Premier chapitre

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La première fois que Madeleine alla sur la lune elle fut frappée par la blancheur du paysage. Le dernier né des rois-nuages n'aurait pu être aussi blanc et tendre que le sable lunaire, s'était-elle dit. À son retour encore, son esprit demeurait baigné de la pureté crémeuse de ses vastes plaines désertiques. Le voyage, aussi court fut-il, la plongea dans une telle extase qu'elle n'avait plus posé la moindre question à son accompagnateur. La seconde fois non plus. Car elle avait tant hâte d'y retourner qu'elle n'osa le déconcentrer par des questionnements qui auraient pu ralentir leur ascension.

Le matin de cette fameuse journée rien ne trahit la singularité des événements qui allaient se produire.

La jeune fille se leva avec le chant de Marceliano, le merle logeant dans le grand if du jardin et qui, par courtoisie de voisinage, l'éveillait avec joliesse chaque jour. Elle ouvrit ses volets et ses yeux sur l'aube nouvelle. Elle se lava. S'habilla. Salua sa mère, son père et le lilas ; installés à la table familiale. Prit avec délice son petit-déjeuner. Elle se réjouit de porter une fois de plus ses chaussures favorites : une paire de tongs qui en écartant ses orteils accentuait le palmé de ses pieds, lui donnant l'impression d'avoir des pattes d'amphibien. Aussi le couinement de la mousse plastique à chacun de ses pas la mettait de bonne humeur. Sa mère fit une légère grimace quand elle la vit enfiler les tongs : elle n'appréciait pas la savoir avec car craignait que sa fille, occupée à contempler ses pieds de grenouille, cesse de regarder devant elle trop longtemps.

Enfin Mad, puisqu'on avait coutume de la surnommer ainsi, posa son sac à rayures sur son épaule et prit la direction de l'école .

En arrivant par le portail gris qui donnait sur la cour, elle fit comme à son habitude, un petit détour pour passer voir le grand orme qui sommeillait sous les fenêtres des salles de classes. L'arbre, comme tous les vieillards de son âge, aimait qu'on lui rende visite. Mad se plaça sous son ventre feuillu et leva les deux mains pour le chatouiller. Des chatouilles les ormes raffolent. Le centenaire gloussa dans un bruit de verdure, faisant frémir tout son feuillage. Il rit et se tortilla tant, qu'il dérangea le vent venu se reposer sur ses branches. Celui-ci qui, agacé, s'en alla voir ailleurs.

Ce fut durant la deuxième heure de l'après-midi qu'il arriva.

Mad, la tête dodelinante d'un courant d'air à l'autre, remarqua inopinément une étincelle. Une minuscule paillette flottante qui virevoltait dans la classe depuis on ne sait quand. Mad se dit qu'elle devait sûrement chercher son chemin et qu'il lui serait peut-être possible de le lui indiquer si elle venait à s'approcher. Mais alors que ses yeux ouverts en pétunias suivaient la course de l'égarée paillette, une autre apparut. Les étincelles se rencontrèrent, se saluèrent, ne semblant ni l'une ni l'autre savoir dans quel lieu elles avaient atterri. Une troisième les rejoignit bientôt, suivit par quatre de ses consœurs. À chaque battement de paupières de Mad, de nouvelles paillettes naissaient. En moins d'une minute, la pièce se trouva bientôt saturée d'une myriade d'étincelles dansantes, offrant un ballet aussi silencieux que féerique. Puis, comme obéissant à un ordre décelable par elles seules, les milliers de luminescences s'étaient dirigées vers un même point de l'air. Malgré le nombre incommensurable d'étincelles qui s’y accumula, le point ne dépassa pas la taille d'une seule d'entre elles. Il prit seulement une luminosité des plus intenses. Mais n'étant pas plus gros qu'un fragment de poussière, il était impossible de dire de quelle couleur il rayonnait.

De petits éclairs incandescents avaient alors jailli du point lumineux qui s’étira en zébrure, formant une faille étincelante. Au centre de la fissure, toute crépitante de lumière, sortit un pic. La pointe grandit, grandit, laissant apparaître un cône tout effilé. Celui-ci poursuivit sa croissance au travers de la faille, s’allongeant toujours davantage. Ce fut au bout de cette corne naissante que Madeleine le vit pour la première fois.

Le narval s'extirpa avec souplesse de la fissure qui se referma derrière lui. Le narval d'une légèreté incroyable évoluait dans les airs comme s'il s'agissait d'eaux profondes. Il vint, d'un battement de queue gracile, se poster face à Mad. Celle-ci avait discrètement jeté des regards aux autres visages présents dans la classe. Aucun, qu'il soit élève ou professeur, ne fut troublé par la soudaine arrivée du cétacé volant. Alors elle en déduisit qu'il n'y avait pas matière à s'inquiéter.

Elle lui sourit.

« Approche donc, Madeleine. Je t’emmène. »

La voix du narval avait la résonance du cristal pur. Elle faisait vibrer les particules de l'air d'un écho magistral que Mad perçut se propager dans sa chair en frissons onduleux. Mad resta muette, regardant avec douceur le narval flotter. Qui ne la connaissait pas aurait cru qu'elle n'avait pas compris. Devant son absence de réactivité, le narval ajouta :

« De peur tu n'as pas à avoir. S'il y a une question que tu dois me poser, hâte-toi de le faire.

D'une petite voix gênée elle déclara alors :

- Eh bien…pardonnez mon impolitesse…mais je me demande comment vos paroles peuvent me parvenir si clairement, alors que vous ne possédez pas de cordes vocales ?

- Les cordes vocales sont inutiles quand on s'adresse directement à l'âme. C'est avec mon âme que je te parle et avec la tienne que tu me réponds et me vois. Les corps ne sont que des poids morts et insensibles. Des réceptacles tout au plus. Leur utilité est tout à fait restreinte, superflue. Maintenant grimpe. Il est temps de plonger. »

Sans un mot de plus, Mad obéit. Elle grimpa sur l'arrondi de la colonne vertébrale, confortable, comme elle l'avait deviné. La peau épaisse du narval, ferme et soyeuse, la soutenait sans la moindre peine. Elle même se sentit d'une légèreté incomparable. Quand elle se retourna vers la place qu'elle venait de quitter, elle y découvrit son propre corps. N'ayant bougé d'un poil et paraissant l'attendre sagement. Le narval avait bien raison. Le corps limite grandement dans l'agilité et les aises. S'il y a certains voyages que l'on souhaite réaliser, il est impératif de s'en délester.

Ne perdant plus une seconde, le narval se mit en mouvement. Mad sentit sa longue échine se courber entre ses jambes. La majestueuse corne torsadée se planta dans l'atmosphère de la pièce. Le point puis la faille lumineuse se formèrent en son extrémité qui était, en réalité, si pointue et si fine qu'on ne pouvait distinguer où elle finissait. Avec une précision et une délicatesse indescriptible, la corne du narval se glissa dans la brèche. Le reste du corps leste suivit sans mal, entraînant Mad avec lui.

La corne ouvrait le chemin entre les infinies cloisons des différents espace-temps de l'Univers, qui se superposaient dans un immense feuillet miroitant. Perchée sur le dos du narval, Mad n'avait résisté à l'envie de tendre les mains au dessus de sa tête. Elle observait le bout de ses doigts ouverts en éventail se fondre et prendre la couleur insaisissable du couloir inter-dimensionnel. Le corps du narval ondulait de tout son long, propulsé par la puissante queue battante, laissant apparaître dans son sillage des traînées irisées. À l'avant, la corne cherchait le bon endroit. Comme parcourant un texte infiniment long dans l'espoir de trouver le mot précis qui y permet l'accès. Car il existe autant de portes et de chemins dans l'Univers que de pages à un livre.

Enfin la corne trouva. Elle se planta entre deux pans miroitants du couloir des mondes et comme une clé dans une serrure, ouvrit un passage pour en sortir.

Le narval émergea dans l'immensité galactique de la Voie Lactée. Devant eux, gigantesque, se dressait l'étincelante lune. Le narval nagea presque sans effort jusqu'à elle. Arrivé à sa surface, Mad sauta à pieds joints dans son sable opalin. Elle regardait le sable, elle regardait l'horizon, elle regardait le ciel. Au loin il y avait la Terre. La Terre sur laquelle elle se trouvait il y a moins d'un quart d'heure encore. Maintenant elle était sur la lune. Elle voyait loin là-bas la vielle planète bleue, qui la regardait d'un air las, comme désolée.

Mad tenta de faire un pas en avant. Elle était bien trop légère. De par la gravité moindre de la lune et de par son absence d’enveloppe charnelle. Elle s’envolait dès qu'elle décollait un pied du sol, manquant de disparaître dans l'infini de la galaxie.

Elle riait ! Elle riait ! Et son rire aussi s'envolait.

Le narval était là pour l'intercepter quand elle s'élevait de trop. La repoussant sagement vers le bas. Aussitôt à terre, elle s'empressait de bondir de nouveau. Toujours plus haut. Tournant sur elle même. Jetant ses bras au ciel pour embrasser l'espace. Des larmes s’échappaient de ses yeux hilares. Les gouttes flottaient en petites sphères liquides avant de tomber mollement sur le sable.

Elle volait.

Ce jeu ne dura d'un temps. Il fallut repartir. Le narval reconduisit Madeleine aussi rapidement qu’il l’avait emportée. Immobile derrière son pupitre, son corps l’attendait docilement. La leçon de classe touchait à sa fin. Mad se glissa dans son enveloppe corporelle comme on enfile une chaussette qui nous connaît autant qu’on la connaît. Âme, corps et esprit ne faisant de nouveau plus qu'un. Elle ouvrit les yeux en même temps que retentit la sonnerie. On aurait cru que le bruit l'avait sortie du sommeil. Le narval était parti. Et personne ne remarqua la clarté nouvelle sur le minois de Madeleine.

Elle avait attendu le retour du narval avec une impatience fébrile. Et bien qu'il ne lui ait fait nulle promesse d'éventuelles retrouvailles, elle savait qu'il réapparaîtrait pour l’emmener de nouveau.

Cependant, celui-ci ne se présenterait pas tant qu'elle le supplierait du fond de son être de revenir. Car ce que le narval a à offrir on ne peut l'obtenir que si notre cœur est suffisamment détaché de cette convoitise. Le désir, l'impatience, l’effusion sont autant de clous qui maintiennent au sol et rendent impossible l’ascension vers l'Insouciante Lune.

Cela Mad le comprit fort bien.

Voilà pourquoi, malgré sa frémissante envie de réclamer le narval auprès d’elle, elle patienta sans se laisser submerger. Patiemment elle attendit. Reprenant paisiblement ses occupations terrestres. Pensant un instant à la lune puis se concentrant sur le présent. Il lui arrivait même d'oublier, parfois au détour d'une conversation ou au passage d'une hirondelle.

Finalement, un midi pendant qu'elle était prise d'un fou rire en observant une guêpe découper consciencieusement un morceau de jambon pour s'en aller se faire un sandwich, le narval vint à sa rencontre.

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