Chapitre 2 RAYAD - TERRITOIRE ROYAL

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L’air est lourd. Le vent chaud provenant du désert emporte avec lui des moutons de poussières qui s’échappent du sol en volutes légères. J’observe du haut de la balustrade les forces armées réparties le long de la rive, solennels. Aujourd’hui aurait dû être le jour de la célébration du solstice d’été. Lumières, danses, chants, cris de joies. À la place, nous avons droit à des tambours aux tonalités graves qui déploient dans l’air une pesanteur qui se perçoit sur tous les visages.

Je discerne Avân, le superviseur du royaume, chargé du rite funéraire, qui brandit la torche enflammée au dessus de sa tête. Un silence accablant empli la cour du palais. Même le fleuve Ménor qui prend sa source un peu plus loin et traverse le royaume de part en part, sillonnant en fin filet aux abords du palais, semble s’être arrêté dans son parcours. Puis, d’un geste assuré, en raison de son statut, Avân enflamme le lit de pailles sur lequel repose le corps de mon époux. Trois gardes se précipitent pour pousser d’un seul geste le linceul qui prend sa place, élégamment, sur le cours du fleuve. Je remarque une dernière fois ses joues pâles maquillées de roses et ses lèvres grisées par la mort, avant qu’un méandre ne me le fasse perdre de vue. Je lance une poignée de sel à la merci du vent. Puis essuie une larme qui se faufile un passage sur mon visage.

Une main puissante s’échoue sur mon épaule.

— Tu devrais rentrer Rayad.

Nul besoin de me retourner, je reconnais cette voix exécrable entre mille. Taofik est le cousin de feu roi Elyas. À l’annonce de sa mort, il a dû préparer en vitesse son cheval pour galoper toute la nuit d’une contrée asservie hors du royaume jusqu’ici. Il eut s'emparer du trône depuis tout petit. Je le déteste, comme j’horripile tout autant ces guerres de territoires dont les hommes font leur bataille. C’est lors d’un de ces combats qu’Elyas est mort. J’ai la gorge qui se sert à cette pensée. Chacun assimile la rage des batailles comme le but ultime à tout homme vivant sur le royaume. Faire la guerre dans le but de l’élargir toujours plus. Ou de le défendre. Présente jadis aux cotés de mon défunt mari la nuit, quand les chuchotements se font plus personnels et les secrets dévoilés, je sais que le royaume se porte mal. La guerre se fait dévastatrice, et il est temps d’y mettre fin. Or, ces guerres sont le seul moyen de garder non pas la suprématie, mais nos terres ancestrales. Notre histoire. Défendre notre territoire.

De plus, les territoires environnants sont jonchés d’or noir. Ici, nous n’en avons pas l’utilité, mais de l’autre côté de l’océan, ils ne peuvent concevoir de vivre sans. Autant dire que la guerre est inéluctable. Les uns la cherchent, les autres la combattent. Mais sans la fuir.

Nos terres sont arides, sauvages, il faut des gens sur place pour se les approprier totalement, pour les comprendre. Il ne suffit pas de les gagner au combat. Je n’ose imaginer ce que Taofik fera de nos terres. J’espère qu’il les portera dans son cœur, comme le précédent roi.

— Rayad ?

Je me tourne vers la voix cette fois. Baissant la tête, comme nous les femmes devons le faire devant un homme. Dorénavant, je devrais me cacher. Je le sais. Le peu de liberté que me laissait le statut de femme du roi est aboli. J’effectue une révérence devant mon nouveau souverain. Son couronnement sera pour bientôt. Le royaume ne peut rester sans roi officiel, ce serait la porte ouverte aux ennemis. Taofik sourit.

— Tu peux rester au palais quelques temps pour te remettre. Tu es de la famille.

— Quel acte charitable, je grommelle entre mes dents.

— Pardon ?

— C’est très généreux à toi Taofik, les dieux te remercient.

Un nouveau sourire carnassier de sa part.

Je le hais.

Dans un bruissement de taffetas de ma robe, je reprends le chemin de mes appartements. Je jette un œil en arrière. Taofik est penché au dessus de la balustrade, et jette un regard panoramique sur son nouveau royaume. Je me détourne, c’en est trop. Je rentre à petit pas et défais le foulard qui emprisonne ma chevelure auburn. Le tissu volète quelques secondes et se pose avec délicatesse sur le sol. Je continue mon chemin. La pièce dans laquelle nous vivions avec Elyas va être attribué au nouveau roi, si bien que je rassemble mes affaires personnelles. J’en ai peu. Le territoire royal a refusé depuis longtemps de tomber dans le libéralisme occidental. Ici, pas de technologie mais de l’ancestrale, de la nature. Pas de voiture, des animaux. Et tous les territoires du Royaume de Ménora ont suivi.

Le vitrail de la fenêtre de la chambre projette une lumière pâle. Je plisse les yeux, m’assois en tailleur sur le lit et les ferme pour de bon. Je médite. Je ne veux pas quitter cet endroit. Mon cœur ne supporterait pas d’être à la merci des hommes du Royaume.

Ma réflexion est interrompue par trois petits coups frappés sur le chambranle.

— Oui ?

— C’est moi, madame, puis-je entrer ?

Après avoir attendu mon consentement, une petite dame au teint de pêche et à la chevelure grise rassemblée dans un chignon sur le haut de sa tête fait son apparition. Ses petits pas sautillent jusqu’à moi. Myosotis est ma dame de compagnie depuis mon arrivée au château il y a plusieurs années. Aussi douce et patiente que je suis entêtée et intrépide. J’ai souvent eu recours à sa sagesse. Il me semble qu’elle a vécu une centaine de vies. Des glorieuses et des dépréciées.

— Je dois vous déshabiller, pour votre dernière nuit.

En tant que reine, cela va sans dire. Dernière nuit à avoir encore un poids dans ce palais. Je me laisse faire pendant que Myosotis s’affaire. Je porte la tenue jaune caractéristique du deuil. Cette couleur fait référence au soleil, et illumine le mort lors de son passage. Une à une, mes étoffes et soieries ocres se séparent de mon corps et effleurent le sol. Je retiens mes larmes.

— J’ai préparé vos nouveaux appartements. Tao… Le nouveau roi m’a assuré que vous aurez droit de passage sur toute l’aile est.

— Comme c’est magnanime de sa part, siffle-je.

— N’appréhendez pas cette nouvelle étape, je suis certaine qu’il vous demandera conseil comme le faisait votre cher époux.

— En êtes-vous certaine ?

Déstabilisée par ma question qui lui demanderais d’exprimer un peu trop clairement son opinion, ma dame de compagnie bafouille et en lâche mon peigne qui tombe avec fracas sur le sol, cassant au passage une des dents en ivoire.

— Je… Veuillez m’excuser, annonce t-elle précipitamment.

— Laissez Myosotis. Vous êtes une prodigieuse domestique, mais je souhaite être seule ce soir, vous le comprenez.

— Bien entendu madame, je vous laisse si c’est ce que vous désirez. Je vais essayer de réparer le peigne.

— Ne vous en faites pas, ce n’est qu’un objet.

— Bien madame.

Elle quitte la pièce non sans une révérence. Je me retrouve enfin seule avec mes réflexions. Avec mon chagrin.

J’ai dû finir par m’endormir car lorsque je me réveille, l’air est frais, les voilages de ma chambre virevoltent et le ciel est noir. Sans étoiles. Je me tourne dans mon lit de soieries. Je tâte de la main la partie vide à ma droite et le souvenir d’Elyas me percute. Je décide de me lever. Le palais est silencieux. Seul le crépitement des buches à demi calcinées dans l’âtre de la cheminée se fait entendre.

Le couloir désert me tend les bras et je le parcours, mes pas lancés à la manière d’un funambule, mais sans véritable but. Je sillonne ces espaces exiguës maquillés de peintures et de tableaux représentant les différents territoires du royaume de Ménora : Le vaste désert d’Emori de l’autre côté du fleuve, les montagnes lointaines d’où provient Taofik recouvrant de leurs silhouettes de géantes le territoire d’Ivina et d’Oussane, l’oasis verdoyant de Chilim et juste à coté du territoire royal où domine le palais, les territoires nouveaux à l’est, où l’impact de l’occident est plus marqué. Il manque le territoire d’ombre qui n’est nullement représenté. Nous n’en avons pas le droit, ce vaste espace empli de marécage est empreint de légendes cauchemardesques et les habitants de Ménora redoutent de s’y approcher.

Je traverse un autre couloir en admirant ces représentations de paysages. La suprématie du royaume réside dans sa diversité naturelle. Et ils veulent détruire nos sols fertiles pour voler ce qu’il y a dessous ! Mais ils n’y arriveront pas, tant qu’on sera là pour défendre nos terres[LC2] .

À admirer ces peintures, l’envie de voyager me prend. Je n’ai vu ces territoires qu’en image, je rêve d’y fouler le sol. En tant que reine, je ne devais pas quitter le palais et ses proches environs. Qu’est-ce qui m’en empêche aujourd’hui ? Mon lien à ma terre. Là où je suis né, où je fus reine. Même si Taofik m’a promis que je resterai ici, j’ai un mauvais pressentiment. Pourquoi voudrait-il que je reste à ses côtés? Qu’attend-il en échange ?

Je connais ce palais par cœur. Chaque dédale, le nombre de marche des escaliers, de fenêtres, de pièces secrètes, j’ai grandi ici. J’y ressens un certain apaisement.

Alors que je m’apprête à ouvrir le battant d’une porte donnant sur la salle de réception, ordinairement vide à cette heure-ci, des éclats de voix se font entendre derrière le panneau de bois. Je m’arrête dans mon geste et tend l’oreille. Une, deux… six voix différentes. Et une que je connais bien, grave et grinçante, celle de Taofik. Que font-ils tous derrière cette porte à cette heure si avancée de la nuit ? Et à seulement quelques heures de l’enterrement du roi ? Je m’apprête à ouvrir en grand la porte et leur rappeler leur droit et les règle, c’est encore mon palais à ce que je sache, lorsque j’entends le nom d’Elyas. Mon oreille vient se coller subrepticement contre le bois peint de la double porte.

« Le roi Elyas n’aurait jamais permis cela mon seigneur »

— Le roi Elyas est mort Rodrigue. C’est à moi désormais que tu dois obéissance.

— Oui, mon seigneur, veuillez me pardonner mon insolence.

J’évacue un grognement contre cet imposteur, mais pour qui se prend-il ? Le cousin du feu roi, légitime héritier du trône, malheureusement.

— Nous attendrons demain et la cérémonie du couronnement pour entamer la procédure, informe Taofik.

— Quel sera notre rôle exactement ? ose demander un des hommes de la maigre assemblée.

Je n’entends plus rien pendant plusieurs secondes. Je colle mon oreille un peu plus. Si quelqu’un venait à ouvrir la porte subitement, je tomberai à la renverse de l’autre côté.

— Personne ne sera au courant de toute la stratégie bien évidemment, cela pour éviter des trahisons dont je me passerai, répond enfin ce nouveau chef. Je viendrai vous voir personnellement pour vous informer de votre mission. Vous prendrez chacun quelques personnes sous vos ordres pour les réaliser. Et pas d’intermédiaires, est-ce clair ?

Quelques bredouillements d’acquiescement arrivent jusqu’à mes oreilles.

— Rappelez-vous que les hommes de l’autre côté de l’océan ont bien plus à nous offrir que notre Royaume. Ils ont la technologie, les connaissances, et l’évolution. Mais à quoi sert d’étendre Ménora si nous ne maitrisons pas les territoires qui le composent ? Nous devons déjà asservir les territoires alentour pour pouvoir gagner la guerre contre l’ennemi. Étape par étape. Notre premier ennemi c’est Oussane et Chilim. Ils sont déjà fort affaiblis par l’ennemi.

Quoi ? J’en reste bouche bée. Vient-il de dire qu’il allait se battre contre ses propres terres ?

— Les ultra-océanaux nous prêteront des armes seigneur ?

— Évidemment. Nous sommes alliés dorénavant. Nous céderons aux puissances de l’autre coté de l’océan, des territoires et des ressources. Puis, lorsqu’ils se croiront supérieurs, nous les anéantirons aussi. Êtes-vous avec moi ?

Nouveau bredouillement. Bien sûr, ils ne vont pas risqués de se faire un nouvel ennemi en la personne du futur roi. J’en suis estomaquée. Taofik veut bombarder nos villages, il s’est allié avec l’ennemi. Mais pourquoi ?

— Vous pouvez disposez.

Je réagis au quart de tour, ils vont tous sortir par l’endroit exact où je me trouve. Je dois déguerpir. J’attrape le bas de ma robe de nuit que je remonte le long de ma jambe et sur la pointe des pieds, m’enfuit de l’autre coté du couloir. Lorsque je tourne à l’angle de ce dernier, j’entends la porte de la salle de réception s’ouvrir. Je me retourne discrètement : Ils sont cinq à sortir. La garde privilégiée. Dont Avân. Ils n’ont pas mis longtemps à donner leur allégeance à un autre que mon mari.

J’ouvre une pièce en face de moi, sans un bruit, et traverse le deuxième étage. Je ne croise plus personne. J’ai besoin d’évacuer tout ça.

Je marche à toute vitesse pour rejoindre un lieu secret, seule pièce dont aucun domestique ne connait l’existence. Construite spécialement par Elyas pour l’anniversaire de nos noces, c’est un repaire de sérénité. Je monte quelques marches, déploie un rideau de velours derrière lequel se dresse un mur de pierre. Je laisse glisser mon doigt le long d’une rainure. La fissure s’entrouvre sans un bruit si ce n’est celui d’un léger glissement. Et je me faufile entre les deux murs. Juste après mon passage, ils se rejoignent pour n’en former qu’un.

Devant moi, une nouvelle volée de marche, et le vent glacé de la nuit qui vient me frapper. Je suis dans un observatoire, aux vitres lumineuses mais mal isolée. La pièce est toute ronde et il y règne une atmosphère de quiétude. Je ressens le besoin de souffler, je me laisse tomber contre le mur froid, et j’inspire de l’air, que j’expire par saccade.

Je ne comprends pas. Comment Taofik, qui reste de la famille, peut-il à se point trahir son unique cousin en s’alliant aux ennemis, en abandonnant le Royaume aux mains d’étrangers ? Que désire t-il si ce n’est de l’insécurité ?

J’observe le lieu dans lequel Elyas et moi avions l’habitude nous retrouver, loin des rumeurs, et des devoirs du royaume. La pièce est meublée sommairement. Un divan au pardessus lilas, des tapis persan, une étagère chargée de bocaux remplis de sables dorées et colorés. Elyas avait l’habitude de me rapporter de chacun de ces voyages militaires du sable représentatif des contrées traversées. Jaune, dorée, rouge, pailletée…Je rêve d’en détenir du noir des territoires de l’ombre. Mais je ne l’avouerai à personne. On ne comprendrait pas[LC3] . Ces bocaux ont aussi une drôle d’apparence, en verre, les parois se rejoingnent vers le milieu et forment un huit. On dirait des sabliers, seulement les deux versants sont bloqués au milieu, et le sable ne peut s’écouler vers le bas, ou le haut. Elyas m’a dit que ce sable a des particularités différentes : s’embrasant au soleil, crépitant lorsqu’il touche une main et j’en passe. Des particularités qui m’ont fait rêver. Elyas avait le don de me faire rêver : par ses histoires, ses présents, et ses espoirs. Il rêvait d’une terre solidaire, sans guerre.

J’observe ces sabliers qui s’étalent le long du mur. Je… Oui… On dirait que... Il en manque un ! Un espace est vide. La poussière accumulée autour des récipients de verre forme un cercle là où il aurait dû se trouver. Je ne comprends pas, personne ne connait cet endroit[LC4] . J’effleure l’étagère, à la recherche du manquant. Mais il a disparu. Il contenait du sable des montagnes. Du sable grisâtre qui sent la terre, le vécu, le piétinement des marcheurs.

Troublée par le conseil de guerre auquel j’ai assisté secrètement, je décide de m’endormir ici, sur le divan. Demain est un autre jour, je comprendrais mieux ce qui se passe l’esprit clair. Et je serai en mesure d’agir.

La lumière du jour point derrière le fleuve et se réverbère déjà derrière les vitraux. Il est temps de dormir un peu. Ne serait-ce que quelques heures.

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