Cela fait plus de deux semaines que Lila vit sur un petit nuage. Après son premier rendez-vous avec Gabriel, elle pensait que les choses allaient être bizarres entre eux. Mais ce ne fut absolument pas le cas. Ils se sont revus plusieurs fois, au cinéma, en balades, au restaurant. Lila n’est jamais autant sortie de chez elle que durant ces derniers jours. Résultat, elle est très heureuse, mais vraiment en retard sur son planning. Elle court dans tous les sens. Heureusement, ce soir, elles n’ont personne à la chambre d’hôte. Elle va pouvoir souffler un peu. Un bip lui indique qu’elle a reçu un sms. Elle sort son portable de la poche arrière de son jean et ouvre la conversation.

- Ramène vite tes fesses à la maison, urgence (flemme de sortir - trop froid) -

Lila sourit en rangeant son téléphone. Ambre et sa manie d’éviter tout effort inutile. Elle sait que si c’était véritablement une urgence, elle aurait vu débarquer son associée en furie. Elle prend donc son temps pour finir ce qu’elle est en train de faire, à savoir faire le tri dans sa réserve. Elle a décidé d’augmenter son catalogue de produits, il faut donc qu’elle trouve de la place pour les stocker. Quand son téléphone se met à vibrer frénétiquement dans sa poche depuis plusieurs minutes, Lila se décide à aller voir ce qu’il se passe, avant qu’un drame n’arrive. Elle est fière de son avancée. Toutes les bouteilles de jus de fruits sont bien en évidence sur les étagères, les pots de confiture à côté, bien classés. Elle va pouvoir se mettre au travail rapidement quand les premiers fruits montreront le bout de leur nez. Elle en trépigne d’impatience, même si la charge de travail sera conséquente. En tout cas, elle aime voir que tout est bien rangé, à sa place. Cela la rassure et l’apaise, comme si ranger lui permettait de mettre l’ordre dans ses pensées.

A peine a-t-elle franchit le seuil de la porte côté salle à manger qu’elle entend :

- Ça t’arrive de prendre au sérieux mes messages des fois ? Ah c’est sûr, quand il s’agit de Gabriel, tu réponds dans la seconde, mais quand c’est moi, ça peut bien attendre une ou deux heures !

Ambre débarque dans la pièce, ses cheveux attachés à la va-vite, ses lunettes posées de travers sur sa tête, son téléphone dans une main, des papiers dans l’autre. Lila ne comprend pas ce qui se passe, mais la connaissant, son amie est en train de paniquer pour le boulot. Elle lève les mains en l’air, en signe de paix.

- Ok, ok, qu’est-ce qui se passe ?

Ambre soupire en s’affalant sur la première chaise qu’elle trouve. Elle met son visage dans ses mains.

- C’est si terrible que ça ? demande Lila prudemment.

- Non, c’est même plutôt une bonne nouvelle, mais ça va nous prendre un temps fou et on n’est pas prêtes.

Lila s’assoit en face de son amie.

- De quoi s’agit-il ? Je suis sure qu’on va trouver une solution.

Ambre lui tend les papiers qu’elle a dans la main, en lui expliquant la situation. Lila baisse les yeux sur ce qui paraît être un mail, tout en écoutant son amie.

- Tu sais en prévision de la boutique, on a créé un espace commande en ligne sur le site internet ? On vient de recevoir un mail d’un couple qui se marie. Ils sont venus passer un week-end ici il y a quelque temps et ils ont beaucoup aimé tous nos produits. Comme ils sont très attachés aux produits locaux, ils nous ont passé une grosse commande. Mais quand je dis grosse, c’est pratiquement tous nos stocks. Ils prévoient un gros mariage avec beaucoup d’invités.

- Mais c’est une super nouvelle. C’est bien pour lancer la saison et en plus ça va nous faire une super pub. C’est très positif tout ça. Ils veulent la commande pour quand ?

- C’est ça le nœud du problème. Ils se marient dimanche.

- Quoi ?! Dimanche ? Dimanche dans deux jours ? demande Lila en écarquillant les yeux.

Pour toute réponse, Ambre secoue la tête de haut en bas.

- Il faut que tout soit prêt pour demain matin. Ils viendront chercher les cartons vers 9h00. Donc en gros, il faut tout préparer ce soir…

- Ah oui… dit Lila, son enthousiasme vite retombé. Ils n’auraient pas pu se réveiller avant ?

- On n’a pas d’étiquettes en plus, je n’ai pas eu le temps de les finir et de les faire imprimer. On ne peut pas leur vendre des produits non étiquetés. Et puis, il faut faire les cartons, les bons de commande…. On va y passer la nuit, renchérit Ambre sur un ton désespéré.

- On a plus qu’à s’y mettre de suite…

Au même moment, Lila reçoit un appel de Gabriel. Son cœur se met à battre plus vite, comme à chaque fois qu’elle parle au musher. Elle jette un coup d’œil à Ambre, mais cette dernière lui fait comprendre qu’elle peut prendre l’appel sans problème. Au point où elles en sont.

- Salut, dit-elle.

- Salut. Ça va ? demande le jeune homme de sa voix profonde.

- Ça allait bien jusqu’à il y a quelques minutes.

- Qu’est-ce qui se passe ma puce ?

Les papillons dans le ventre de Lila s’affolent, son cœur s’emballe. C’est la première fois qu’il l’appelle comme ça. Elle sait que c’est bête, mais pour l’instant, elle ne veut pas donner de nom à leur relation, au moins elle se protège. Le fait qu’il lui donne un surnom affectueux la rend heureuse, mais en même temps la terrifie. Elle décide de ne pas relever pour le moment et lui raconte la masse de travail qui vient de leur tomber dessus.

- J’ai fini mon entrainement, si vous voulez, je peux venir vous donner un coup de main.

- On s’en sortira bien, ne t’embête pas. Ce n’est pas le truc le plus fun à faire.

- Ne dis pas n’importe quoi. Au moins, on pourra passer un peu de temps ensemble.

- Bon d’accord, merci, capitule Lila. A tout de suite.

Elle raccroche et rejoint Ambre qui s’est réfugiée dans le bureau. Elle la retrouve accroupie, la tête à moitié dans un placard. Elle sort frénétiquement tout ce qui s’y trouve et les jette un peu plus loin.

- Qu’est-ce que tu cherches ? demande Lila en entrant dans la pièce.

Ambre sursaute et se cogne la tête contre le haut du placard. Elle se redresse en se frottant la tête.

- Putain, tu m’as fait peur ! dit-elle, avant d’exploser de rire.

Lila la rejoint dans son fou rire, plus nerveux qu’autre chose. Elles n’arrivent pas à s’arrêter, mais ça a le mérite de faire retomber la pression. Après quelques minutes, Ambre s’explique :

- J’ai une idée pour les étiquettes. J’avais acheté du papier adhésif imprimable pour faire des essais. Si on n’a pas le temps de les faire fabriquer, on va les imprimer nous-même. Sauf que je ne sais plus où je l’ai rangé… Attends, ça y est. C’est ça !

- Au fait, c’était Gab au téléphone. Je lui ai dit pour la commande, il vient nous donner un coup de main.

Ambre se relève dans un grognement, en murmurant Il faut vraiment que je me remette au sport, puis se tourne vers Lila.

- Cet homme est génial ! Je serais toi, je tacherais de le garder celui-là, enchérit-elle en la montrant du doigt.

- Comme si c’était dans mes habitudes de changer de mec toutes les semaines, dit Lila en riant.

Ambre hausse les épaules.

- De nous deux, c’est toi qui a eu le plus de mec. J’énonce juste les faits, c’est tout.

Lila se penche sur son bureau pour attraper une poignée de trombones et les lances sur Ambre, qui part dans un éclat de rire roque.

- Tu me fais vraiment passer pour une chaudasse, fait semblant de s’offusquer Lila. Plus sérieusement, on s’y prend comment ?

- Il faut que je finalise le graphisme des étiquettes en premier. Peut-être que le temps que je fais ça, vous pouvez commencer à préparer les cartons ?

- Ok, parfait. Par contre, je serais d’avis de tout rapatrier dans le salon. Il fait trop froid au stock, ça va être pénible.

- Très bonne idée. Mais avant tout, je vais aller prendre une douche, ça me détendra et j’aurais l’esprit plus pausé pour bosser.

- Très bien, je vais commencer à préparer les cartons, dit Lila en sortant du bureau à la suite d’Ambre

Lila est en train d’empiler des pots de confiture dans une caisse, lorsqu’elle entend le gravillon de la cour grincer sous des pneus. Elle sort devant la maison au moment où Gabriel descende de voiture. Elle s’approche de lui en souriant. Sourire qu’il lui rend volontiers en dévoilant ses dents blanches. Quand l’espace entre eux s’est réduit considérablement, il l’attrape par la taille et la rapproche de lui. Il se penche et l’embrasse tendrement.

- Bonjour toi, dit Gabriel en la fixant dans les yeux.

- Salut, chuchote la jeune femme perdue dans le bleu de ses yeux.

Sa voix grave lui donne des frissons, surtout quand il se trouve si proche d’elle. Il doit pouvoir sentir son cœur battre à tout allure. A contre cœur, elle s’écarte de lui.

- Ce n’est pas qu’on s’ennuie, mais on a du boulot, lui dit-elle en l’entrainant par la main vers la grange.

La moue sur le visage du jeune homme la fait rire.

- Tu es sûre qu’on ne pourrait pas faire une activité plus sympathique ?

Lila ignore la pique de douleur qui vient de lui transpercer le cœur. Pour l’instant, elle ne veut pas que ça aille plus loin avec Gabriel, mais elle se sent coupable de lui imposer ça. Elle a l’impression de passer pour une adolescente de quinze ans, alors qu’elle en a presque le double. Il est patient avec elle et ne lui a posé aucunes questions sur ses réticences. Ils n’ont jamais abordé le fait qu’elle n’a jamais voulu aller plus loin que leurs baisers enfiévrés. Pas qu’elle n’en a pas envie, bien au contraire. C’est parfois difficile de lui résister, surtout quand il la fixe intensément, comme à l’instant alors qu’il est en train de remplir un carton de bouteilles. Mais avoir une relation plus intime avec Gabriel, reviendrait à lui donner une partie d’elle qu’elle n’est pas encore prête à redonner à quelqu’un.

- Ça va ? lui demande-t-il.

Lila s’aperçoit à cet instant qu’elle s’est arrêtée dans sa tâche, trop perdue dans ses pensées chaotiques. Elle hoche la tête en lui souriant. Une fois qu’ils ont bien vérifier pour la troisième fois qu’il y a le bon nombre de produits, ils rejoignent Ambre dans la maison. C’est un vrai chantier dans le salon. Ambre s’est installée aux pieds du canapé, son ordinateur posé sur la table basse. A côté, elle a branché l’imprimante et des papiers sont étalés partout autour.

- Ah vous tombez bien tous les deux, vous en pensez quoi ? demande Ambre en levant son ordinateur portable pour qu’ils puissent voir l’écran.

- C’est vraiment chouette, dis-donc, déclare Gabriel en sifflant.

- Lila ? questionne Ambre, l’avis de son associée comptant énormément à ses yeux.

- J’aime beaucoup, ça nous ressemble bien je trouve.

- Le dessin est incroyable, renchérit Gabriel en s’approchant pour mieux voir.

- C’est Noah qui l’a fait, explique Ambre.

Les étiquettes sont simples et épurées, avec comme illustration un dessin au trait représentant le chalet avec deux jeunes femmes devant. Ambre a harcelé Noah pendant des jours pour qu’il accepte. Il adore dessiner, mais n’aime pas trop que ça se sache. Ambre trouve ça dommage, parce qu’il a vraiment beaucoup de talent. En contrepartie, elle lui a promis de lui faire des massages tous les soirs pendant une semaine, mais au final, il en a eu vite marre et a préféré s’adonner à une activité plus physique et moins passive. Ambre ne s’en est jamais plaint.

- Bon, j’imprime pour voir ce que ça rend et après on met l’usine en route.

Une fois que tout est en place, chacun trouve un poste. Ambre découpe les étiquettes, parce que comme elle l’a précisé : « ce n’est pas que je n’ai pas confiance en vous, mais la découpe est particulière et si c’est mal fait, ça va gâcher tout l’effet ». Gabriel se retrouve au collage et au rangement dans les cartons et Lila contrôle par rapport à ses stocks et finalise la commande. Pour se motiver, ils ont mis de la musique en fond. La platine tourne dans un rythme régulier, crachant les notes culte de l’album Nevermind de Nirvana. Au bout d’un long moment à travailler, Lila brise le silence en disant :

- Je ne sais pas vous, mais je commence sérieusement à avoir faim. Gab tu restes avec nous pour souper ? dit-elle en se tournant vers lui pleine d’espoir.

- C’est si gentiment demandé, que je ne peux pas refuser, lui dit-il en s’approchant. Je peux t’accompagner en cuisine ?

- Allez-y, de toute façon vous ne pouvez rien faire tant que je n’ai pas fini ma part du travail. Si cette putain d’imprimante voulait bien y mettre du sien, on irait plus vite.

Ambre leur tourne le dos, à genoux au-dessus de l’imprimante qui ne veut plus fonctionner. Elle lui tape un grand coup dessus du plat de la main, faisant sursauter au passage Lila, et la machine se remet en route. Du coin de l’œil, elle voit les épaules de Gabriel monter et descendre. Elle lève son regard vers lui pour le voir en train de se moquer de sa réaction. Elle lui passe devant pour aller vers la cuisine et au passage lui donne un coup de poing dans le bras. Il lui attrape le poignet avant qu’elle ne puisse s’enfuir et lui murmure à l’oreille « fais gaffe je suis rancunier ». Elle rit en enfilant son tablier. Gabriel vient s’assoir sur un tabouret en face du plan de travail. Lila se plante devant lui, les mains sur ses hanches.

- Qu’est-ce que tu fais ? lui demande-t-elle en haussant les sourcils, la mine sérieuse.

- Euh… hésite Gabriel, ne comprenant pas où elle veut en venir.

- Tu crois vraiment que tu vas rester là à me regarder, sans rien faire ? Non, non, non, vient là.

Lila lui fait faire le tour du plan de travail et lui met un tablier dans les mains.

- Finalement, tu vas l’avoir ton cours de cuisine.

Gabriel grimace, comme si la perspective de toucher à une simple casserole était une torture. A contre cœur, il passe le tablier autour de son coup et attache le cordon dans son dos. Lila aime bien le voir dans sa cuisine. Il paraît si peu sûr de lui pour une fois. Elle se dirige vers le frigo et regarde ce qui s’y trouve. Qu’est-ce qu’elle va bien pouvoir faire ? Quelque chose de facile pour ne pas dégoûter Gabriel dès le premier essai et surtout un plat assez rapide à faire. Elle avise le plat de bœuf bourguignon de la veille. Il en reste suffisamment pour tout le monde. Elle se retourne vers le plan de travail, après avoir eu une idée d’accompagnement. Gabriel se tient à côté, les mains dans les poches, se dandinant d’un pied sur l’autre, sans trop savoir où se mettre. Il n’est vraiment pas dans son élément, alors que Lila ne se sent jamais autant à sa place que devant son fourneau.

- Bon, on va faire quelque chose de simple pour commencer. Purée de pomme de terre. C’est très français, mais tellement bon.

- On ne pourrait pas juste mélanger un sachet dans du lait et le tour est joué ? demande Gabriel avec mauvaise foi.

Lila soupire en sortant un saladier et le pose énergiquement sur le plan de travail.

- Ça ne va pas ? Il n’y a rien de plus simple à faire qu’une purée et après l’avoir goûtée, tu ne voudras jamais plus remanger ces trucs industriels horribles.

Le jeune homme lève les mains.

- Ok, je capitule. Qu’est-ce que je dois faire chef ?

- Tu vas tout d’abord aller chercher quelques pommes de terre. Elles sont dans le cellier.

Lila lui montre du doigt une porte dans le fond de la cuisine, juste avant le couloir du bureau. Pendant que son commis va chercher les ingrédients, Lila sort tous les plats et ustensiles dont ils auront besoin. Gabriel traine des pieds pour revenir. Il se place à côté d’elle et attend ses instructions.

- Ok, première étape, les peler. Tiens (elle lui tend un économe). Tu peux mettre les épluchures dans le saladier, elles iront au compost.

Ils se mettent à la tâche en silence, sans que cela ne soit gênant ou pesant. Lila adore ces moments de clame dans sa cuisine. Cela lui permet de poser son esprit, de ne penser à rien d’autre que les étapes de sa recette. Avoir Gabriel à côté d’elle lui plait bien, plus qu’elle ne l’admettra jamais. Sa présence l’apaise et lui fait oublier ses réticences et ses angoisses. Elle ne peut s’empêcher de lui jeter quelques regards du coin de l’œil. Il est concentré sur son épluchage, ses sourcils clairs légèrement froncés. Alors qu’elle se penche sur la table pour attraper une quatrième pomme de terre, Gabriel fini juste d’éplucher son premier sujet. Il regarde son œuvre, assez fier de lui.

- Franchement je suis plutôt content de moi, déclare-t-il. Regarde-moi ces courbes parfaites, cet arrondi.

- Ah c’est sûr elle est magnifique, un vrai mannequin, rit Lila. Je suis désolée de te l’annoncer comme ça, mais elle va finir écrasée, donc ses mensurations, on s’en fout un peu.

Gabriel fait semblant de s’offusquer.

- Quel affront ! Un si beau chef d’œuvre.

Une fois la préparation terminée, Lila met les tubercules dans l’eau pour les cuire. En attendant que ce soit prêt, elle décide de faire des cookies. Gabriel s’installe en face d’elle, sur un tabouret. Elle ne le force pas à participer, mais lui explique les étapes de la préparation.

- D’où te vient cette passion pour la cuisine ? demande le jeune homme, le coude appuyé sur le plan de travail, son menton posé dans la main.

- Je ne sais pas trop. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé ça. Je crois qu’un de mes premiers souvenirs, c’est d’aider ma mère à préparer un gâteau, je devais avoir deux ou trois ans. Depuis, je ne me suis jamais arrêtée. Sur toutes mes photos d’enfance, on me voit en train de faire des pâtisseries, de la farine jusqu’au bout du nez, une spatule dégoulinante à la main ou debout sur une chaise en train de remuer le contenu d’une casserole.

Lila se perd un moment dans ses souvenirs, revivant les étés à faire des gâteaux avec sa mère, son frère et sa sœur. Gabriel la sort de ses pensées en lui prenant la main de l’autre bout de la table.

- J’adorerais voir ces photos.

Le cœur de Lila fait un raté. Elle hoche la tête sans oser le regarder dans les yeux. Jamais personne ne lui a demandé de voir des photos d’elle enfant. C’est tellement personnel et intime. Essayant de prendre un air neutre, elle sourit à Gabriel en disant :

- Il va falloir attendre un peu. Toutes les photos sont chez mes parents en France.

A peine les mots sont-ils sortis de sa bouche, que Lila sent une vague de stress la submerger. Elle vient clairement de sous-entendre qu’elle voudrait qu’il rencontre ses parents, chez elle. Le rouge lui monte aux joues directement. Pourquoi a-t-elle dit ça ? Cela ne fait que quelques jours que sa relation avec Gabriel à dépasser le stade de la simple amitié et voilà qu’elle lui parle déjà de rencontrer sa famille. C’est le meilleur moyen de le faire fuir comme un lapin. Elle se donne mentalement des claques sur le front. En même temps, elle s’imagine Gabriel dans sa maison familiale en train de discuter tranquillement autour de la table. Elle doit avouer que ce qu’elle voit lui plait. Elle ne sait pas s’il sent son désarroi, mais ne relève pas et continue de lui sourire.

- Je trouve ta passion super, mais je ne comprends pas comment on peut aimer à ce point cuisinier.

- Et moi je ne comprends pas comment on peut à ce point détester ça, renchérit immédiatement la jeune femme. C’est un langage universel que tout le monde parle.

- C’est pour ça que tu aimes ça ?

Lila prend le temps de la réflexion pour structurer sa pensée. Puis, tout en fabriquant des petites boules de pates qu’elle dépose sur une plaque, elle répond.

- Oui, mais c’est bien plus que ça en fait. Cuisiner, c’est la meilleure façon de faire des rencontres, de partager un moment spécial et de communiquer sans utiliser la parole. C’est peut-être très français de voir les choses comme ça, mais tous les événements importants d’une vie se passent autour d’un repas. Quand on se marie, on fait un repas, quand on se retrouve entre amis ou en famille, c’est autour d’un repas, les rendez-vous romantiques se font aussi souvent autour d’un repas, qu’ils soient faits maison ou au restaurant. Les fêtes comme Noël, Thanksgiving ou les anniversaires se célèbrent aussi autour de la nourriture. La cuisine rythme nos journées et notre vie toute entière. C’est ce que je trouve fascinant. Et puis il y a tellement de manières différentes de s’exprimer par elle, de possibilités, c’est sans fin.

- Je comprends mieux maintenant, pour toi c’est plus qu’une activité, c’est une façon de vivre.

- Un peu oui. Et puis ce qui est génial avec la cuisine, c’est qu’il y aura toujours des saveurs à découvrir, des techniques à explorer, des mélanges à inventer. C’est un peu de la magie en fait, tous ces mélanges pour arriver à la fin à un plat unique à chaque fois.

Gabriel hoche la tête, comprenant enfin où elle veut en venir.

- Tu en parle avec tellement de passion, que tout paraît logique. Du coup, je me sens un peu bête de ne pas aimer ça.

- Mais non, chacun sa passion. Et tous les deux, on a la chance d’avoir pu faire de notre passion notre métier.

Un instant, Lila regrette une part de sa vie d’avant. Une autre de ses passions, l’enseignement, lui manque aussi beaucoup, mais elle n’a pas encore trouvé le courage de renouer avec. Elle se dit qu’il faudrait qu’elle en parle à Gabriel. Elle n’en peut plus de se poser autant de questions. D’un côté, elle veut se protéger, c’est son réflexe premier, mais d’un autre côté, elle a très envie de voir où sa relation avec Gabriel peut les mener. Mais à force de lui cacher son passé, elle a l’impression de ne pas être digne de sa confiance. A chaque fois qu’ils abordent des sujets un peu épineux, elle botte en touche. Mais à force, elle se sent comme un imposteur. Tout en enfournant ses cookies, elle réfléchit à la meilleure façon de lui parler, mais comme à chaque fois qu’elle repense à cette période de sa vie, elle manque d’air et la crise de panique n’est pas loin. Elle essaye de faire bonne figure en se retournant.

- Bon, on la finit cette purée ?

Avec un grand soupir, Gabriel déclare.

- Il faut toujours finir ce qu’on commence. C’est une des phrases préférées de mon père.

- Il n’a pas tout à fait tort. Alors, prochaine étape, écraser les patates. Tiens, tu peux les passer à la moulinette.

- Ok, je devrais pouvoir y arriver.

Une fois la tâche accomplie, Lila rajoute du lait, du sel, de la noix de muscade. Puis, elle étale la purée dans un plat en verre et la soupoudre de chapelure, avant de tout mettre au four.

- Je croyais qu’on avait fini une fois le lait ajouté, s’étonne le musher.

- Normalement, oui, mais c’est une recette de ma grand-mère. Tu verras, c’est super bon.

- Je te fais totalement confiance, rit Gabriel.

Il se lève et s’approche de Lila.

- Ça veut dire qu’on en a fini avec la cuisine ? demande-t-il, l’air malicieux.

Lila secoue la tête, ce qui lui vaut un regard noir.

- Qui dit cuisine, dit vaisselle, je suis désolée.

Lila s’empare de l’éponge et commence à nettoyer ses plats. Gabriel vient se glisser derrière elle, les hanches collées aux siennes. Elle sent son torse plat et musclé plaqué contre son dos, monter et descendre à chacune de ses respirations. Son souffle vient se perdre dans ses cheveux, faisant voler quelques mèches. Lila essaye de se concentrer sur sa tâche, mais c’est très compliqué vu la proximité que lui impose le jeune homme. Elle fait comme si de rien était, mais son cœur bat vite et des frissons remontent lentement le long de sa colonne vertébrale. De sa main, il écarte les cheveux de la jeune femme et dégage son cou. La respiration de Lila se fait de plus en plus chaotique. Elle sent Gabriel se pencher et déposer sa bouche sous son oreille, puis plus bas dans le creux de son cou, un endroit très sensible. Une vague de plaisir vient la frapper et la spatule qu’elle tenait dans la main vient frapper avec force le fond du lavabo. Gabriel sourit dans son cou, tout en continuant sa lente torture, embrasant sa peau avec des dizaines de petits baisers. Lila n’arrive pas à réfléchir quand il est si près d’elle. Et justement, elle a besoin d’avoir les idées claires pour lui dire ce qu’elle a sur le cœur. Maintenant que sa décision est prise, elle doit le faire rapidement, sinon elle va se défiler. Elle ouvre le robinet et se décale imperceptiblement sur la droite, s’écartant légèrement du jeune homme. Sans prévenir elle passe sa main sous le jet et l’oriente vers Gabriel, qui fait un bond en arrière en criant, pour éviter d’être éclaboussé, sans succès.

- Lila ! Je suis trempé.

Gabriel regarde son sweat bleu où de grosses tâches plus foncées dessinent des motifs abstraits. La jeune femme est tout sourire, fière de son effet. Gabriel la prend par les hanches et la force à se tourner vers lui. Il la regarde dans les yeux en lui jurant qu’il se vengera. Puis, relâchant sa prise, il pose son front contre le sien. Ils se perdent quelques instants dans la contemplation silencieuse de l’autre, avec que le musher ne viennent briser le silence de sa voix mélodieuse qui rend dingue Lila. C’est devenu l’une de ses musiques préférées.

- J’aime passer des moments comme ça, rien qu’avec toi, même s’il faut cuisiner.

- Moi aussi, avoue Lila et elle le pense vraiment.

Elle se met sur la pointe des pieds, passe ses bras autour du cou de Gabriel et l’embrasse, d’abord doucement, effleurant à peine ses lèvres, puis l’approfondit en y mettant plus d’ardeur. Elle aime son goût, sa chaleur et la manière qu’il a de caresser sa lèvre inférieure avec sa langue. Elle se perd dans cet échange, cherchant du courage pour ce qu’elle s’apprête à dire. La sonnerie du four les oblige à redescendre sur terre.

Lila passe les minutes suivantes à finir ses préparations, réfléchissant à la meilleure façon d’expliquer à Gabriel ce qui lui est arrivé. Il ne dit rien, mais l’aide à ranger. Une fois qu’elle n’a plus rien à faire, elle n’a plus le choix, il faut qu’elle se lance. Elle prend une profonde inspiration.

- Tu sais, l’autre jour, quand on était dans les jardins du restaurants…

Lila ne va pas au bout de sa phrase. Elle triture nerveusement l’élastique qu’elle a toujours autour de son poignet. Gabriel s’appuie contre le plan de travail et la regarde tendrement, attendant qu’elle continue, sans la brusquer.

- Tu m’as demandé pourquoi je n’avais pas cherché à être professeur d’anglais ici.

Le jeune homme hoche la tête.

- Ça à un rapport avec ce qui s’est passé en France, juste avant qu’on ne déménage.

Lila laisse passer un moment de silence, sentant les larmes lui monter aux yeux.

- Je ne sais pas trop par où commencer, ni comment t’expliquer ça. Je n’en parle jamais, seule Ambre est au courant de tout, mais depuis qu’on est venues ici, je n’en ai jamais reparlé. Je…

- Si tu n’en as pas envie, on n’est pas obligé d’en parler. Tu as le droit d’avoir ton passé et d’avoir envie qu’il reste où il est.

- Non, justement il faut que je sois honnête envers toi, dit Lila en secouant la tête. Parce que j’ai l’impression de ne pas mériter ta confiance et ton attention en agissant comme je le fais.

- Je ne comprends pas où tu veux en venir, dit prudemment Gabriel.

- Le fait que je sois parfois distante avec toi, que je me referme quand on parle de certains sujets, c’est en partie dû à ce qui m’est arrivé. Je ne te remercierais jamais assez pour ta patience, c’est pour ça que je te dois une explication. (Elle relève les yeux vers lui). C’est aussi parce que tu me plais vraiment et que depuis bien longtemps je ne m’étais pas sentie aussi bien en présence d’un homme. J’ai envie de vraiment construire quelque chose avec toi, qu’elle que soit le nom qu’on donne à notre relation.

Lila voit Gabriel déglutir face à sa franchise. Ses vieux démons reviennent et elle commence à paniquer en se disant que peut être, il n’a pas du tout envie des mêmes choses qu’elle. Elle aurait dû se taire, elle en a trop dit. Mais, il lui prend les mains.

- J’ai aussi très envie de voir où on peut aller tous les deux, ensemble. Je suis très touché que tu t’ouvres à moi. Je t’avoue, que parfois, j’ai eu peur de ne pas t’intéresser, que tu acceptais de sortir avec moi juste par gentillesse.

- Tu me vois vraiment comme ça ? demande Lila surprise en haussant les sourcils. Comme quelqu’un qui fait des choses par contrainte ?

- Non, non, ce n’est pas ça. Je me suis mal exprimé. Le fait est que, quand je suis avec toi, je perds tous mes moyens. Je ne sais plus si ce que je fais est bien ou non. Si ce que je dis est bien ou non. Tu me fais perdre toute confiance en moi, parce que je ne veux pas te décevoir ou te faire fuir.

- Ne t’inquiète vraiment pas pour ça, je n’ai aucune envie de te fuir.

Lila se rapproche de lui, pose ses mains à plat sur son torse, sentant ses muscles sous le tissu de son sweat et lui dépose un baiser tendre sur la joue, savourant le contact de sa barbe de quelques jours sur sa peau. Sans la quitter des yeux, Gabriel lui demande :

- Euh… je ne sais pas trop comment te demander ça, sans passer pour un pervers, mais… euh… j’ai remarqué que plusieurs fois, alors qu’on était en train de s’embrasser et que la tension montait entre nous, tu… enfin… (Gabriel se passe une main dans les cheveux, nerveux). Ambre m’a dit un jour que tu avais vécu un truc pas facile avec ton ex et je me demande si….

Voyant que le jeune homme est gêné, Lila décide de prendre les devants.

- Tu te demandes si le fait de ne pas vouloir faire l’amour avec toi est lié à ce qui s’est passé avec mon ex.

Gabriel hoche la tête, les joues rouges. Lila lui lance un sourire, un peu forcé, pour essayer de le rassurer.

- Oui, c’est lié à cette histoire. Mais rassure-toi, d’une, sache que je n’ai jamais été abusée physiquement ou sexuellement (elle voit Gabriel souffler et comprend qu’il avait mal interpréter ses réactions, à juste titre d’ailleurs). Et de deux, cela n’a rien avoir avec toi. Crois-moi, j’ai très envie de toi, mais je fais un blocage. Je pense, du moins j’espère, que si je t’explique pourquoi, j’arriverais à surmonter tout ça.

Voyant que le musher ne dit rien, Lila rajoute en détournant la tête.

- Je comprendrais si tu ne veux pas continuer… je ne sais même pas si un jour j’arriverais à surmonter mes démons, alors je comprendrais que tu n’ai pas envie de te compliquer la vie avec toute cette histoire.

- Ne dis pas n’importe quoi, la coupe-t-il. Bien sûr que tu en vaux la peine et je ne compte pas te lâcher de sitôt, sauf si c’est toi qui me le demande. On va avancer ensemble et tu me parleras de ce qui t’es arrivé quand tu t’en sentiras prête, d’accord. En attendant, on va y aller en douceur et tout se passera bien. Du moment que je peux continuer à t’embrasser comme ça (Gabriel se penche et lui donne un baiser plein de sensualité et de ferveur, la laissant pantelante), je suis le plus heureux du monde.

Lila veut rajouter quelque chose, mais un grand bruit, suivit de nombreux jurons, leur parvient du salon. Ils se regardent et se dirigent rapidement vers Ambre. Elle est debout dans le salon, des morceaux de verre éparpillés partout au sol.

- Ce n’est rien, dit-elle pour les rassurer, juste un pot de confiture qui m’a échappé des mains. C’était le dernier, j’ai fini de tout étiqueter.

- Ne bouge pas, je vais chercher de quoi nettoyer. Tiens (Lila lui tend un pot qu’elle avait pris en plus, au cas où il y aurait de la casse), rajoute celui-là.

Le temps qu’elle découpe une étiquette supplémentaire, Gabriel est à côté d’elle en train de ramasser les bouts de verre pour que personne ne se blesse. Elle finalise enfin le dernier pot. Cette commande est enfin prête et finalement ils ont mis moins de temps que prévus. Ambre est vraiment contente. Elle se dirige vers le carton posé devant Gabriel, toujours accroupis, pour y mettre le bocal. Pour ne pas tomber, Ambre prend appuis sur l’épaule du musher.

- Je ne pars que trois petits mois et voilà que tu me remplace déjà.