L’humilité 5/5

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Tira attendait devant la grotte. Quand ils en sortirent en courant, la dragonne souffla sur l’entrée. Une odeur de soufre emplit les tunnels, faisant fuir les quelques poursuivants. Elle baissa la tête pour être à la hauteur de celle de la louve.

— Tu as enfin trouvé ta vraie nature, dit-elle.

Aussi loin qu’elle se souvenait, Eoline avait toujours su parler aux dragons. Leurs voix lui arrivaient, tel un murmure. À présent, les paroles de Tira étaient claires et mélodieuses, d’une grande profondeur, offrant des vibrations presque hypnotiques. Les deux femelles d’une blancheur immaculée offraient un contraste saisissant dans ce paysage noir. La dragonne posa le devant de sa gueule sur le front de la louve qui se mua en humaine.

L’état de ses vêtements dérangea Djibril qui se retourna pour ne plus voir la nudité de la jeune femme. Jack se retint de rire. Il retira sa tunique et la tendit à Eoline qui se changea vite. La tunique suffit à la couvrir entièrement.

*

Quand Tira se posa avec Eoline, Jack et Djibril, les préparatifs pour le rituel de guérison prenaient fin. Des feux formaient un cercle à l’intérieur de la grotte où Féréol gisait avec les smilodons. Fanchon en sortit et se dirigea droit sur Eoline, qui accourut pour parler à l’Okami. Celle-ci tendit la main droite à la jeune femme.

— Demat'dit, sœur.

Eoline s’écroula à genoux et se mit à pleurer, presque en criant de la douleur qu’elle ne ressentait plus. Wolfgang déposa le bois qu’il portait et prit la petite dans ses bras. Fanchon la laissa pour se diriger vers Djibril.

— Je vais avoir besoin de toi, lui dit-elle en le regardant droit dans les yeux.

— Nous pouvons encore les sauver ? demanda-t-il.

Fanchon ne répondit pas tout de suite. Elle marcha vers la caverne d’un pas lent et calme.

— Ils sont dans une phase où l’esprit ne se bat plus pour rester accroché au corps. Bientôt leurs souffles vont s’arrêter. C’est à ce moment-là qu’il faudra agir. Entre la vie et la mort, l’énergie de leurs enveloppes charnelles sera malléable.

— Pourquoi pas maintenant ? Jack m’a raconté que la lame qu’ils sont allés chercher sous terre pouvait guérir.

— Guérir, oui. Une personne à la fois et de blessures. Là, nous sommes devant de la radiation. La poudre de vie que leur a donné Azia a stoppé l’avancement du mal. Malheureusement pour les smilodons comme pour Féréol, ils ont été condamnés en touchant la cause des radiations.

— Qu’attends-tu de moi ? demanda Djibril.

Fanchon se tourna face à l’imam. Tout dans l’attitude de l’homme montrait sa détermination. Le calme régnait en lui plus que jamais.

— J’ai besoin de ton chant. Le chant du croyant.

— Tu veux que je prie, s’étonna-t-il.

— Oui.

Les mots ne sortirent pas, mais ils lui brûlaient la bouche.

— Je vois la nature notre mère partout où je pose les yeux. Pour moi, elle est une certitude incontournable. Je n’ai nul besoin d’histoire pour y croire, nulle prière pour la sentir auprès de moi, car mes yeux sont ouverts en grand.

Fanchon repartit vers la grotte. Sur son seuil, elle fixa le vide.

— Tu feras un bon imam. Ta foi sera encore plus grande après cette épreuve.

La surprise marqua le visage du jeune homme.

— Depuis que tu es dans notre monde, l’être de lumière qui t’accompagne a évolué.

— Être de lumière, répéta Djibril abasourdi.

L’Okami opina.

— Ce que sapiens considère comme un dieu. Peu importe le nom que chacun lui donne. Il était déjà fort présent en toi. Présent à chacune de tes prières ; à chaque fois que tu en parles ; présent quand tu as aidé le peuple de Cautos ; présent quand tu as partagé ton repas pour le nourrir, allant jusqu’à jeûner pour que les enfants aient de quoi manger.

— Tu veux dire que c’est moi qui le fais vivre ? Qu’il n’existe pas vraiment ?

— Ce que je veux dire, c’est que ta foi donne une consistance à ce qui n’en a pas. Ce monde est généreux. Il marche dans les deux sens. C’est la raison de son équilibre.

— Les sapiens prennent mais ne donnent plus. C’est pour cela que notre monde devient n’importe quoi.

La répartie de Djibril amusa Fanchon.

— Es-tu prêt à le rendre meilleur, frère de l’autre monde ?

Le « frère » de Fanchon sonna en écho dans le cœur de l’imam. La joie prit la place qui aurait toujours dû être la sienne.

— Oui, sœur du monde caché des dragons.

*

Quand l’imam s’agenouilla, il ne se demanda pas de quel côté il devait se tourner. Il entama sa prière sans attendre le dernier souffle et ne s’arrêta pas avant d’être ébloui par le soleil.

Quand il ouvrit enfin les yeux, il était de retour dans son monde. Ses voisins le contemplaient en souriant. Djibril se leva et partit chez lui rapidement.

Sa famille lui avait tellement manqué qu’il en oubliait presque ce qui venait de lui arriver. Fatima apparut dès qu’il passa la porte. L’inquiétude marquait son visage, mais elle ne posa pas de question. Il la prit dans ses bras et l’embrassa. La surprise effaça l’inquiétude. Le bonheur de son homme la laissa sans voix. La sœur de Djibril se planta devant le couple. Le comportement de son frère la perturbait également.

— Ils t’attendent dans la pièce des hommes, dit-elle sèchement.

— Viens, ordonna-t-il à Sarra.

Le vieil imam de la grande mosquée buvait le thé avec un autre élève de l’école coranique. Le frère et la sœur prirent place en face d’eux sans un mot. L’imam commença par des salutations ; enchaîna en parlant de l’homme à ses côtés, vantant ses qualités et ses mérites ; dénigra Sarra et son manque d’obéissance. À aucun moment il ne sollicita l’approbation de Djibril. Il ne s’étonna même pas de son silence et annonça le mariage de son élève et de Sarra. Celle-ci refusa sur un ton hargneux. Le vieil imam allait répondre avec un air outragé, quand Djibril le coupa dans son élan.

— Tu as ta réponse.

Les deux hommes et Sarra le fixèrent avec surprise.

— À présent, je vais vous demander de quitter ma maison.

— Frère, qu’est-ce qui te prend ? Tu ne vas pas laisser une femme faire la loi chez toi ? le blâma le prétendant.

— Pourquoi j’enlèverais à une femme son droit de décider ce qui est bon ou pas pour elle ? Elles ont été créées nos égales.

Le vieil homme leva une main, ce qui arrêta net la discussion. Il regardait le frère de Sarra avec intensité, comme s’il voyait au-delà. Il se mit debout en silence, s’inclina respectueusement. Djibril fit de même. Quand ils se relevèrent, une sensation étrange émanait des deux hommes. Le trouble du vieil imam semblait tellement profond que son élève pensa qu’il faisait un malaise. Au moment de sortir de la maison de Djibril, l’ancien se retourna pour fixer son ancien élève. Fatima et Sarra encadraient l’homme de leur foyer. Les yeux et le sourire de celui-ci respiraient la bonté et la sérénité.

*

La porte se referma sur les deux hommes. Fatima et Sarra patientaient, quand Djibril se décida à parler.

— Elle est vraiment grande la maison qui n’attend que nous au village de tes parents ?

Sarra poussa un cri de joie qui attira les deux garçonnets de la maison.

— Nous allons déménager, s’exclama-t-elle en entraînant les enfants à sa suite.

Une lumière apparut sous la tunique de Djibril.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Fatima.

Son homme passa une main sous son col et sortit le pendentif fait par Gobos. Sa perle brilla un instant, puis reprit sa couleur dorée.

— C’est une perle qui scintille quand je suis heureux.

Sa compagne le fixa avec intensité. Djibril posa son front sur celui de Fatima. Il attrapa l’un des côtés du cordon du pendentif, il commença à le faire passer au-dessus de sa tête. Fatima agrippa le deuxième côté pour l’aider à mettre le collier autour de son propre cou. La joie qui les emplit à ce moment-là fit briller la perle d’un éclat plus chaud et émit une vibration qui traversa les mondes.

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