Vingtième chapitre

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Saïman ferma le col de sa veste jusqu’au dernier bouton en sortant de la clinique. L'hiver n'était pas encore annoncé que le vent mordait déjà. Malgré tout ce temps passé ici il ne s'y était toujours pas fait. Il fut tout de même secrètement heureux de sentir une dernière fois ce gel familier lui piquer le nez. Arpentant les rues, il y faisait glisser son regard mélancoliquement. Il passa devant son ancienne école. Le vieil orme avait été abattu et un parking stationnait là où naguère portait son ombre. L'arbre centenaire jusqu'à la toute fin n'avait perdu de son aplomb. Ses racines devenaient trop envahissantes et commençaient à détériorer des canalisations de la ville. Voilà pourquoi la mairie prit décision de le raser, même si beaucoup protestèrent. Il y a des matériaux plus résistants que d'autres.

Il arriva devant l'école maternelle. Les gosses sortirent en troupeaux espiègles. Une petite fille aux cheveux nattés se lança dans ses jambes. La joie de Saïman n'était pas mesurable.

« Alors, comment s'est passée ta journée ? Tu n'es pas trop triste de quitter ta maîtresse ? interrogea-t-il, agenouillé pour lui nouer son écharpe.

La petite s’esclaffa de sa voix claire :

« Ah non ! La maîtresse ne me manquera pas ! Mais heureusement j'ai pu dire au revoir à tous mes amis.

- C'est très bien, ainsi tu ne les oublieras jamais. Allons-y. Ta mère nous attend à l'aéroport. »

Il prit la petite main sage dans la sienne. La nuit ne tarderait pas à tomber. Il avait choisi cet horaire de départ précis. Quand ils débarqueront, là-bas l'aube sera en train de naitre. Ses rayons d'or teindront alors le ciel et la terre dans un même éclat, une même couleur. Il voulait que cette image soit la première que sa fille ait du pays qui toujours fut le sien. Et qui le deviendra pour elle dans quelques heures.

Il l'examina, elle qui trottinait à son côté. On n'aurait pu lui donner enfant plus beau que celui-ci. Elle avait la gaieté et le chagrin, l'ombre et la lumière de deux ethnies opposées. Son visage était le théâtre d'un mélange unique. Où des notes aiguës et graves s'unissaient en un chant impudent.

Elle sut que son père l'épiait. Elle rit astucieusement et demanda :

« Toi aussi tu as fait tes adieux à tes amis ?

- Oui, j'étais justement en visite chez l'une de mes plus vieilles amies. J'ai été très heureux de la revoir. »

Cela faisait si longtemps qu'il ne l'avait revue. Pour tout dire, il le redoutait. À l'époque les médecins ne surent expliquer la cause du coma dans lequel elle s'était plongée. Face à l'ignorance et la souffrance des parents de Mad, il n'avait pu se résoudre à leur apprendre que leur fille crapahutait quelque part sur la lune, en compagnie de divinatrices et de princes. Perdue pour toujours. Engloutie par la lune. Cela les auraient-ils au moins soulagé ? Rien n'est moins sûr. Et finalement ils ne l'apprirent jamais.

Sur son lit d’hôpital elle gardait son éternel sourire d'imbécile heureuse. En le voyant toute la culpabilité, tous les remords de Saïman s'étaient envolés. C'était une certitude. L'esprit de Mad était bien trop simple, il ne possédait aucune attache, aucun poids. On ne pouvait s'y accrocher. Il en était certain désormais : peu importe quelle situation était la sienne là-haut, rien ni personne, pas même le prince Chaan ne pouvait enclaver Madeleine. Elle le sera toujours. Libre.

Saïman ne sut quelle apparence le souvenir de Mad donna à ses traits, mais la petite demanda tout à coup :

- À quoi ressemble t-elle ?

Il médita un peu. La question n'était pas aussi évidente qu'elle en avait l'air. Son regard s'arrêta soudain sur le bas du trottoir.

- Voilà ! Elle ressemble exactement à ça. »

Au bout de son doigt catégorique s'élevait un brin d'herbe qui avait percé la couche de goudron noir. La petite dévisagea son père après en avoir fait de même du brin d'herbe, de toute évidence insatisfaite de sa réponse. Saïman s'en amusa.

« Tu es surprise ? Vois-tu, de par le monde il existe des personnes que, au premier abord, tu juges parfaitement insignifiantes. Quand tu les regardes tu te dis la même chose qu'en voyant cette herbe. Tu te dis : ce n'est qu'un bête brin d'herbe. Tout petit, tout simple, ridicule ! Mais finalement, ce fragile bout de plante est absolument incroyable. Car malgré les quantités de bitume sous lesquelles tu l'enfermes, malgré leur rigidité et leur épaisseur, ce petit brin d'herbe parvint à les transpercer. Comme ça, tout bêtement. Sans effort. C'est ainsi qu'était mon amie. Aussi naïve et incompressible que cette herbe. Rien ne pouvait la cloisonner. Et je le pense encore aujourd'hui. »

La petite avait écouté aimablement. Son jeune âge ne lui permit pas de bien saisir ces paroles, mais ses yeux d'enfant comprirent qu'elle ne devait pas troubler la sérénité qu'elles apportaient au visage de son père. Celui-ci lui sourit. Il leva la tête. De l'autre côté du couchant, dans la pâleur nocturne pointant à l'horizon, la lune brillait. Fidèle à elle-même. Fuselée en croissant elle regardait Saïman, malicieusement. Soudain il fut frappé.

Mais bien sûr ! Il claqua sa paume sur son front tant cela lui parut net. Comment avait-il fait pour ne jamais s'en être rendu compte ? C'était d'une telle évidence ! Cela sautait aux yeux avec tant de clarté ! Cet éternel sourire sot, véritable, incompréhensible de Madeleine, son sourire était identique à celui de la lune.

Saïman rit de la bêtise de ne le découvrir qu'à l'instant. Même après toutes ses années Mad continuait de lui donner des leçons.

La petite tira sur la main ballante de son père raillant de lui-même.

« Papa ! Papa ! Chantes-moi une chanson !

- Laquelle veux-tu entendre ?

Ils s'étaient remit en route. Là-bas un amour formidable les attendait.

- La chanson de la lune ! La chanson de la lune ! Chante-la encore s'il te plaît !

- D'accord, mais chantes-la avec moi. »

Alors Saïman chanta.

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