Héritage

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 Le soleil se faisait discret en ce matin de septembre. Au bord de l'Atlantique, le ciret jaune était de sortie. Accompagné de ses vieilles bottes de cuir, que son cordonnier de père avait fabriqué lui-même, Joël promenait Cachou, son vieux King Charles boiteux, et Théo, son petit-fils en vacances. Aux chants des vagues sur les galets, ils avançaient en direction de la "plage des riches".

 Le grand-père avait quatre-vingt ans largement révolus, deux filles et un fils, sept petits-enfants, une douzaine de dents artificielles, un appartement en bord de mer et un sacré paquet de souvenirs. Le petit-fils, quant à lui, fêtait deux semaines plus tôt ses vingt-six ans et son premier accident de voiture dans la même soirée, et sa première couronne dentaire quelques jours plus tard. Il habitait près de Bordeaux et avait décidé de prendre quelques vacances avant de se lancer dans la plus grande aventure de toute sa vie.

 Joël avait réussi, par le plus grand des miracles, à le sortir à l'aurore. L'octogénaire avait pour habitude de promener Cachou dès le lever du soleil, afin d'avoir la paix toute la matinée pour jouer aux cartes avec ses deux voisins. Théo avait rencontré messieurs Bellouze et Pastier la veille, lors d'une partie de tarot endiablée. Le garçon avait découvert en l'espace de quelques heures qu'on pouvait tricher même quand on est à la retraite, que le pastis n'était pas réservé aux gens du sud, et qu'il ne pouvait définitivement pas se permettre de conduire à cent-dix sur une départementale.

 Le jeune homme n'était pas particulièrement aisé. Sa mère avait mis les voiles très tôt dans sa vie et il avait renoncé à faire des études pour subvenir aux besoins de son père, malade. Il gagnait très mal sa vie, passait son temps sur la route et sautait régulièrement des repas. En couple avec Joan, une expatriée londonienne, depuis sept ans, il avait pour projet de la demander en mariage. Mais même en mettant tout ce qu'il pouvait de côté depuis les douze derniers mois, Théo n'avait pas pu réunir assez d'argent pour acheter un anneau.

— Une bague, c'est une bague ! lui avait dit son père.

 Mais il n'avait jamais considéré que son fils voulait mieux pour Joan qu'un rond d'argent à trente euros, pioché au hasard dans une vitrine de supermarché.

 Joël, ayant eu vent de cette histoire, lui avait raconté par téléphone l'histoire de la "plage des riches". Ancienne ferme ostréicole de renom dans le département, elle avait fermé boutique quand toute l'installation s'était effondrée sous le poids des passants, coûtant au passage la vie au propriétaire.

— Le gars était connu pour avoir des perles dans ses huîtres. Au début, il avait un associé. On raconte dans le bourg qu'il a trouvé une perle quand il a ouvert sa première coque. Il était tout content le bonhomme, alors imagine sa tête quand il en a eu une autre dans la deuxième !

 La rumeur s'était très vite répandue dans tout le village. Tout allait encore bien quand un homme de la capitale, qui avait eu vent de l'histoire, était venu pour acheter un camion d'huîtres. Le petit producteur lui avait vendu tout ce qu'il avait, et à Paris quelques jours plus tard, l'acheteur bienheureux avait fait la une d'un journal pour avoir découvert près d'une centaine de perles.

— Son commerce avait le vent en poupe, malgré la petite taille de la ferme, mais il y a eu un accident.

 Joël et Théo contournèrent un rocher et devant eux s'ouvrit la "plage des riches". C'était une longue bande de rochers acérés recouverts d'algues et de coquillages en tout genre. Le grand-père désigna non loin d'eux un vieux reste de ponton en bois. Les pieds de l'édifice étaient rongés par le sel et l'eau, et menaçait de s'écrouler d'un instant à l'autre. Ici et là, des morceaux de ponton brisés étaient coincés entre deux blocs de pierre. Le grand-père se baissa et ramassa un bulot. Il le fit renifler à Cachou avant de le jeter dans l'océan.

— Même après ça, les gens ont continué de venir. Cela fait bien trente ans qu'on a plus vu une huître dans le coin. Les plus persévérants continuent d'enquêter, cela dit.

 D'un signe du menton, il désigna un peu plus loin, un duo de touristes en K-way et bottes en caoutchouc, retournant sans vergogne les rochers à la recherche du trésor disparu. Joël bougonna une insulte dans sa moustache.

— T'aurais pu me raconter ça au chaud, papi, lança Théo.

— Tu n'es pas venu me voir pour rester jusqu'à dix heures sur le canapé, je me trompe ? Arrête de bouder et avance. Cachou marche plus vite que toi.

 En passant près des touristes, Joël ne put s'empêcher de dire haut et fort qu'il n'y avait plus d'huître ici depuis des lustres. Le couple l'écouta sans répondre, avant de se remettre au travail. Le vieil homme s'arrêta près d'un gros rocher et s'appuya contre lui. Il donna la laisse du chien à son petit-fils et lui demanda d'aller lui faire faire trempette quelques minutes. Théo obéit en soupirant.

 Joël attendit quelques secondes avant de fouiller les poches de son ciret et d'en sortir un écrin de velours bordeaux. Sur l'ouverture, de fines arabesques étaient brodées au fil d'or. N'ayant plus la vue de sa jeunesse, il dut attendre que les rayons du soleil percent les nuages pour les apercevoir. Il se remémora alors ses vingt ans.

 Il était un peu plus jeune que Théo quand il avait proposé à Marie-Anne de l'épouser. Il ne faisait ni plus beau, ni plus chaud qu'en ce jour de septembre, et à l'époque, il s'était senti pousser des ailes le jour où elle avait dit oui. Avec ce simple mot, il avait pour la première fois de sa vie pleuré de joie. Tout ce qu'il avait fait depuis, il l'avait fait pour elle, et elle lui avait bien rendu en passant cinquante-neuf ans à ses côtés. Joël était veuf depuis quelques années désormais, et c'était cet endroit, sur la "plage des riches", qu'il se sentait le plus près d'elle. Car c'était ici qu'il lui avait demandé sa main.

 Le grand-père observait l'écrin avec un océan de nostalgie. En repensant à son histoire, sa situation n'était pas si différente de celle de Théo. Son père travaillait tous les jours de la semaine dans son atelier pour le nourir, lui et ses quatre frères, et sa mère avait pris un train pour l'Italie sans dire au revoir, et sans jamais revenir. Il n'avait jamais été très riche, non plus. Son seul succès résidait dans son mariage, selon lui.

— J'ai quelque chose à te donner, dit-il lorsque Théo revint vers lui.

 Avec un sentiment doux-amer, le grand-père tendit le boîtier à son petit-fils en échange de la laisse. Confus, Théo l'ouvrit et y découvrit une merveilleuse alliance. C'était un anneau d'argent avec un liserai turquoise à l'intérieur du cercle, et deux perles serties dans une petite fleur nacrée en guise de pierre. Il s'agissait ni plus ni moins de la plus belle bague qu'il eut un jour vu.

— Je peux pas accepter ça, t'es fou ou quoi ?

— C'est l'alliance que j'ai offert à ta grand-mère. Elle m'a apporté beaucoup de bonheur, je veux qu'elle en fasse de même avec toi.

— Non mais tu peux pas me la donner juste comme ça. Tiens, reprends-la.

 Mais alors que Théo essayait de lui rendre l'écrin, Joël esquiva habilement. Il se surprit à sourire. Il eut l'impression de rejouer avec son petit-fils pour la première fois depuis des années. Après que Théo eut abandonné son idée, Joël réajusta la laisse autour de son poignet et il reprit la route.

— À part toi, tout le monde est marié dans la famille. Alors arrête de faire des chichis et mets ça dans ta poche. Tu es le seul à qui je peux la léguer.

 Non sans un sentiment coupable, Théo glissa la boîte dans son manteau. Ils marchèrent encore une heure avant de rentrer, sous un début de pluie. L'automne frappait à la porte avec un peu d'avance.

 Ils ne reparlèrent pas de la bague jusqu'au départ du garçon. Alors qu'il montait en voiture pour retourner en Aquitaine, Joël, en guise de remerciement, lui glissa quelques mots pour le motiver.

— Cinquante-neuf ans. Record à battre, fiston.

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