14 – 2 Tu m’inspires tant de voies que je ne choisirai jamais d’emprunter

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Un moment plus tard, le moteur stoppa.

— On va s’arrêter là, ça a l’air sûr pour la nuit.

Il sortit. Tara entendit Emma faire de même. Elle se força à ouvrir les yeux et à bouger. Comme elle s’y attendait, ce fut un peu difficile. Mais pourquoi avait-elle toujours aussi chaud ?

Elle voulut descendre du même côté qu’Emma. La terre chancela autour d’elle, et elle dut s’accrocher au véhicule.

— Tara ? entendit-elle Emma l’appeler. Ça va ?

Erwan avait dû s’approcher dans le même temps, car elle eut fort heureusement un autre obstacle qui l’empêcha de tomber. Tout était devenu flou.

— Hey hey, tout doux…

— Juste un peu de… fatigue.

Elle n’aima pas sa voix. Elle se laissa s’asseoir sur le marchepied, le temps que le vertige se dissipe.

Une main sur son front. Celle d’Emma, vu la douceur.

— Elle est brûlante.

Merde, j’ai dû trop forcer… Non, pas que. C’est différent.

— Il faut vous allonger. J’ai ce qu’il faut à l’arrière. Vous arriverez à marcher ?

Elle lui fit signe que oui.

— Tenez-vous à moi.

Elle s’accrocha pour se relever et il la maintint par sécurité, Emma restant en secours si besoin. Ils l’aidèrent à grimper dans la plateforme. Erwan y installa une première couverture, l’invita à s’y mettre. Elle s’assit dessus, enleva son harnais et sa ceinture. Elle y retrouva la trousse à pharmacie, qu’elle avait apparemment eu la bonne idée de garder à cet endroit.

À prendre en cas de coup dur… Il est devin, ma parole !

Elle ouvrit la trousse, y prit une fiole et une seringue… Ses mains tremblaient. D’autres mains vinrent prendre ces objets dans les siennes avec douceur. Erwan, encore une fois. Elle le fixa, ayant une pensée autant pour elle-même que pour Yahel : retiens bien ce visage.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un remontant…

— On ne sait pas ce que vous avez. C’est peut-être une infection ou… Je vais regarder.

Elle secoua la tête, insistant.

— Vu de qui ça vient, ça ne peut pas me faire de mal.

Il soupira.

— Allongez-vous.

Elle obtempéra, posant sa tête sur un oreiller de fortune, ne pouvant s’empêcher de fermer aussitôt les yeux. Elle sentit la piqûre, puis le poids d’une couverture sur elle. Elle ne pouvait plus que faire confiance. Cette nuit-là, ce ne fut pas elle qui veilla.

Ses yeux s’ouvrirent sur du béton au-dessus d’elle, sur lequel jouaient des lueurs rougeâtres. Elle se redressa précautionneusement, encore engourdie, mais cela allait mieux. La fièvre avait disparu.

On lui avait changé son bandage sur son bras. Et quelqu’un avait dû l’ausculter dans son sommeil, ses vêtements du haut et son gilet de protection étant posés, bien pliés à côté d’elle. Il ne lui restait que son débardeur.

Emma était allongée à sa droite, en chien de fusil, une main posée sur Tara.

— Elle vous a veillée un bout de temps.

Elle se tourna vers Erwan. Il était assis à sa gauche, le fusil posé à côté de lui. Elle eut un petit sourire.

— Vous aussi, j’ai l’impression.

Il opina.

— Vous avez fait un sacré tour de cadrant. Comment vous sentez-vous ?

— Mieux.

Elle regarda vers le bout de la plateforme. Il avait fait une petite installation lui permettant d’y faire un feu. Une gamelle fumait au-dessus, répandant une odeur attirante.

— Il faut vous restaurer. Je n’ai pas de pain, mais je vous invite quand même.

Tara mit sa couverture sur Emma, puis alla le rejoindre près du feu. En effet, elle avait faim.

En mangeant, elle regarda autour d’elle. Ils étaient dans le souterrain d’un centre commercial. Encore un, à se demander où ils croyaient que les gens allaient trouver l’argent à dépenser pour acheter tout ça.

— Je reconnais cet endroit. Nous ne sommes plus très loin de chez elle.

— Alors une fois que tout le monde aura pris un peu de repos, nous aviserons.

Elle acquiesça.

— C’est votre tour maintenant.

— Oui, c’est pas de refus, avoua-t-il.

Il prit une autre couverture, plus élimée, s’enroula dedans et se coucha près du feu. Tara avait pris sa place près du fusil.

— Comment vous nous avez retrouvés ?

— Vous m’avez indiqué une direction, et apparemment je me suis décidé à partir au bon moment.

— Et avec un pick-up, hein, un vrai, à l’américaine !

— Ouaip ! Je m’demande pourquoi ses propriétaires l’ont laissé là…

Silence.

Puis Tara lui dit encore un mot avant qu’il ne s’endorme.

— Merci.

— Y a pas de quoi…

Elle se reposa encore un moment puis profita de leur sommeil pour faire le point. Elle nettoya d’abord ses armes : bâton, couteaux et pistolets. Elle descendit de la plateforme, profita de la lumière du feu pour regarder où elle en était. Quelques marques de-ci de-là, qui commençaient à prendre une vilaine couleur. Ses gestes étaient un peu raides. Elle entreprit alors de faire quelques étirements et assouplissements. Juste un peu, sans forcer, histoire de délier tout ça.

Lorsque tout le monde fut d’attaque, la nuit commençait déjà à tomber. Elles expliquèrent alors à Erwan où elles se rendaient.

— Très bien, on a qu’à y aller maintenant. Je vous emmène.

— Je conseille de rouler tous feux éteins, mais ne vous inquiétez pas, je guetterai nos alentours… Mon œil est un peu spécial, dut-elle ajouter devant son air perplexe.

Sans poser de questions, il se remit au volant, avec cette fois Emma au centre, et Tara à droite. Il faisait nuit noir lorsqu’ils se garèrent face à bonne maison. Tara se tenait assise à travers la vitre de la portière, arme à la main, prête à réagir au moindre mouvement.

Rien venant des autres maisons. Elle l’autorisa à allumer les phares. Ils sortirent.

Dans la maison, il y eut une ombre derrière une des fenêtres du haut, puis un cri qu’ils entendirent malgré les fenêtres fermées.

— Maman !

Bruit de débandade, puis la porte qui s’ouvrit sur deux petites silhouettes courant vers Emma et s’y encastrant. Une autre forme s’inséra dans l’encadrement de la porte. Tara reconnu la mère d’Emma. Elle fut heureuse de voir cette mère-courage en vie.

La femme vint s’ajouter aux embrassades. Tara s’appuya contre le radiateur du 4X4, comme soulagée, et contempla la scène. Elle trouva cela beau. Un de ces instants qui vous réconforte avec l’humanité. Une preuve supplémentaire qu’elle suivait la bonne voie.

La maman d’Emma s’écarta de sa petite tribu, sans que la joie quitte son visage, jeta un œil sur Erwan d’un côté, puis Tara. Cette dernière comprit qu’elle l’avait reconnue grâce à son petit mouvement de tête involontaire. Erwan se rapprocha de Tara, souriant lui aussi.

La mère hocha la tête à leur encontre.

— Merci.

Une fois les émotions apaisées, elle les invita à entrer avec sa famille. Eux aussi avaient fait le choix de partager la même pièce durant l’hiver. Ils laissèrent Emma border ses enfants, qui eurent le bonheur de s’endormir sous le regard de leur mère. Tara savait qu’Emma devra leur annoncer une mauvaise nouvelle. Demain.

En attendant, Tara demanda à la mère, ainsi qu’à Erwan, s’ils voulaient bien l’écouter. Et elle leur expliqua d’où elle venait, avec qui elle vivait et ce qu’il se passait dans le groupe, ce qu’ils pouvaient espérer y trouver.

La mère d’Emma était songeuse.

— C’est vrai que jusqu’ici, avec quelques voisins, nous avons réussi à tenir…

— Rien ne presse, réfléchissez-y. Je dois encore m’absenter un moment… seule. Vous me direz alors, à mon retour, ce que vous souhaitez faire.

Plus tard dans la soirée, les adultes finirent tous par céder au sommeil à leur tour. Sauf Tara, cette vision lui paraissant tout aussi apaisante. Puis elle se leva, prit ses affaires, une petite lampe portative et trouva la salle de bain de la maison. Il y avait une bassine d’eau fraîche dans le lavabo. Elle s’en aspergea le visage, puis se redressa, renoua ses cheveux et se regarda dans la glace. Elle s’observa.

C’était le moment.

Elle fit le signe convenu avec Yahel. Elle descendit en silence. Au moment où elle ouvrit la porte, elle éteignit la lampe, mais une autre arrivait de l’intérieur. La mère d’Emma.

— Tu t’en vas ?

Elle hocha la tête.

— J’ai quelque chose à faire. Je reviens.

La mère hocha la tête à son tour et referma la porte derrière elle.

Dans la nuit, les rues étaient décidément bien calmes. Trop calmes. Par endroit, les changements étaient bien tristes à constater, rendant parfois difficile la reconnaissance des lieux. Tara retrouva le bâtiment qu’elle cherchait. La porte d’accès avait été fracassée, l’entrée ravagée, dévastée, les pots de plantes artificielles refoulés, comme si un cyclone était passé par là. Mais quelqu’un avait balayé un passage permettant d’éviter de se blesser les pieds sur les morceaux de verre.

Elle grimpa les étages par les escaliers. Pas un bruit. Dans le couloir commun non plus, les portes de certains appartements n’existant carrément plus. Lorsqu’elle colla son oreille à la porte, cette porte qui ne sortirait jamais de sa mémoire, une toute petite musique tintinnabulait au loin. Elle fronça les sourcils.

Impossible !

Elle actionna la poignée. Là non plus, la porte n’était pas fermée à clé. Elle s’ouvrit sur une lumière blafarde venant d’une pièce latérale au fond du couloir. Une forme s’y découpa, puis se révéla.

Non…

Petite, vieille, vacillante dans une robe de chambre élimée et puante, et toujours aussi laide… Une laideur révélant son moi intérieur, serpent démoniaque putride condamnée aux enfers… Et pourtant bien là, toujours vivante. Cette créature a survécu ? Après toutes ces années, après les derniers événements funestes, même la mort n’avait pas voulu d’elle. Les cancrelats ont la peau dure, c’est bien connu. Pour s’en débarrasser… Tara constata que, contrairement à ce qu’elle croyait, la vie ne lui avait pas accordé ce cadeau.

Le sentiment d’impunité… Je comprends, maintenant. Quelle belle occasion ! Si j’avais pu l’avoir plus tôt… Une époque où tout est possible, hein ? Désolée, Mahdi. Je ne pense pas que ce que je m’apprête à faire soit en accord avec ton monde de demain. Mais tu n’en sauras rien, ne t’inquiète pas.

Puisque c’est comme ça, elle allait se le faire elle-même, son cadeau.

Cela tenta de parler, plus un faible coassement qui sortit de cette bouche.

— Mon dieu, tu es en…

Tara plaqua une main enferrée sur la bouche de la vieille, fermant la porte sans bruit dans le même temps. Puis elle l’entraîna avec elle.

— Chut… Viens, il faut te recoucher, murmura-t-elle d’un ton funeste.

Je t’en prie, Yahel, ne regarde pas…

Un moment plus tard, elle fixait la chose inerte sous elle, le poing encore sur l’amas de bois et de métal autrefois boite à musique posée sur la table de nuit. Elle admirait son regard, terrorisé face à la mort, seul élément encore intact dans ce visage défoncé. Et cette main, sa main, ce sang dégoulinant entre les tiges, cette chair enfoncée, déchirée par endroit sous ses doigts mêlant chair et métal. C’est là qu’elle entendit une voix d’homme à côté d’elle.

— Qu’as-tu fait ?

Elle redressa la tête. Ses yeux s’agrandirent, restèrent rivés sur le mur face à elle, la tête de lit et la tapisserie constellées de taches rouges.

Non ! Pas lui !

Et pourtant… Si, bien sûr. Si elle était en vie, cela ne pouvait être que grâce à lui… Pauvre homme. Quelle pitié d’être si lâche. Quoi faire de toi ? Toi qui ne m’as pas sauvée, qui n’a sauvé personne de cette famille, même pas toi-même. Est-ce donc à moi de faire tout le travail ? Est-ce pour cela que le destin m’a ramené ici ?

Puisqu’il en est ainsi…

Elle se retourna vers lui, se rua sur lui, l’encerclant de ses bras, bloquant le visage du vieux contre sa poitrine, évitant que ses mains le touchent. Peut-être encore possédée d’une once de pitié, elle ne voulait pas le souiller de cet autre sang. Elle eut le temps de sentir les larmes du vieil homme humidifier ses vêtements.

— Pardon… Je suis là pour… Tu n’auras plus à subir ce monde de souffrance.

Il n’eut le temps de se rendre compte de rien.

Avant de franchir le seuil de cet appartement, souvenir d’un passé hideux, elle eut un arrêt, mais pas un regard en arrière.

Vous étiez ma faiblesse. Une faiblesse que je croyais déjà ne plus avoir… Votre existence… Un mensonge ignoré à effacer. Une erreur involontaire. Maintenant, c’est corrigé. Plus rien ne pourra m’atteindre.

En même temps, si quelqu’un d’autre les avait menacés pour m’avoir, aurais-je levé le petit doigt ? Aurais-je regretté leur mort infligée par un autre que moi ?

Elle sortit, une part d’elle riant aux éclats.

Dehors, l’aube se levait sur un soleil prometteur. Tara était installée sur un muret protégeant des compteurs électriques. Cela faisait un moment qu’elle était là, déconnectée, pas pressée, plus rien à penser, les nuées d’oiseaux dansant une mystérieuse chorégraphie au-dessus d’arbres faméliques. Elle vérifia la propreté de ses mains. Pour la combientième fois ?

Un véhicule approchait. Une sorte de van. Ami ou ennemi, elle n’en avait cure.

Elle attendit.

Le van fit demi-tour devant elle. Il arborait le sigle du dragon. Plusieurs paires d’yeux l’observaient depuis l’arrière. Des visages connus, et d’autres non, mais probablement les fameux voisins dont parlait la mère d’Emma. La vitre côté passager s’abaissa.

Yahel.

Elle n’en fut pas étonnée. Son ange-gardien veillait toujours.

— Ton taxi est arrivé !

Elle étira les lèvres en réponse à son sourire. Elle se leva pour ouvrir la portière. Une mignonne petite silhouette se tenait pelotonnée sur le siège. C’était le fils d’Emma.

— Comme tu vois, j’ai déjà récupéré du monde en route, et Erwan nous attend plus loin avec d’autres. Mais mon copilote a eu un coup de fatigue.

Elle retint un rire. Elle ouvrit délicatement la porte latérale à glissière, récupéra le petit corps endormi avec mille précautions et alla le déposer à sa mère, qui tendait déjà les bras pour le prendre. Elle vit le visage d’Emma, plus serein et détendu que jamais.

Bien.

Elle referma la portière, grimpa à son tour aux côtés de Yahel, qui démarra sans lui poser de question, enclenchant juste l’écran accroché au centre du tableau de bord.

— C’est avec ça que tu m’as trouvé ?

— Oui. Je l’ai pris au cas où tu t’éloignerais d’ici. C’est le seul moyen, si je veux pouvoir me déplacer et te suivre en même temps… Mais dis-moi, vu l’état de tes vêtements, ton combat a été sacrément rude ! Ou tu es retombé sur des déchets durant mon sommeil ?

Elle suivit du regard ce que le doigt tendu de Yahel lui indiquait, constata elle aussi les taches rouge sombre constellant ses vêtements.

— … On va dire ça…

— Tiens, prend ma veste derrière moi. Il attend des nouvelles.

Tara se saisit du vêtement accroché à l’appuie-tête et s’en recouvrit, vérifia l’état de ses mains. Lorsque le visage du roi apparut, elle se redressa.

— Tout va bien ?

— Oui, je rentre.

— Alors, bienvenue, répondit-il, ses lèvres s’étirant de satisfaction.

Ce fut tout.

Elle se cala la tête dans l’angle du siège. Elle demanda à Yahel.

— Ça ne te fait rien si…

— Non, vas-y, pionce. Tu le mérites.

Et Yahel les ramena tous directement à la maison.

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