pas comme ça.

J’ai la lèvre qui tremble.

— je ne sais même pas ce que je dois vous amener, et où ?

Crane rasé me soulève pas la peau, ça tire j’hurle, mais il ne me lâche pas. Il me place devant ses yeux furieux et me chuchote :

— Ton père nous a volé quelque chose qui nous appartenait. Tu as jusqu’à demain pour nous le ramener, sinon tu sais ce qu’on fait aux voleurs comme toi ici bas, ce sera pire que la mort gamin, pire que la mort.

Et ils me laissent là, chancelant et nu. Je ne sais pas quoi faire, je reste un moment à reprendre ma respiration, je les regarde disparaitre dans le brouillard formé par le sable volant sur le chemin puis je récupère mes affaires une par une. Heureusement que j’ai eu la présence d’esprit de faire tomber le sablier dans la terre entre les murs que j’ai traversé. Je crois que c’est ça qu’ils cherchaient. Mais pourquoi ? C’est juste un cadeau.

De mon père ? Ils ont parlé de lui. Mon père aurait volé ce sablier et maintenant ces hommes sont à sa recherche. Qu’a t-il de si précieux ? Bien sûr qu’il vaut de l’or, beaucoup d’or j’en suis certain. Mais je ne comprends plus rien.

Discrètement, je vais remettre la main sur le sablier, le fourre dans mon sac sans le regarder, et court sans tenir compte de la douleur de mes membres vers mon refuge temporaire. J’y récupère mes affaires et me dis que je ne serai peut être plus en sécurité ici. J’y passerai cette nuit, mais après il me faudrait partir. Vers un autre village, loin de ces hommes, plus près de ma sœur.

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