Sixième chapitre

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Elle s'était avancée timidement dans l'obscurité de la maison couleur de lac. Derrière elle le lourd drap au croissant de lune s'était refermé sur la clarté du dehors. Maintenant l'unique source de lumière se composait de quelques bougies aux tailles variées, certaines longues comme des bras. Leurs flammes animaient les lueurs pourpres et les ombres en une valse silencieuse sur les murs habillés de tapisseries détaillées. Escortée de ces bougeoirs, enfoncée dans un siège fait d’innombrables cousins, une vielle femme patientait au fond de la pièce.

Mad s'extasiait, un peu effrayée, dans l'excentricité sibylline de ce lieu. Ses chaussons de lune glissaient sur la natte au sol avec un murmure cotonneux. Accompagnant les hautes bougies, des breloques colorées, des artefacts biscornus, des masques grimaçants, des pots scellés de cire et d'autres objets à l'utilité secrète se partageaient les recoins et les petits espaces restants. Mad se rendit compte tout à coup qu'elle n'était pas seule dans la pièce quand ses yeux s’arrêtèrent sur le corps de la vielle femme enveloppée de voilages. Dans son sursaut de surprise elle fit tressaillir avec elle la collection de bibelots. Elle resta figée un instant devant cette masse de textiles et de volumes ombragés qu'était la vieille. Celle-ci, en véritable statue vivante, gardait une immobilité totale. Ainsi calée dans le creux des oreillers et des coussins rembourrés, on avait l'impression qu'il suffirait d'en retirer un seul pour que la structure s'effondre et voir l'ancienne culbuter par terre. Elle était entièrement habillée d'une soierie lie-de-vin qui voilait jusqu'à la moitié supérieure de son visage. La seule et unique peau apparente était celle du bout du nez, du bas des joues, de la bouche et du menton. Une peau profondément ridée, témoin d'un grand âge, dont le relief était accentué à l'extrême par les ombres et le chatoiement des chandelles. D'ailleurs, on le devinait à peine, mais Mad sut qu'il s'agissait d'une femme. Une sorte de conviction profonde. Comme si l'essence même de cette personne allait au-delà de son simple corps et se répandait à travers la pièce entière.

Mad s'assit. Fascinée par le demi-visage crevassé. Ce ne fut qu'au moment où Mad s'installa enfin face à elle que la liseuse fit entendre sa voix. Voix sonnant d'une jeunesse stupéfiante.

« Bienvenue Lointaine. À toi qui pénètres en ma demeure je t'offre mes services de lectrice. Présente-moi ton sable.

- Je n'en ai pas, avoua t-elle, prise au dépourvu.

La bouche de la vielle s'indigna :

- Comment ? Tu n'as pas apporté ton sable ! Mais cours donc le chercher voyons. »

Madeleine courut, en effet, jusqu'au dehors. Elle chercha à droite, à gauche avec hâte. Elle aperçut alors un petit monticule de sable qui scintillait précieusement. Elle cueillit la perle de sable révélée à ses yeux dans ses paumes rassemblées en écrin. Avec précaution elle regagna la maison de la liseuse. Dans la ruelle il n'y avait plus personne.

De retour devant la vielle, celle-ci dévoila une main défraîchie d'entre ses voileries et indiqua l'objet qui se situait entre elles deux. Il s'agissait du plus gros des accessoires présents, et du plus mystérieux.

L'objet se composait d'un support métallique à trois pieds entre lesquelles était calé une écuelle ronde. Les trois axes de métal se réunissaient, comme les arêtes d'une pyramide, en un sommet surmonté d'un pommeau de verre. De àdescendait une ficelle au bout de laquelle pendait une petite pierre taillée en obélisque, pointant le centre de l'écuelle.

Suivant l'ordre de la liseuse, Madeleine répandit le sable dans le récipient. La vieille dans des gestes économisés mais d'une autorité certaine, le fit se répartir équitablement dans l’écuelle. Puis elle saisit de sa poigne pétrie d'expérience le pommeau de verre.

« Place ta main au dessus de la mienne, sans les faire se toucher. »

Mad obéit. Dans cette position la femme plissa les paupières de concentration. Mad, bien sûr, ne voyait pas ses yeux mais elle le sut quand même rien qu'en observant la bouche. Avec ses mimiques et ses tics imperceptibles elle incarnait les expressions du visage entier.

Le pommeau de verre prit un étrange éclat entre les doigts de la liseuse surmontés de ceux de Mad. Une ondulation se propagea le long de la ficelle, jusqu'à atteindre l'obélisque. La pierre se mit alors à bouger. Au fil du balancement, sa pointe fendait la surface lisse du sable. Petit à petit des signes courbes s'y dessinaient. Des sillons en arc de cercle, des serpentins, des arabesques s'enroulant et se déroulant sur elles-mêmes au fil de l'avancée du pendule. Bientôt un dessin digne des plus grands labyrinthes s'était formé. Il avait la complexité et la coordination d'une empreinte digitale. L'obélisque termina son chemin là où le tracé avait débuté. Bouclant la boucle dans une renaissance éternelle.

L'ancienne lâcha le pommeau et sortie l'écuelle de son support en prenant soin de garder le tracé intact. Elle la posa sur la natte et se pencha au dessus. Mad l’imita.

« Ton harenam est d'une souplesse remarquable, c'est excellent. »

Madeleine sourit. La vielle pointa de l'ongle une parcelle de lignes.

« L'enroulement est fin et d'une asymétrie magnifique… »

Mad écoutait la divinatrice poursuivre la description de son fameux harenam, ne comprenant pas tout, mais écoutant tout de même. Elle songea en le détaillant à son tour qu'il ressemblait plutôt à un arbre-poulpe. Mais puisqu'on ne lui demanda pas son avis…

La vielle se rabattit subitement en arrière, tendue par un vérité soudaine et distincte. De sa voix intemporelle elle déclama :

« Ô toi Lointaine qui me sollicita en ce jour, ton harenam s'est ouvert à mon œil. Je puis t'en faire la lecture. Ton arcane est le Coquillage Percé qui, malgré les eaux lourdes que l'on y verse obstinément, les laisse toujours s'échapper et garde ainsi sa pure légèreté de nacre. Tu n'es pas de ceux qui se doivent de chercher leur chemin. Car c'est ton chemin lui-même qui est à ta recherche. Maintenant vas. Nous, liseuses de sable n’avons plus rien à t'apporter. Le monde est tien. »

La vielle ramassa l’assiette contenant le dessin décrypté et versa son contenu dans une jarre à son coté. Enfin elle se laissa complètement choir sur l’appui du monticule de coussins. Épuisée.

Mad s’inquiéta alors de comment elle allait pouvoir rémunérer la liseuse pour ses services. Ne possédant pas de monnaie lunaire. À sa grande surprise et contre toute attente, se fut elle qui reçut trois piécettes de la part de la vielle femme. Troublée. Elle s'était retirée en emportant les pièces dans sa main qui n'osait se refermer deçu. Elle apprendrait un jour que confier la lecture de son harenam à quelqu'un est un acte de courage et une preuve de confiance qu'il se doit d'être honoré par une récompense matérielle. Ne le sachant pas encore, Mad se dirigea vers une fontaine gazouillant à l'angle d'une rue. Les pièces de métal firent plof plof plof et glissèrent au fond du bassin. Mad ferma les yeux un instant. Quand elle les rouvrit, trois petits poissons cuivrés y nageaient.

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