Sans préliminaires

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« J’ai passé toute ma vie à aller d’une deadline à une autre, molestant ma turbine de toutes ces substances enivrantes et évasives qui ont su me faire tenir le cap. Femmes, alcool, cigarettes.. Le carburant des champions.

Tous ces éclats éphémères, instants plus ou moins oubliés, ont jonchés mon parcours, un dédale chaotique parsemé de dépressions, de sourires, d’orgasmes, de joie & de tristesse.

De l’amour à l’indifférence en passant par la simulation, j’aurai tenu bon, j’aurai réussi à convaincre mesdames et messieurs -surtout mesdames- d’un bien-être aussi feint que ma grimace au zénith du plaisir. Non pas que je prône les bienfaits indéniables d’un plaisir feint de temps à autre pour en engendrer un vrai mais.. L’homme est à la fois si simple et si complexe, un véritable enchevêtrement de paradoxes qui jouent tout en ma faveur.

Je me souviens encore de cette charmante professeure de français aux cheveux châtains et aux lèvres sensuelles qui n’hésitait pas à imposer sa sentence à chaque essai. Elle répétait sans cesse que je devais cesser le verbiage et voilà qu’aujourd’hui je la maudis.. Où sont passés mes mots ? Où est passé cet entrain narcissique bourré de confiance qui me condamnait à redoubler ?

Ô immonde souvenir, te voilà l’un des seuls rescapés d’une cure alcoolisée rigoureusement menée. Une cigarette au coin des lèvres, je m’en vais t’achever à pelletées de whisky et de cachets. Une dernière poussée dans l’antre parfumée de mon vice préféré et je pourrais soupirer, bienheureux, hébété et couvert de divers fluides -pas tous très pieux-.

D’une deadline à une autre, je me présente enfin au dernier guichet armé d’un sourire -une esquisse du moins- en imaginant déjà les hurlements de plaisir poussés de l’autre côté. »

La page se trouvait au centre du bureau, scellée au chêne ciré par quatre paumes, une à chaque coin. Riley, le rouquin paré de ses lunettes rondes aux « teintes verdâtres » venait tout juste d’entrer dans le bureau de Monsieur Alpanro pour lui faire part de sa dernière découverte : ce texte venant de naître d’une machine à écrire, signé du nom de Henri.

Tandis qu’Alpanro plissait les yeux pour relire l’extrait en courbant significativement ses sourcils, Riley le darda d’un regard inquiet laissant présumer le pire. On pouvait presque ouïr le doute dans sa gorge nouée et l’affolement de ses prunelles tant le silence pesait.

Alfred Alpanro hissa sa main droite sur ses lèvres pour embrasser distraitement sa chevalière, soupirant au contact frigide avec sa bague. Il ajusta alors sa crinière brune parfaitement cirée pour se redresser et scruter le pauvre assistant d’un regard de marbre.

« Trouvez-moi ce pendard et ramenez-le dans mon bureau dès que possible. J’en ai assez de ses sautes d’humeur. »

Riley fut parcouru d’un spasme qui lui fit entrouvrir la bouche comme un idiot. Sa trogne se décomposa comme s’il était en proie à une attaque subite. Il fit un long va-et-vient oculaire entre son patron et la lettre d’Henri comme s’il lui était demandé de trouver un fantôme, de lui passer une laisse et d’aller le promener dans une venelle.

- Mai-.. Ma.. Monsieur ? Vous pensez pas que..

- Foutaises, de la poudre aux yeux. Ne croyez pas ce que vous lisez Riley, ce parasite n’est pas près d’abandonner sa vie de débauche pour une hypothétique fête dans l’au-delà.

- Vous.. en êtes pers-..

L’assistant ajusta fébrilement les lunettes sur son nez pour exprimer un flot d’incompréhension et d’inquiétude. Un sourire aussi fallacieux que la mort de Cotillard fut sa rétorque au regard insistant de son boss.

Il hocha ensuite docilement le chef pour marquer sa perdition totale et prit la porte avec assurance pour s’effondrer de l’autre côté afin de faire retomber littéralement la pression d’un soupir interminable.

Après avoir récupéré les miettes de son intégrité, il rajusta de nouveau ses lunettes de l’index pour remarquer que la secrétaire de Monsieur Alpanro le dévisageait depuis de longs instants déjà. Il remit sa cape de fier assistant stagiaire et fila à l’étage inférieur pour rejoindre le Carré des rédacteurs aussi appelé le Cared.

Il était à la recherche d’un individu précis et particulier, potentiellement saigné, pendu, drogué jusqu’à l’overdose ou encore simplement disparu. Equipé d’un badge temporaire semblable à celui de Fred l’homme de ménage, il adressa une volée de questions aux personnes présentes dans le Cared.

Où, comment, quand ? Rapaces, journalistes, producteurs, chroniqueurs, rédacteurs.. Ceux qui maniaient les mots n’en n’eurent pas pour une fois. Riley apprit seulement que le toit était devenu un sanctuaire pour les penseurs et les fumeurs. Alors qu’il s’apprêtait à faire le chemin inverse pour grimper tout en haut, quelqu’un lui agrippa l’épaule.

Une jolie chemise ample violette attira l’œil du stagiaire avant qu’il n’ait pu apercevoir sa détentrice, Sarah, Rédac Cult’.

« Riley c’est ça ? Mh, ça fait quelques jours qu’Henri fait des va-et-vient avec sa moue renfrognée. Il va pas très bien en ce moment, quelque chose en rapport avec son ex-femme je crois bien. Pourquoi tu le cherches exactement ? »

Notre stagiaire gloussa involontairement et déglutit pour raviver ses cordes vocales. Emporté par ses élucubrations, il sembla hésiter puis observa les alentours avant de répondre d’une voix plus basse.

- C’est ça oui.. Eh bien, j’ai trouvé un.. écrit d’Henri et je voulais en parler avec lui tout simplement.

- Oh, un fan ? Ça marche, je croyais que c’était pour le blog de Sapiex et ses retards consécutifs. Il est parti fumer sa cigarette en haut y a de ça.. plus d’une heure maintenant ?

Riley mentit sans mentir, il agita la tête comme un chien pour brouiller la frontière entre le « oui » et le « non ». Sarah le toisa de bas en haut comme si elle lui retirait ses vêtements, ses lunettes, ses mécanismes de défense, ses mensonges, tous les cadavres cachés dans sa petite armoire, son gilet en Kevlar et par-dessus tout ce qui filait à toute allure dans sa petite caboche exposée trop longtemps aux séries TV & à la pornographie streamée.

D’un volte-face désorganisé, il fusa vers les escaliers pour échapper à la conclusion et découvrir la véracité de sa théorie. Pour lui, il s’agissait de bien plus que d’une théorie, il s’agissait d’un ensemble de petites coïncidences qui créèrent doucement une marche macabre vers le sommet du bâtiment. Si Gibbs avait été là, il lui aurait sûrement claqué le crâne pour lui rabâcher l’adage des hommes de loi : « Je n’crois pas aux coïncidences ».

Une fois arrivé à l’étage de Monsieur Alpanro, le 2ème, le rouquin fut parcouru d’un frémissement à l’idée d’aller prévenir le grand patron, manitou des écrivains déboussolés. Il se planta devant la porte du dernier escalier comme un bambin abandonné dans un labyrinthe.

En observant désespérément le panneau de signalisation sur la porte, il remarqua une tâche sanglante sur le coin du carré gris mât indiquant le toit. Son palpitant fit vibrer son torse et son imagination. Comment embellir la première journée de son stage ? En faisant une découverte macabre bien sûr !

Riley élabora différents scénarios décousus impliquant pour la plupart du sang et des fractures. Il essaya toutefois de se réveiller et d’arrêter le cauchemar, en vain. Après avoir rassemblé ses tripes, les avoir disséquées pour en extirper un peu de courage, il poussa la porte, rajusta ses lunettes, inspira et commença à gravir les étapes. Il fut soudainement arrêté par un bruit saisissant qui le pétrifia. Ce claquement brutal lui était familier et pourtant, à cet instant précis, il lui évoquait l’inconnu. Un inconnu qui se répéta et se rapprocha à vive allure, interpellant le stagiaire comme un séisme et ses répétitions.

Alors qu’il s’apprêtait à fondre en larmes -ou sur sa proie qui sait ?-, il devina l’origine du bruit au moment même où elle se présenta devant lui. Une demoiselle à la crinière blonde s’arrêta sur le palier supérieur et avec elle, le claquement infernal de ses talons.

Les regards se croisèrent et se séparèrent aussitôt. Riley se blottit dans un coin pour laisser Zoé passer en se passant de mots. L’incompréhension torturait le rouquin et le poussa au mutisme tandis que la pigiste blondie se fraya un chemin pour échapper à cet instant de gêne, embêtée à l’idée de se faire coincer par le petit nouveau dès le premier jour.

En un coup de vent, la demoiselle aux cheveux rebelles et au tailleur asymétrique disparut. Monsieur Le Stagiaire garda les lèvres penchées, une moue incrustée sur son minois.

Finalement, il parvint à grimper les marches restantes, à pousser avec une véhémence qui lui est inconnue la dernière porte pour accéder au toit, à la scène du crime, la scène du suicide, cette zone morte où il aura été le premier, cet instant unique dont il pourra saisir toute l’essence & ses conséquences. Il s’avoua avec culpabilité le bonheur de participer à une telle expérience. Il s’imagina déjà les lignes de son premier livre. Son cœur accéléra, ses prunelles se plissèrent et la lumière aveuglante du soleil devint alors un arrière-plan qu’il décrira dans son chef d’œuvre initié par sa rencontre avec la mort et la décadence.

Il n’avait pas prévu que son premier plan ne serait ni composé de grandeur, ni de sang, ni de mort mais simplement d’un rédacteur encore dévêtu ornant un sourire narquois. Henri l’apathique, Henri le torturé, Henri le décédé, Henri l’homme brisé.. Henri l’enfoiré.

« Premier jour de stage hé ? Je me disais qu’il fallait initier les nouveaux en bonne et due forme ! Sarah t’as légèrement manipulé mais.. chhhhhht, Alfred est pas au courant. »

Cigarette au coin des lèvres, Henri Delmer profitait du soleil pour jouer avec les volutes de fumée, torse-nu au bord du vide. Riley était quant à lui estomaqué et tourna presque de l’œil avant de se rattraper à la rampe.

Face à une réaction aussi singulière, l’écrivain torturé se retourna face au vide pour admirer la vue, la forêt et ses dédales de verdure et d’azur. Il enfila sa chemise pour la reboutonner, faucha sa flasque et ses bottines avant de revenir vers le stagiaire pour lui adresser une tape sur l’épaule.

« Je n’fume qu’après un coït ou pendant une bonne soirée. J’imagine que tu as pu croiser Zoé ? Aussi misogyne que ça puisse paraître, j’adore marquer mon territoire et taquiner les fanas du clavier. Alfred m’a dit que t’allais travailler pour moi, on va bien s’amuser.»

Henri disparut dans les méandres du bâtiment, chemise ouverte & en chaussettes.

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