Chapitre 3 IRAM - TERRITOIRE D’OUSSANE

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La nuit tombe. Irrémédiablement, je ne vois plus rien autour de moi. Le vent se lève et balaie les grains de sables. Il faut que je trouve un endroit pour passer la nuit, je ne sais pas encore ce que je vais faire. Je sais juste que je n’ai aucune envie de partir d’ici. C’est mon territoire. Je ne le laisserai pas aux mains de l’ennemi.

Et Sara n’est pas loin, j’en suis certain à présent. Elle m’a appelé lorsque j’étais coincé dans cette camionnette, à fuir. Il faut que je la retrouve. Elle est ici et je ne peux l’abandonner.

Je marche pendant plusieurs minutes le long du chemin en pente. Puis, j’aperçois un trou béant juste au dessus de moi. Noir. Je m’agrippe de toutes mes forces à un rocher et me hisse sur la plateforme supérieure. Une grotte émerge à flanc de montagne. Sûrement la tanière d’un ours ou d’un autre animal terrifiant. Mais la perspective de passer la nuit dehors ne me réjouit guère non plus, aussi, je pénètre à l’intérieur. Le vent rugit dans la paroi, comme un écho. La grotte semble petite, car je discerne les murs tout autour de moi. Je n’ose m’aventurer plus en profondeur et m’assois à quelques mètres de l’ouverture.

De ma grotte, je surplombe tout le territoire d’Oussane, où je suis né. Les hommes ont détruit les habitations de leurs paires mais n’ont pas pu s’en prendre à la nature. Les roches continuent de gouverner l’espace. Je gratte le sol pour le modeler et en faire un coucher paisible. Je pense à ma mère qui a fui. J’espère qu’une meilleure vie l’attend. Je souhaite que ceux du village arrivent à retourner le cerveau des ennemis de l’autre coté de l’océan, et que cesse cette guerre sans fin.

Je m’allonge sur le sol, les yeux grands ouverts. Mon estomac gronde. Je frotte mon tatouage représentant un lama sur mon avant bras. Un éclat de lumière attire mon regard. Sur la paroi de la grotte. Je me lève précipitamment. Avec les copains de l’école, on passait notre temps à dénicher des perles entre les caillasses. Chaque perle revendue nous rapportait de quoi nourrir nos familles, et parfois, le petit surplus nous permettait d’acheter des vêtements propres. Mon œil est donc aiguisé. Je passe mon doigt sur le rugueux de la pierre mais ce n’est pas une perle qui se trouve là. Je gratte autour et en sort un objet plus imposant fossilisé dans la roche. Sa forme élimée correspond à la silhouette d’une femme. Un sablier. D’où s’écoule du sable noir[LC1] en quantité limitée. Le sablier est raffiné, un liseré doré recouvre les deux extrémités. a[LC2] Mais surtout ce sablier, ce qui me frappe, c’est que ce sablier, je le connais. Il appartenait à Sara. C’était un cadeau de papa qui avait enfermé le sable du désert dans ce magnifique objet. Elle ne le quittait jamais. Je lui avais même fabriqué un collier avec une ficelle dénichée dans un tas de déchet pour qu’il orne son cou. Alors que fait-il ici à plusieurs kilomètres de marche du village ? Sara serait-elle venue jusque là? Où est-elle aujourd’hui ?

Je fixe le noir intérieur de la grotte. Impossible qu’elle se soit enfoncée dans ses profondeurs. Et surtout qu’elle ait abandonné ce bien précieux. Je ne sais plus quoi penser, et décide d’attendre le retour de la lumière du jour pour prendre une initiative.

Le lendemain, lorsque je me réveille, le soleil illumine de son éclat la nature. Je me rends compte que je suis à plusieurs kilomètres de mon village que je distingue à l’horizon. Les montagnes m’entourent, géantes de pierre, gardiennes des lieux. L’homme a réussi à creuser des routes au travers pour envahir des territoires inconnus, mais la montagne ne pliera pas sous les coups de maillets, elle se reforme autour. Je décide de sortir de ma grotte, j’ai faim. Il faut que je retourne sur le chemin caillouteux emprunté la veille. Des herbes sèches y poussaient. Je laisse mon sac à dos et son maigre équipement à l’abri. Il contient une photo de ma sœur et moi lorsque nous avions respectivement 5 et 8 ans, un couteau d’acier, une boite à musique de chants du désert, un tee-shirt d’une équipe de football, des boutons de nacre, des pansements, une gourde auquel j’ajoute le sablier. Je prends le couteau avec moi et décide de descendre du rocher.

Je marche plusieurs heures, je contourne ma grotte, ma petite montagne. Un chemin buissonneux guide mes pas. Je cueille quelques fruits pendus à des branches mollassonnes. Je les fourre dans ma poche. La terre laisse place à du sable, comme la majorité de notre territoire. Le sable envahit tout.

Soudain, j’entends le ronronnement infernal des avions qui passent au dessus de moi. Puis, le fracas terrible de l’impact qui vibre jusque dans mes bottes à travers le sable. Les bombes. Encore une journée d’assaut. Quand vont-ils comprendre qu’il n’y a plus rien à détruire ? Ça vient d’en dessous, quelques kilomètres à peine. Je marche droit vers les flammes qui lèchent le ciel à présent. Quand il y a des bombes, il y a des hommes. S’il y a des hommes, il y a de la nourriture.

Je marche quelques minutes. Je plante mon regard dans les broussailles sèches, ça fait un bruit de frottement, de grésillement, on sent le manque d’eau des plantations dans leur manière de se secouer les feuilles. Mais surtout, ça bouge. Moi, en antinomie, je demeure immobile. Aux aguets, prêt à me battre s’il le faut, comme mon père me l’a appris au début de la guerre.

— Tes poings sont ta seule arme Iram, pas ces objets de fer et de feu qu’on trouve aux mains des ennemis, mais ton propre corps. Il est dix fois plus puissant si tu sais t’en servir. Il te faut prendre appui, trouver la force dans tes muscles, donner l’impulsion à tes gestes et frapper, sans remords.

Un nez pointu sort du buisson. Un nez noir suivi de poil roux. Un renard. Je l’observe silencieusement. Avec élégance, il cherche à manger dans ce désert de sable où les mets se font rares. Je partagerai bien mes fruits trouvés avec lui, mais le moindre geste de ma part le ferait s’enfuir et je ne peux imaginer détacher mon regard de son pelage. L’animal est majestueux, roi de son propre royaume. Il avance avec panache, ses moustaches frémissent, il gratte le sable de ses pattes élancées. Puis, ses oreilles se dressent, il a entendu un bruit, et il court se cacher. En une demi-seconde, il a disparu.

Je continue mon périple vers le village. La grille de fer qui bloque l’entrée est à demi ouverte, je m’y glisse. Une fois à l’intérieur, je peux me faire passer pour un de ces habitants. On n’est pas loin de chez moi, je ne risque pas de passer pour un étranger.

Tout est en ruine. Les maisons n’ont plus de toit, les gravats parsèment le sol, des enfants jouent avec des barres d’acier.

Je me cache derrière une tôle froissée. À deux pas de moi, dans le virage, un groupe de vert. Je recule aussi vite et discrètement que je peux. Les verts se sont, en opposition aux bleus, les ennemis de notre propre camp, les traitres. En coopération directe avec les ultra-océanaux, ils se retournent contre leur propre village, leur propre pays, pendant que les bleus essayent de garder le peu de dignité qu’il nous reste encore en organisant la survie des populations. Je les comprends en fait, ces verts, ils essayent juste de survivre, à leur manière. Organisés, ils ont fait régner leurs lois sur les villages. Depuis le début des bombardements, ils ont collaborés avec les affligeurs, les ultra-océanaux qui osent s’exporter sur nos territoires. Les verts espèrent aussi ne pas finir eux même sous le joug des armes à feu. On reconnait toujours les verts quand on en voit. Ils sont déterminés et curieusement à leur place, une arme à la main. Alors que la population, elle, évite furieusement ces équipements.

Un marché parallèle a vu le jour, m’a appris Chisi, mon ami de l’école, avant que celle-ci ne tombe en ruine. Chisi, il traine toujours ses oreilles là où il ne faut pas. Il me dit qu’il est prudent, mais quand je le voyais revenir, une méchante coupure sur la joue suite à ses escapades nocturnes, permettez-moi d’en douter. En tout cas, il parait que de l’autre coté de l’océan, ils recherchent une matière première qui pousse sous nos pieds, sous le sable, et que c’est pour ça qu’ils nous combattent. Ne savent-ils pas qu’à nous bombarder, ils risquent aussi de faire exploser le sol qui leur est si cher ?

Chisi m’a aussi dit que tout le monde n’était pas aussi méchant de l’autre coté, qu’il y avait des endroits magiques où les gens sont d’une bonté innommable. Ça, il l’a appris car son grand père y a voyagé un jour, et qu’il est revenu plein de souvenirs dans la tête, et dans les poches[LC3] . Chisi était d’ailleurs le seul de l’école a porté des baskets flamboyantes à la marque en forme d’oiseau. Le symbole de la liberté de l’autre rive, me disait-il. Je ris sous ma barbe de deux jours en m’évoquant ce souvenir. Je devrais d’ailleurs me servir de ma lame pour me couper les quelques poils qui osent pousser sur mon menton râpeux.

Les verts ont tourné au coin de la rue. Je suis à nouveau serein. J’observe les maisons en ruines devant moi. Il doit y avoir des vivres dedans. Un coup d’œil à gauche puis à droite, et je dévale la pente qui me conduit tout droit dans des décombres. Une ancienne école. J’enjambe quelques gravats. Cette partie du village a dû subir une nouvelle salve destructrice il n’y a pas si longtemps. C’est peut-être le bruit que j’ai entendu depuis la montagne, car des cratères fumants entourent le bâtiment. J’entre dans une pièce austère et froide, qui pue l’humidité. La lumière provient du fond de la salle, vers laquelle je me dirige. Un trou en arc de cercle délimite un nouvel espace. Ici, le toit tient debout. Quelques tables de bois sont éparpillées dans la salle, comme si un voleur avait pénétré le lieu à la recherche d’un trésor convoité, et avait jeté son dévolu sur des tables d’écoliers. À ma droite, un tableau noir renferme encore des secrets de mathématiques. La craie blanche est éparpillée à terre en plusieurs morceaux mais a eu le temps de déposer une trace sur l’ardoise. Je m’approche et effleure les traits blancs de mes doigts fripés. Je n’ai jamais été l’élément le plus performant à l’école et mon apprentissage de l’écriture et de la lecture a toujours été laborieux. Et puis, depuis le début de la guerre, le système éducatif a été mis en retrait face aux techniques de défenses et aux stratégies militaires. J’arrive cependant, après plusieurs minutes d’essais infructueux, à déchiffrer le message. Mais j’en suis déroutée, car il ne veut absolument rien dire.

Mari ej sius ne iev ia’j iuf al ereimul evuorter iom at rueos iuq emia’t.

Pourtant je suis certain d’avoir parfaitement respecté les procédures d’apprentissage que la maitresse a martelé dans nos têtes à grand renforts d’exercices, d’applications et de punitions si jamais les leçons apprises avaient décidé de se faire la malle.

J’entends soudain un bruit de caillou ricochant sur de la ferraille, je sursaute. Ça fait des lustres que je suis ici. Maman m’a toujours dit de ne jamais resté trop longtemps au même endroit. Je file vers un recoin plus isolé de cette école. Je me faufile sous une poutre de bois tombée sous les feux des ennemis, et arrive au bout de plusieurs minutes, grâce à ma petite taille, dans une pièce totalement épargnée par la ruine. L’espace d’un instant, je me revois, maman, papa, Sara et moi, dans notre petit salon envahit par les tapis persans que ma mère tissait, et la fumée du thé à la menthe qui s’envolait en volutes grisâtre dans la pièce chaleureuse. Papa me racontait comment élever des moutons, fabriquer des armes en fil de fer pour chasser, et apprendre à devenir un homme. Maman cuisinait des plats aux milles couleurs et saveurs, me racontait des histoires de brigands et de dragons crachant des flammes gigantesques, et avait un rire qui faisait trembler les murs. Sara, c’était Sara. Elle me racontait des secrets, allait voler des figues chez les voisins, elle savait que j’adorais ça, et on regardait toujours, collé sur le canapé, un film de super-héros à la télé. Mais aussi, elle avait un véritable don pour organiser des chasses aux trésors qui tout le village enviait. Elle planquait des indices, un peu partout, si bien que même des années plus tard, on en retrouvait, lors d’une récolte, dans un endroit totalement incongru, car personne n’arrivait au bout de ces jeux de pistes.

Tout ça, c’était avant la guerre, avant les mitraillettes, les alarmes qui sonnent au milieu de la nuit, les toits qui s’effondrent et l’invasion des ultra-océanaux. Avant la peur.

De là où je me trouve, je n’entends absolument aucun bruit. Dans toutes les maisons où nous avons vécu, à quatre, puis à trois après le départ de papa pour le combat, puis à deux, après la disparition de Sara, il y avait toujours du bruit, des bruits d’effondrements, de voix, des bruits de tiraillements, des secousses, des grattages. Mais ici c’est le silence. Je ferme les yeux, et c’est comme si j’étais dans un autre monde, à l’abri. Personne ne peut venir m’embêter ici, il faudrait qu’il se glisse dans le trou de souris par lequel je suis arrivé, et je ne vois pas ce que quelqu’un viendrait faire dans une école en ruine. Je me dis que je pourrais faire de cet endroit, une nouvelle maison, le temps de retrouver ma sœur. Je ne veux pas fuir mon territoire, j’y suis trop attachée et Sara est ici, j’en suis certain.

Il faut que je retourne chercher mon sac à dos. C’est plus sur. Je ne l’avouerai jamais mais j’ai peur de la montagne et de ses ombres.

Je refais le chemin inverse jusqu’à ma grotte, je ne croise personne. En une heure à peine, je suis de retour dans l’école.

Je commence à sortir un à un mes objets personnels et à les placer autour de moi, en un cercle parfait. J’ai enveloppé le sablier dans mon tee-shirt. La luminosité du verre m’éblouit. Je le tourne dans tous les sens pour qu’il me donne un indice sur la situation de ma sœur. Mais en vain. Un craquement rompt l’apaisement provoqué par le silence.

— Qu’est-ce que…

Je tourne ma nuque dans tout les sens, mais la pièce est vide. Le craquement ressurgit pourtant. Je lève la tête. Au plafond, suspendu sur un clou rouillé planté dans le calcaire, un minuscule oiseau cliquète sur son perchoir de fortune. Je souris. Lui comme moi, cherchons la quiétude. Je le laisse tranquille et repart à ma douce besogne : l’observation de l’objet symbolique ayant appartenu à Sara. L’oiseau gazouille, et s’envole majestueusement pour se poser à mes côtés. Il a le plumage jaune et noir, un bec orangé fin et des serres de la taille d’un dé à coudre. Je pourrai l’écraser d’une simple main. C’est mon estomac grondant qui parle. Je n’y pense plus. Mais soudain j’ai une idée. Ce petit oiseau va m’aider à retrouver ma sœur.

D’un bond, je suis debout, je prend quelques baies posées sur le sol provenant de mes affaires et en donne à l’oiseau qui se régale. Puis, je me glisse à nouveau dans l’entrebâillement entre deux murs et de retour dans la salle de classe, je me dirige droit vers le bureau et fouille les tiroirs. Triomphal, j’en extirpe des liasses de papiers blancs recyclés qui tendent vers le brun foncé et des stylets de charbon avec lesquels nous écrivons. Je vois que ce village n’est pas si différent de celui dans lequel j’ai vécu, de l’autre côté de la colline. Je reviens dans mon antre. Avec application, tirant la langue devant l’effort, je tente d’écrire un message, le plus lisible et compréhensible possible[LC4] .

J’ai désormais un but : retrouver ma sœur, coûte que coûte, et ce petit oiselet va m’aider. Avec délicatesse, je roule le message et l’attache aux pattes de l’oiseau, qui se laisse faire, fier. Ensuite, l’oiseau s’envole, dans un bruissement d’ailes. Seuls les oiseaux ont ce pouvoir de retrouver le chemin de la sortie, n’importe où, même sous la tempête.

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