Chapitre 4 RAYAD - TERRITOIRE ROYAL

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Je tâte les flancs du fauteuil sur lequel je me suis endormie et j’ouvre les yeux. Devant moi : l’étagère de fioles de sables colorés. Sur les cotés : l’immensité du fleuve s’étale sous mes yeux a travers le verre transparent. Et derrière… Je perçois un mouvement dans mon dos, j’opère une volteface.

— Qui est là ?

Le silence me répond. Personne ne devrait être là, pourtant la luminosité s’est abaissée, comme si l’ombre d’un individu était soudain passé devant la fenêtre. Je m’approche de la fenêtre, un des carreaux est fendillé, laissant passer l’air. Je me penche les mains en visière. Un bruit de tintement me fait sursauter et je pousse un cri. Un bec apparait à mes côtés, puis la livrée d’un oiseau. Un simple oiseau.

— Comment es-tu arrivé jusqu’ici toi ?

Je le regarde. Il penche sa tête sur le coté. Je remarque entre ses griffes un message enroulé. J’ose avancer ma main. Il ne bouge pas d’une plume. Avec finesse, je soulève sa fine patte sans blesser ses scutelles et j’écarte de ses ongles arqués le morceau de papier. Chiffonné et raturé, je parviens à déchiffrer le message non sans peine :

Sara, je sé que tu aime les oiso, alors j’ai demandé à celui là de te retrouvé. Ou é tu ?

Sara ? Qui est cette Sara ? Et l’expéditeur ? Et surtout, d’où vient cet oiseau ? Il ne me répond pas, se contentant d’agiter la tête. Il commence à mâchouiller la manche de satin de ma robe de nuit, comme pour attendre une réponse. Mais que répondre à ça. Cet oiseau s’est trompé de destinataire. Le message est mal écrit, ça ne provient pas du territoire royal. Elyas s’était fait un point d’honneur à ce que chacun sache lire et écrire. L’oiseau a dû faire une longue route, et ne pouvant trouver cette fameuse Sara, s’est échoué sur l’observatoire. Je réfléchis quelques instant, et me dis qu’il n’y aurait pas de mal à répondre à cette lettre. Je décide de réfléchir à la réponse à donner au message puis plie la feuille pour y revenir plus tard.

— Tu vas passer la journée ici petit oisillon, je te redonnerai un nouveau message demain, ça te va ? Tu as dû faire un long voyage.

Je ris de me voir parler à un oiseau. Mais je n’ai plus beaucoup de personnes à qui parler dans le château. Même Avân est désormais du côté de l’ennemi. L’oiseau semble me comprendre, il effectue quelques petits sauts sur le rebord de la fenêtre et plie ses pattes pour se reposer. Je fouille dans la pièce et y débusque quelques biscuits dans une boite. Je les émiette et les dépose devant ses pattes. L’oiseau dévore en quelques secondes la pitance. Je le regarde fermer ses yeux.

Je ferai mieux de retourner à mes appartements.

La journée s’étire sans embuche. Je somnole, je marche, je pense. Je suis dans un état semi-conscient. Myosotis vient me prévenir que le couronnement aura lieu en fin d’après midi, mais qu’il sera précédé d’un grand bal. Elle me tend mon invitation, morceau de papier jaunâtre où ont été gravés des mots à la plume. Sa sobriété me marque.

Ma journée passe donc entre promenades dans le parc du palais et préparation pour la soirée. Je n’ai guère le temps de penser à mon mari, et aux confidences d’hier soir. J’observe Myosotis dans le miroir, concentré sur sa tache qui consiste à brosser ma chevelure. Elle n’ose me poser des questions, pourtant je sens sur ses lèvres tremblantes qu’elle en meurt d’envie. Mais je n’ai pas le courage de bavarder. J’ai perdu mon énergie, comme Elyas a perdu la vie.

À six heures tapantes, je pénètre dans la salle de bal bondée.

Elle est éclairée par des lustres rutilants qui projettent une lumière éblouissante et kaléidoscopique sur les silhouettes halées des invités. Les hommes sont vêtus de costumes aux couleurs sombres, brodés d’écussons et d’insignes dont je suis tout à fait incertaine de connaitre la signification de chacun. Ils arborent de longs cheveux peints tressés et ne cachent pas leur cicatrice de combat par des maquillages habituellement utilisés lors de grands événements où chacun doit paraitre admirable. Les femmes portent de courtes robes au tissu transparent. Leurs bras sont peints de dorures lumineuses. Je reconnais certains symboles des différents territoires du royaume tatoués sur leur corps : des génies, des lamas, des papillons. Pas de serpent bien sûr, ils sont l’emblème des territoires de l’ombre, et bien que la salle soit hétéroclite dans la répartition des territoires, aucun représentant de l’ombre n’est venu. Ou n’a été invité. J’ai moi-même un tatouage de soleil ocre sur ma joue, symbole du royaume de Ménora tout entier, et du territoire royal.

De la fumée transparente flotte dans l’air et entoure les corps de sa moiteur. Des danseuses orientales, dans des bruissements d’étoffes et de perles, ensorcèlent les hommes qui, assis sur de lourds fauteuils de cuir, les dévorent du regard. Je suis surprise de l’ambiance qui règne ici. Le bal avant le grand couronnement doit être élégant, raffiné et représentatif d’une certaine autorité. Alors qu’ici l’atmosphère est vaporeuse, populaire et étouffante. De lourds rideaux de couleurs noires pendus devant les fenêtres obscurcissent la pièce. Les fontaines de boissons à bulles ont laissé place à des statues de bronze représentants des sortes de lézards géants à la langue visqueuse d’où s’échappent des liquides douteux. Je m’avance dans ma robe bleutée au tissu fluide. Les perles scintillent à chacun de mes pas. J’ai beau être la plus habillée des filles qui m’entourent, je me sens nue. J’ai relevé mes cheveux, noués dans un foulard de soie noire, d’où j’ai laissé pendre quelques mèches. Mon cou est sobrement orné d’un collier de perles d’améthyste. Je veux qu’on me voie comme une reine. Toujours. Bien qu’au fond de moi, je sois dévastée.

À mesure que j’avance dans la foule, je les perçois tels qu’ils sont tous, vulgaires et banales. Taofik a rameuté sa suite entière. Des hommes gras comme des poulets gavés, dont le ventre ressort de leurs costumes mal taillés. Ils boivent au goulot dans des bouteilles d’alcool d’argent, distillé prés du palais. Ils parlent fort et chahutent. Je vois sortir de la bouche de certains une fumée bleuâtre qui répand dans l’espace une odeur nauséabonde. Mais je perçois aussi les femmes de mon royaume qui les regardent avec leurs airs de minauderie. Est-ce moi qui n’ai plus le cœur à la fête, ou au contraire qui perçois ce que je ne désirai par voir avant ?

Je m’approche du fond de la salle. On se retourne sur mon passage, on chuchote, mais je ne distingue par leurs paroles tant la musique est forte. Je perçois Taofik affalé dans le fauteuil de velours qui apporte à celui qui s’y assoit le prestige du pouvoir, il se prend déjà pour le roi. Il me fait signe.

Je traverse la foule qui se meut, s’enlace, se trémousse et jubile. Adossé au mur du fond, je ne peux m’empêcher de remarquer le regard persistant d’un homme. Depuis que je suis arrivé, je sens son aura. Il se fond dans la multitude, habillé de noir. Il a la peau blanche presque transparente et les lèvres rouges, ses cheveux noirs de jais retombent en cascades sur ses épaules, il demeure immobile, alors que ses yeux me traquent en continu. Je réprime un frisson. C’est la première fois que je le vois ici. Probablement arrivé avec Taofik. Il relève sa main droite pour passer ses doigts dans ses cheveux. Je ne peux m’empêcher de remarquer qu’il lui manque un doigt. Il n’en a que quatre.

Taofik m’adresse la parole et je détourne mon regard de l’homme-aux-quatre-doigts. Je suis arrivée prés du trône. J’acquiesce, sans avoir compris un piètre mot du discours enjôleur du futur souverain. Il me tend la main pour m’aider à monter sur la plateforme, je décline l’invitation. Je monte moi-même les quelques marches du pouvoir. Surplombant la salle, je me trouve ici avec les plus proches alliés du futur roi. Je me demande pourquoi je suis là.

La fête continue, et les rires et les danses. L’alcool coule à flot. Chacun s’émerveille des décors clinquants. On parle à mes cotés, je n’entends qu’un écho qui fendille mon crâne, petit à petit. La migraine apparait.

— Tu es bien jolie ce soir.

Je sursaute. La voix de Taofik à mes côtés est mielleuse et avinée. Il est penché près de mon cou. Je souris vaguement. On me sert à boire, on ose parler de mon mari devant moi, de combien il était grand, de combien il était sage. Mais il n’est plus. Ça, personne n’en parle, trop peur de me voir m’effondrer devant tous. Que faire d’une reine qui ne l’est plus et qui sanglote dans son coin ? Non, je reste digne, j’accorde quelques mots à certains d’entre eux. Ils en sont ravis. Taofik me complimente encore. J’ai la nausée.

Et puis c’est l’heure du repas, je suis invitée à la table d’honneur. Je grignote pour faire bonne figure. J’entends des bribes de conversations.

— Le royaume est prospère et il prospérera toujours !

— Quels beaux jardins nous avons là autour du palais, il faudrait cultiver les déserts alentour et redonner un peu de verdure ici bas.

Baliverne.

— La guerre n’est qu’un passage, bientôt nous battrons ces ultra-océanaux. Ce n’est plus qu’une question de jour.

— Oui, nous avons la meilleure armée des environs.

— Rayad, m’accorderais-tu une danse ?

— Comment ?

Je relève la tête à mon nom. Taofik, tout sourire me tend une main. Les danseuses qui ondulaient leurs hanches serties de diamants il y a quelques instants se sont retirées. Un grand espace s’est ouvert sur la piste de danse, on dirait qu’il n’attend que nous. Tout le monde nous dévisage. Je ne peux refuser. Pas devant le royaume entier. Je prends sa main.

— Tu sais que j’ai toujours montré un réel intérêt pour la cause des femmes Rayad.

Je ne réponds pas, je le laisse parler, à mesure que nous dansons. Nos deux mains jointes. Nos corps serrés.

— Dans mon nouveau royaume, je leur laisserai une grande place. Peut-être même certaines auront un rôle dans mon armée.

— Tu ferais ça ?

— Pour qui me prends-tu, un goujat ?

Devant mon absence de réponse, un sourire fend ses lèvres.

— J’ai toujours pensé qu’il y a des sujets auxquels vous êtes plus … sensibles et donc investies. Et parfois, il est utile d’avoir une femme à qui se confier.

— Je n’en doute pas moi-même.

— J’étais certain que tu me comprendrais.

La musique qui se joue est cadencée et sensuelle, elle se danse comme dans le désert, pour remercier le soleil de la vie qu’il nous donne, collée, enjouée, valsante. Tout ce que je ne veux pas être ce soir. Et pourtant, je fais semblant.

— Comme tu le sais, je ne saurai régner comme Elyas la fait, il a eu l’accompagnement d’une épouse dévouée, et je sais à quel point le pouvoir peut faire tourner la tête, continue Taofik.

Où veut-il en venir ?

— Aussi, je me demandais, Rayad tu es belle certes, mais intelligente également, je sais que tu sauras prendre la mesure de ma proposition et y réfléchir comme il se doit. Pour le royaume vois-tu, pour nos terres.

Je l’interromps :

— Quelle proposition ?

Taofik me prend la main et la pose sur son torse, je le repousse. Cette danse est déjà suffisamment humiliante. Je n’ai pas envie de danser contre lui. Plutôt mourir. Et pourtant je le fais.

— Je sais aussi que ton indépendance en tant que reine est pour toi extrêmement importante.

— Taofik, si tu as quelque chose à me dire, dis-le. On se connait depuis longtemps toi et moi.

— Justement Rayad. Justement. Très bien, je ne vais pas tergiverser.

Il laisse aller sa tête en arrière dans un rire gras et malsain.

— Je te demande d’être mon épouse, et qu’ensemble nous régnons sur le royaume de Ménora. Quel acte altruiste je fais là, tu as déjà été mariée je sais, mais j’en ferai abstraction.

Je lâche subitement sa main et son corps. J’éclate d’un grand rire à mon tour. Il me regarde perplexe.

— Est-ce un oui ?

— Comment oses-tu me demander une chose pareille ? Tu sais l’amour que je portais à ton cousin, je grommelle entre mes dents.

— Rayad, il ne s’agit pas d’amour. Mais d’union diplomatique.

— Je vais faire semblant de ne pas avoir entendu cette grotesque demande, et vais retourner dans ma chambre si tu me le permets.

Alors que je m’éloigne de la piste de danse, Taofik me rattrape subitement. Il tord mon poignet pour m’amener jusqu’à lui.

— Tu me fais mal.

— Reste ici ! m’ordonne t-il.

J’essaye de m’extirper de son emprise de fer. La foule commence à nous regarder. Mon assaillant lève mon bras en l’air et déclare aux présents :

— Mesdames et messieurs, j’espère que le bal vous plait. Avant le couronnement dans quelques instants, je tiens à vous annoncer une grande nouvelle. Je ne saurais être un roi parfait sans une épouse à qui me confier, et là voici.

Un murmure d’approbation se fait entendre. J’étais aimé en tant que femme d’Elyas, je le suis toujours je suppose. Car nombreux sont ceux qui applaudissent, et m’acclame. J’essaye de m’échapper à nouveau.

— Qu’est-ce que tu fais je t’ai dis non !

Ma voix est tremblante, malgré l’agressivité que je souhaite lui donner.

— Tais-toi, me lance t-il de sa bouche grondante.

Comment personne ne peut voir sa brutalité ?

Taofik me ramène prés de lui, m’enlaçant de ses bras. Je frémis de dégout. J’observe la foule, je tombe sur l’homme aux lèvres rouges à quelques mètres. Ses yeux lancent des éclairs, il ne semble pas approuver cette décision. C’est étrange. Le futur roi s’adresse à nouveau autour de lui, avec un sourire carnassier.

— Je ne saurais être un bon époux sans demander à ma future femme ce qu’elle en pense bien entendu : Rayad, ma bien aimée, acceptes-tu une autre vie à mes cotés, sur le trône ?

La foule est en délire, je rêve. Oui c’est ça, je crois rêver. Il me demande de l’épouser. Devant la désinvolture de cette proposition, à seulement quelques jours de la mort de mon époux, je perds toute dignité.

— Dépêche toi de répondre par la positive, me susurre Taofik.

Sa main me lacère le bras, je bouillonne.

— Non !

— Haha, quel sens de l’humour.

— Qu’a t-elle intimé ? murmure t-on autour de nous.

— Non, je ne vous épouserez pas, vil porc, je profère avec force.

Et je lui crache au visage. En me détachant de son emprise.

Tout le monde s’arrête dans la pièce. Les yeux ahuris. J’ai osé cracher au visage du futur roi. Je sais ce que ça signifie.

Taofik me regarde. Ses yeux sont noirs. Le bras qui m’enserre la taille renforce son étreinte. De son autre main, il retire le filet de bave qui s’est agglutiné sur sa joue. Je reste immobile. J’aurais pu m’enfuir, mais je ne fais rien.

— Tu n’aurais pas dû, ma jolie.

Alors, il appelle la garde.

Sans hésitation, en me fixant. D’un claquement de doigts.

Je regarde autour de moi. Les invités ont perdu de leur éclat. La musique est lente. L’homme-aux-quatre-doigts qui me suivait du regard a disparu, je le cherche dans la foule. Mais bientôt, des mains robustes m’empoignent, je ne peux pas bouger. Je crie, demande à connaitre mes droits. Mais je suis une femme, et devant les hommes, je n’en ai aucun. Je suis trainée au dehors, comme un vulgaire sac de céréales. Je continue de m’égosiller, jusqu’à ce que je sois définitivement seule, reléguée au fond d’une boite en suspension, humide. La robe de soie déchirée, le visage lacéré par les coups des gardes. Les larmes coulent sur mon visage. Je les essuie vivement.

Non, je ne pleurerai pas.

Pas pour eux.

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