IV.

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    Ravage galopait à toute vitesse. J’avais passé mes mains dans la brume verte qui entourait sa tête et, penché en avant, je savourais l’air qui me fouettait le visage. Syrine et sa monture écarlate, Ginger, nous suivaient de près.

    Nous avions quitté nos amis au petit matin. Raven et Anna resteraient auprès de Tiass et aiderait Sevan, en échange de sa protection. Nous devions rapidement trouver le peuple des Fées et les ambassadeurs envoyés par Lou auprès d’eux. Une Larme de Prométhée serait probablement encore là-bas et viendrait nous aider, ou irait alerter SU.

    Les routes avaient été recouvertes par le sable mais restaient en bon état malgré tout. La progression serait rapide si nous ne tombions pas sur quelques créatures belliqueuses. Un frisson me parcourut. Je songeai aux choses que nous avions rencontrées en Europe. Les wouz, les loups russes, ou les labrigres à Lyon entre autres. Qu’est-ce que l’Amérique nous réserverait encore ?

 

    C’est au bout de deux semaines de voyage que la fatigue commença à être insupportable. Le continent nord-américain était devenu un désert gigantesque et mort. La végétation était rare, quelques lierres résistants, quelques cactus étranges, et la faune encore plus. La lassitude mêlée à l’inconfort du galop me tapait sur les nerfs. Mes muscles étaient ankylosés, ma colonne vertébrale se tassait petit à petit et des ampoules s’étaient formées dans mes mains à cause du frottement de la bride en cuir contre mes paumes.

    La carte confiée par Sevan ne nous était pas d’un grand secours. Le monde avait tellement changé que les repères qui subsistaient étaient bien trop maigres pour nous permettre de nous situer sur le continent. Compte tenu de la vitesse de nos serpaux, du temps passé à galoper, et de la possibilité de traverser les vestiges des métropoles sans trop de risques d’attaques, j’estimais que nous avions parcouru la moitié du chemin. La frontière mexicaine ne devait pas être loin. Cette pensée me réconforta. Il faisait déjà chaud, et je me réjouissais tout de même de ne pas devoir affronter l’une des célèbres tempêtes de neige du continent. Traverser la Russie m’avait prouvé que, même si je n’étais pas frileux, le froid était un ennemi redoutable.

    Syrine parlait peu. Elle guettait en permanence les bordures des routes. Elle chassait. Dès qu’elle apercevait un animal, elle utilisait son nouveau don pour nous apporter un peu de nourriture. Manger était devenu notre obsession. Le peu d’animaux nous angoissait. Allions-nous tenir avec si peu de gibier ? Nos réserves avaient dangereusement diminué. Seule l’eau n’était pas vraiment un problème. Nous trouvions régulièrement d’énormes cactus dont chaque branche était surmontée d’une sphère jaunâtre gorgée d’eau douce.

    — Ceux que tu as tués te hantent-ils encore ? me demanda un jour mon amie. Nous en étions presque à un mois de voyage.

    — Ils ne me hantent pas.

    Haussant les épaules, je fourrais un morceau de milfate séché. La racine, facile à transportée car très légère, poussait en abondance près de Sorman Union. Il s’agissait de l’une de nos dernières rations.

    — Cesse de jouer aux forts Kami. Pendant notre exil en Pologne et en Russie je t’ai vu rongé par la culpabilité. Je pensais même que tu sombrais dans la dépression, voire dans la folie.

    — Peut-être.

    Je fixai les flammes de notre feu de camp. Nous étions à découvert, mais la région ne semblait pas dangereuse et les nuits étaient calmes. Mon amie était intelligente et sensible. Impossible de lui cacher mes états d’âme. Elle lisait en moi comme dans un livre ouvert.

    « Leurs visages venaient parfois se superposer à celui des vivants. Malgré toutes les bonnes raisons que je pouvais invoquer pour me réconforter, ils me poursuivaient dans chaque moment de joie ou de peine. J’avais beau dire que je ne ressentais rien, je m’en persuadais même parfois, ils étaient toujours là.

    — Et maintenant ?

    — Maintenant, ce sont ceux que je n’ai pu protéger, ceux que j’ai abandonnés, qui me hantent le plus.

    — Ce don va m’apporter autant de mélancolie que de puissance. Quand je l’utilise, c’est comme si j’entendais une rupture à l’intérieur de ma victime. Quelque chose dans son cerveau qui se brise. Et qui le tue. Et après la mort, viendront les remords.

    — Tout dépendra de ta propension à te torturer toi-même.

    — Je ne devrais peut-être pas utiliser ce pouvoir.

    Elle caressa sa chevelure abondante un moment. Elle faisait toujours ça lorsqu’elle était nerveuse.

    — Ce serait une solution. Mais il t’a été confié pour te servir.

    — Il ne m’est pas venu naturellement. Je n’étais pas prête. Il est une malédiction. Se concentrer, sentir la vie s’envoler… Donner la mort ne devrait pas être aussi facile.

 

***

 

    Nous avions presque terminé la traversée de l’Amérique centrale. Six semaines de voyage. Nous avions beaucoup maigri tous les deux, et nos serpaux montraient de sérieux signes de fatigue. Nous étions affamés. Pourtant, le moral revenait. La végétation commençait à être luxuriante. Plus étonnante encore qu’en Europe. Les fleurs étaient étonnement colorées, beaucoup d’entre elles se mouvaient, carnivores ou non, et une multitude de petits mammifères peuplaient les lieux que nous traversions. Nos montures se régalaient de toutes les herbes colorées, et bondissaient de joie lorsqu’elles arrivaient à attraper une petite souris ou un quelconque marsupial miniature.

    Un après-midi, des cris stridents attirèrent notre attention. Les piaffements de panique étaient aussi intelligibles que si des êtres humains avaient appelé à l’aide. Nos serpaux cessèrent de nous obéir et se précipitèrent vers l’origine des cris.

    J’étais comme hypnotisé, envahi par la détresse qui me perçait les tympans. Ravage était aussi subjugué et nous mena vers un pic rocheux haut d’une dizaine de mètres.

    Un immense oiseau battait des ailes en hurlant, tournoyant autour d’un animal à la fourrure sombre. Le volatile faisait bien six mètres d’envergure, les plumes orangées, le crâne orné d’une tâche jaune. Sa queue était un panache de longues plumes rouges et son bec acéré tentait de crever les yeux du monstre aussi gigantesque que lui.

    — Kami, cet oiseau… On dirait un phénix. Regarde ! Il protège quelque chose.

    Tout en haut du pic, un nid abritait deux petits oisillons tremblants. Le phénix cracha des flammes sur son assaillant, mais elles n’eurent aucun effet sur lui. La bête noire se leva sur ses pattes postérieures et planta ses griffes dans les yeux du phénix.

    Syrine sauta à terre et se jeta sur l’animal. Sa dague se planta non loin de sa colonne vertébrale. La bête hurla et rua jusqu’à projeter la Sorcière au sol. Je courrai pour me placer entre le phénix et l’animal. Mes massues étaient restées accrochée à la selle de Ravage. Je levai les mains pour envoyer des éclats de glace contre son museau.

    Ses dents brillaient dans sa gueule, ma magie semblait aussi inefficace que celle du phénix. Son pelage noir commença à couler sur le sol. On aurait dit du pétrole, tant dans son aspect que dans la manière dont il se répandait sur la terre. Le liquide sombre avançait vers moi, atteignant mon pied et remontant le long de ma jambe.

    — Syrine ! Tente ton pouvoir de rupture.

    La sorcière leva la main vers son front en se concentrant sur le monstre. Brusquement, le liquide noir se rétracta, libérant ma jambe. Il semblait se précipiter pour protéger la bête. Mais il était trop tard. Le monstre s’effondra sur le sol dans un glapissement pathétique. C’en était terminé. Seuls les cris de souffrance du Phénix prouvaient qu’un drame s’était joué ici.

    Je me tournai vers l’oiseau. Ses petits étaient sortis du nid et marchaient maladroitement vers leur mère.

    Je m’approchai doucement.

    « — Là, là, n’ayez pas peur. Je vais vous aider.

    Je sortis un cristal de ma bourse. Et me tournai vers Syrine.

    — C’est le dernier de Lounès. J’ai laissé les autres à Raven.

    Mon amie acquiesça en silence. Je levai la main vers les yeux du phénix et brisai le cristal. L’énergie tournoya un moment dans les airs et se posa sur les yeux abimés. En quelques secondes, l’oiseau recouvra la vue. Ses yeux, d’un bleu profond, se posèrent sur mon visage. Une cicatrice restait visible sur la joue du phénix. J’approchai la main vers la boursouflure, l’effleurant du bout des doigts, puis passai la main sur ma propre cicatrice.

    — On se ressemble un peu, maintenant.

L’oiseau me donna un coup de tête affectueux en piaillant.

    — On a fait une bonne action, m’amusai-je en regardant les deux petits tenter de s’envoler sans y arriver.

    — Tu n’as pas l’impression que ce phénix nous a un peu manipulés ?

    Syrine croisait les bras, plongée dans sa réflexion. Dans ces là, on pouvait imaginer les pièces d’un puzzle mental qui s’emboitaient dans son esprit.

    — Je ne comprends pas.

    — Lorsque nous avons entendu ses cris, nous avons été comme envoûtés, nos serpaux également d’ailleurs, et nous sommes précipités à son secours. Comme si ses gémissements avaient été une incantation, ou un langage très particulier, qui pénétrait en nous bien plus profondément que des paroles télépathiques entre humains. 

    Je regardai notre nouvelle amie. Syrine avait raison. Et le phénomène ne s’était pas estompé. J’avais la sensation d’être en connexion directe avec le phénix. Comme si nos âmes s’étaient unies et se comprenaient parfaitement.

    — Syrine. Elle va nous emmener auprès du peuple des Fées. Il suffit de monter sur son dos et elle va nous y conduire directement.

    — Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? On ne peut pas. Et Ravage et Ginger ? Qu’est-ce qu’on en ferait ?

    — On va trouver une solution. N’as-tu rien qui puisse nous aider parmi tes cristaux ?

 

    Syrine avait cherché un moment dans son sac. Elle avait raison, on ne pouvait laisser nos serpaux ici, livrés à eux-mêmes. Ils n’avaient aucune chance de s’en sortir. Elle trouva, enfin, ce qu’elle avait en tête. Une roche très pure, dans laquelle un enfant avait déversé un peu de son pouvoir.

    Nous fîmes venir nos deux compagnons au sommet du pic, juste à côté du nid des phénix, pour leur faire nos adieux. Nous reviendrions. C’était un serment. Quelque chose dans les yeux étranges de Ravage me rassura. Il était d’accord avec cette solution. Je le sentais.

    Nous brisâmes les deux cristaux de stase et nos serpaux se changèrent lentement en statue de granit. Le creux qui se forma dans mon estomac n’allait pas me quitter de si tôt. Mais Ravage était en sécurité. C’est tout ce qui comptait. Il ne vivait plus, temporairement, mais il vivrait à nouveau. Un jour.

 

***

 

    Le phénix était donc le roi des cieux dans le Nouveau Monde. Son vol gracieux et puissant m’enchantait. Syrine, les deux petits oisillons, et moi, étions confortablement installés sur le dos de notre nouvel ami. Lorsque la nuit tomba, ses plumes semblèrent refléter la lumière de la lune. Vu du sol, il devait ressembler à une étrange comète orangée qui filait à travers le ciel noir.

    Il faisait froid dans les airs nocturnes, mais le plumage de l’oiseau était chaud et douillet. Nous étions en sécurité ici, et bientôt je m’endormis paisiblement, bercé par le bruissement des ailes qui me portaient.

 

    Trois jours plus tard, le phénix se posa au sommet d’un arbre gigantesque. Le voyage touchait à sa fin. Bien que conscient de l’extraordinaire cadeau qui nous avait été fait, j’étais impatient de retrouver la terre ferme. Même si le vol avait été confortable, et la beauté du monde vu du ciel époustouflante, j’avais hâte de rencontrer les Fées.

    Nous avions survolé une jungle épaisse dont la superficie s’étalait bien plus loin que ce que nous étions capables de voir. En observant la canopée locale, je réalisai que nous n’aurions jamais pu rejoindre la nouvelle tribu par le sol. Nous contemplions un sanctuaire naturel, caché du reste du monde. Impossible à atteindre. Un fleuve démesurément grand coulait à proximité. Il s’agissait sûrement de l’Amazonie dont l’eau boueuse s’était colorée de sang.

    L’oiseau déposa ses petits en sécurité dans l’arbre et nous emmena au sol, sur les bords du fleuve. Nos chemins se séparaient ici. Après un coup de tête plein de tendresse, le phénix fit un mouvement dans une direction, nous indiquant la piste à suivre, puis s’envola et disparut dans le ciel rouge. Nous étions arrivés.

 

    Nous marchâmes à travers la jungle, peu rassurés. La chaleur était étouffante et humide. Au bout de quelques minutes, seulement, nous fûmes poisseux de transpiration et de saletés.

    Des bruits furtifs nous parvenaient de toutes parts. Le lieu grouillait de vie. Des glapissements lointains nous faisaient sursauter en permanence. Tout était sauvage, vierge de toute présence humaine. Rien ne trahissait la vie d’une tribu d’élus de la Levée du Voile.

    Pourtant, l’atmosphère était chargée de magie. Je reconnaissais la force tranquille de la planète, mais il y avait également d’autres énergies ici. Des énergies plus matérielles, plus concrètes. Au bout d’une interminable marche, des battements réguliers rythmèrent notre progression. Le son ressemblait à des tambours, mais quelque chose était différent.

    Chassant d’énormes moustiques autour de sa tête, Syrine me coula un regard un peu angoissé. Nous ne parlions pas, même par télépathie, afin d’économiser nos efforts. Je savais, pourtant, ce qu’elle avait en tête. Les animaux, ici, étaient dangereux. Si nous nous perdions, nous ne pourrions pas faire machine arrière. L’idée de venir ici nous paraissait un peu moins bonne.

    Les battements sonores se firent plus audibles puis, au bout de quelques minutes, cessèrent brutalement.

    L’instant d’après, nous débouchâmes sur une immense clairière. Les arbres, parfaitement alignés, formaient, ici, une sorte d’allée grandiose, longue de plusieurs kilomètres. Ils se recourbaient les uns vers les autres, des dizaines de mètres plus haut, pour constituer une arche au-dessus de nos têtes.

    Le sol boueux avait été asséché pour former un chemin de terre propre très différent du sol sur lequel nous avions marché jusque là. La lumière du soleil perçait par endroit, au gré des quelques rares trouées dans les feuillages agglomérés mais était insuffisante pour apporter un véritable éclairage. L’endroit portait une force mystique et une beauté époustouflante.

    Nous avançâmes un peu, puis cessâmes rapidement. Quelqu’un nous observait. Je fouillai du regard les arbres, les bosquets, et chaque ombre et recoin, mais n’aperçus rien.

    « — Hé Ho ! Nous ne vous voulons aucun mal. Nous sommes ambassadeurs du peuple de Sorman Union, le peuple marqué du pentacle, et venons en paix à votre rencontre.

    Je levai le poignet pour montrer ma marque. La voix d’une femme s’éleva.

    — Allez-vous-en. Nous avons déjà répondu à vos sollicitations et n’avons pas changé d’avis. Vous n’êtes pas les bienvenus.

    Je regardai autour de moi. La voix venait de nulle part.

    — Nous avons besoin de votre aide. Nous avons perdu nos compagnons et ne savons pas comment les rejoindre. Nous implorons votre secours. Nous ne vous créerons aucun ennui. Aidez-nous et nous partirons.

    Un mouvement furtif sur ma gauche me fit pivoter. Le visage d’une femme apparaissait lentement dans l’écorce de l’arbre. Tranquillement, son corps suivit et bientôt elle émergea entièrement de l’écorce.

    — Nous ne voulons pas de vous ici, étrangers.

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