Chapitre 20

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En cette chaude journée de juin, le soleil tape contre la vitre, projetant ses rayons brulants à travers la pièce. Les minutes s’écoulent à une lenteur désespérante. Comment peut-on rester assis des heures à écouter un adulte parler d’une voix monocorde ? Comme à son habitude, il n’écoute que d’une oreille distraite ce que raconte Mme Laberge. L’histoire-géographie n’a jamais été sa tasse de thé. La professeure est en plein monologue sur la colonisation de l’Amérique et les aiguilles au-dessus du tableau noir ne bougent pas assez vite à son goût. Muni de son stylo noir, il cherche une place encore vierge sur sa feuille. Il esquisse des tas de croquis au grès des mots qu’il capte : des bateaux de colons, les côtes d’une nouvelle terre, des plants de maïs, des flèches contre des armes à feu. Le dessin a toujours été sa façon d’apprendre et de retenir les choses. Au bout de minutes interminables, la sonnerie annonce enfin la fin de la journée. Il referme son cahier avec précipitation et sort de la classe en vitesse. Il se retrouve alors noyé dans une marée humaine se déversant dans le couloir. Il se dirige vers son casier pour récupérer ses affaires. Il n’y a personne qui l’attend, appuyé contre les étagères en fer. Il fronce les sourcils et plonge dans son casier pour récupérer son sac. Il y fourre tous ses livres en vrac et verrouille le cadenas. Il fixe quelques secondes la place vide à côté de lui, puis avec un soupir se dirige vers les portes vitrées menant sur l’extérieur. Comme il dépasse tous ses camarades d’une tête, il n’a pas de mal à se diriger dans la foule d’élèves se précipitant vers un monde beaucoup plus excitant que les cours soporifiques du secondaire[1].

- Noah attend ! Noah !

Il se retourne en entendant son nom. Au milieu du flot d’élève, deux garçons essayent de se frayer un chemin. La vision de ses deux amis l’un à côté de l’autre l’a toujours fait rire. Leurs physiques sont à l’opposé, l’un mince et élancé, l’autre trapu.

- On avait dit qu’on allait à la pêche ! dit Tadi essoufflé en arrivant à sa hauteur.

- Oui, mais… dit Noah en traversant les doubles portes.

Le soleil lui fait cligner des yeux plusieurs fois, avant d’arriver à s’habituer à la luminosité. Noah se retourne pour scruter la foule, mais Yuma pose une main sur ses épaules en lui coupant la parole.

- Laisse tomber, c’est comme ça maintenant. Et puis y a Zachary et toute sa clique. On fait pas le poids.

Noah ressent ce pincement à la poitrine qu’il ne connaissait pas, mais qui se fait de plus en plus présent depuis quelques temps. Un sentiment de solitude tellement fort que les larmes lui montent aux yeux. Secouant la tête, il se pare d’un grand sourire et se tourne vers ses amis, marchant à reculons.

- Le premier arrivé au lac est celui qui doit ramer tout le long !

Sur ces paroles, il se met à courir, mettant dans chaque foulée toute la force et la vitesse qu’il possède. Sa tête se vide instantanément. Noah laisse derrière lui ses doutes et sa tristesse, pour ne laisser place qu’à la course, pour ne plus sentir que la brûlure de l’air chaud qui pénètre dans ses poumons. Yuma est juste derrière lui, arrivant pratiquement à sa hauteur. Si Noah est tout en force, son ami court de façon légère, aérienne. Il a l’impression de voir un aigle prêt à s’envoler.

- Les mecs… c’est… pas… cool…de… faire… ça… halète péniblement Tadi, ses pas lourds résonnant sur le goudron, cent mètres plus loin.

Pas sportif pour un sou, le jeune garçon n’a aucune chance face à ses deux amis. Ils éclatent de rire en entendant sa respiration saccadée et ralentissent l’allure en pénétrant au cœur du village. Arrivée pratiquement au bord du lac, ils s’arrêtent devant une petite maison en taules verte. Ils lancent leurs sacs de cours sans ménagement sur les marches du porche et se dirigent vers le garage attenant.

- Les garçons, qu’est-ce que je vous ai déjà répété une centaine de fois ? Les sacs à l’intérieur, dit une voix féminie.

Comme si de rien était les garçons continue de sortir leurs affaires de pêche. Ils s’apprêtent à partir vers le lac quand une femme d’une trentaine d’année vient se poster devant eux, les mains sur les hanches. Ses cheveux lisse, longs et fins volent au vent derrière son dos. Son tablier est tendu sur son ventre arrondi.

- Vous croyez aller où comme ça ? demande-t-elle les sourcils froncés.

- Ben, on va à la pêche, déclare Tadi en haussant les épaules.

- Et vous n’auriez pas oublier quelque chose avant ?

Noah regarde ses pieds, le rouge lui montant aux joues. Il se sent toujours mal quand on lui fait des remontrances. Il déteste par-dessus tout sentir qu’il déçoit les gens.

- Pardon Nahima, dit-il en se précipitant sous le porche.

Il ramasse les trois sacs et les porte à l’intérieur, vérifiant au passage qu’il ne salit rien. Quand il ressort, la jeune femme lui sourit et lance un regard entendu aux deux autres.

- Vous devriez prendre exemple sur Noah tous les deux. Il est gentil et serviable. C’est en étant comme ça qu’on réussit dans la vie.

Les garçons acquissent sans rien dire en regardant leurs pieds. Nahima attend quelques secondes puis leur sourit en leur tendant un sachet rempli de gâteaux.

- Allez filez. Amusez-vous bien, mais soyez prudents. Et Tadi, n’oublies pas que ce soir tu dois aider ton père à réparer la voiture.

- Oui maman.

Ils prennent leurs affaires et partent en direction du lac. Ils montent dans leur barque et rament jusqu’à être en plein milieu, là où il est le plus profond. Ils sont sûr de n’être déranger que par le cri des oiseaux volants au-dessus d’eux.

Sur cette étendue d’eau bleu, entourée de grands sapins, le soleil chauffe la peau nue de Noah.

- Je ne comprends pas pourquoi tu veux absolument bronzer, demande Yuma en secouant la tête, tenant sa canne à pêche à deux mains.

- C’est vrai, c’est totalement débile, renchérit Tadi la bouche pleine.

Noah soupire, le regard perdu dans le vide. Il répond à ses amis après avoir réfléchit plusieurs minutes.

- Parce que j’en ai marre qu’on me fasse des remarques sur ma couleur de peau. J’aimerais être comme tout le monde. Arrêter de sortir du lot…

- Avec ta taille et tes yeux, c’est foutu mon gars !

Noah se retourne et donne une tape dans le paquet de gâteaux que tient son ami. Le morceau de carton s’élève en l’air et manque de passer par-dessus bord. Dans sa tentative de le rattraper, Tadi fait tanguer dangereusement la petite embarcation.

- Noah c’est ridicule, personne ne te regarde différemment parce que tu as la peau un peu plus claire que la plupart des gens de la réserve. On se connait tous depuis petit. C’est toi qui fait une fixette dessus, essaye de le rassurer Yuma.

Du haut de ses douze ans, son ami est toujours posé et réfléchi, analysant chaque information pour trouver des solutions.

- Je ne sais pas… j’ai toujours l’impression qu’on me regarde de travers parce que je fais partie d’une famille bizarre….

- Une famille bizarre ? demande Tadi.

- Ben tu sais bien, ma mère qui s’est enfuie avec un blanc et qui est revenue vivre ici parce que ça n’a pas marché, alors que tout le monde l’avait prévenue. La mère célibataire qui galère à boucler les fins de mois…

- Mais enfin, c’est pas comme si ton père t’avais abandonné. Tu le vois souvent. Et puis tout le monde apprécie Dona, enchaine Yuma

Noah ne répond pas, préférant faire semblant de se concentrer sur sa pêche. Se redressant, Tadi pose ses coudes sur ses genoux.

- C’est pas pour te vexer ou être méchant, mais t’es bizarre depuis la rentrée Noah. T’es beaucoup moins drôle, tu ne veux jamais sortir et puis tu as l’air toujours déprimé. T’es plus comme avant…

- Rien n’est plus comme avant, rétorque-t-il avec un peu trop d’ardeur. Désolé, s’excuse-t-il. C’est juste que… j’aime pas le secondaire.

- Mais on vient juste d’attaquer !

- Je sais, mais les gens sont cons…

- Si tu parles de Zachary et Jimmy, c’est pas comme si on ne le savait pas déjà. On les connait depuis qu’on est nés.

Noah hausse les épaules, mais ne répond rien. Ce devrait être un moment parfait. Une partie de pêche avec ses deux meilleurs amis, au milieu du silence de la nature. Il lève la tête pour voir tourner un aigle haut dans le ciel. Ça a toujours été ses moments préférés de la journée, mais aujourd’hui, il n’arrive pas à profiter. Sa vie est en train de changer, il le sent. Il se retrouve au carrefour de deux bras de rivière, l’un menant vers une cascade dangereuse, l’autre vers un fleuve long et tranquille. Son canot est entraîné vers les rapides. Il n’a aucun moyen de l’arrêter et il sent que la chute va faire des dégâts irrémédiables.

***

Noah prend une grande inspiration. Il serre tellement fort le volant devant lui, que ses phalanges ont blanchies. Ses jambes sautillent frénétiquement. Il est incapable de les calmer. Il n’a qu’une envie, faire demi-tour. Pourtant il a besoin de retrouver son sang-froid. Il aimerait qu’Ambre soit à côté de lui pour le soutenir, pour lui dire que tout ira bien. Juste sentir sa présence, le contact doux de sa main sur sa joue, lui donnerait du courage. Mais il doit affronter ses démons seuls. Après plusieurs grandes et profondes inspirations, il enlève le frein à main. La voiture s’engage doucement sur cette route qu’il a pris en sens inverse sans se retourner, il y a maintenant plus de dix ans. Son cœur s’emballe quand il passe devant le panneau en fer indiquant : communauté Atikamekw de Manawan.

[1] Le secondaire au Québec correspond aux classes françaises allant de la cinquième à la première.

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