V.

8 minutes de lecture


    La jeune femme s’avança vers nous. Il s’agissait d’une fille d’une vingtaine d’années, grande et mince, aux longues jambes osseuses et dont les cheveux blonds étaient tressés tout autour de son crâne. Son air sévère dissonait du reste de son apparence. Elle portait seulement un pagne fait de feuilles et de lierres, et un soutien-gorge taillé grossièrement dans la peau d’un animal inconnu. Pas de chaussure, rien que des ornements faits de peintures et de plantes.

    Elle nous observa longuement, puis leva la main. Les arbres semblèrent se détendre. Ils s’écartèrent les uns des autres, faisant apparaître le ciel et le soleil et, tout autour de nous, des hommes et des femmes apparurent et reprirent leurs activités comme si nous n’avions jamais été là. Les battements reprirent.

    Je distinguai, dans les hauteurs végétales, des cabanes et des ponts, grouillant de monde. Une véritable cité venait d’apparaître à quelques mètres de nos têtes.

    — Suivez-moi, lâcha-t-elle finalement.

    Elle nous tourna le dos et commença à avancer. Je restai figé, un instant. Au creux de ses reins, une marque brillait en forme de soleil. Je regardai un peu plus en détail les personnes qui passaient près de nous. Chacun possédait ce tatouage, héritage sans aucun doute de la Levée du Voile.

    Nous remontâmes l’allée pendant un bon quart d’heure, veillant à ne pas nous laisser distancer par notre guide. Elle n’avait pas décroché un mot lorsque nous arrivâmes au pied d’un arbre incroyablement imposant. Il devait faire au moins vingt mètres de diamètre et s’enfonçait dans les hauteurs sans que je ne puisse en voir la cime.

    Une dizaine de personnes étaient installées au pied de l’arbre. Certains passaient les mains sur l’écorce, une lueur vive s’en échappait et paraissait pénétrer le tronc, alors que d’autres tissaient des lianes entre elles dans un but qui me dépassait totalement.

    Un garçon, d’une dizaine d’années environ, tapait sur le contrefort de l’arbre avec des morceaux de bois. Il était à l’origine du son qui avait accompagné notre traversée de la jungle. Je connaissais cette astuce. Les groupes scientifiques qui exploraient les jungles de l’Ancien Monde se servaient des contreforts pour se repérer. Le son, si particulier, portait loin, et permettait de retrouver un camp, ou de rejoindre une personne égarée.

    La jeune femme fit signe à l’un des hommes assis contre l’arbre. C’était un garçon un peu plus vieux que moi, plus grand et plus fin. Il portait le même pagne que notre guide, rien d’autre. L’on avait tout loisir pour admirer son corps élancé et ses muscles qui jouaient sous sa peau dorée. Il passa derrière moi et plaça ses mains fines sous mes aisselles. Notre guide en avait fait de même avec Syrine.

    — Ne bougez pas, m’ordonna-t-il.

    Ses mains s’étaient crispées contre mon torse. Il exerça une pression et je décollai. Je regardai mes pieds se détacher rapidement du sol et tournai la tête vers Syrine. Les deux Fées s’étaient envolées et nous emmenaient avec elles vers une destination inconnue.

    L’ascension fut fulgurante. Nous avions volé à une vitesse incroyable et, au bout de quelques minutes, je distinguai une plateforme en bois attachée autour de l’arbre.

    L’homme me déposa en douceur sur la grande place. La plateforme était immense et reliait une multitude d’arbres. Certains étaient creux et accueillaient des ateliers ou des commerces, d’autres étaient pleins et des petites habitations avaient été accolés à leurs troncs.

    En face de nous, de grands escaliers avaient été taillés et enroulés autour de l’arbre au diamètre inouï. Notre guide nous fit signe de la suivre dans cette direction.

    J’en profitai pour observer la place et nos hôtes. La vie dans les arbres me ravissait. Je voyais, ça et là, des Fées en train de rire ou de travailler, leurs soleils dorsaux brillant avec une intensité particulière. Quelque chose de très pur se dégageait de l’endroit et de ses habitants.

    La vie végétale et animale était également très développée dans ces arbres incroyablement grands. Vus d’en bas, on ne pouvait soupçonner une telle diversité d’espèces. Outre les humains, des arbres et des plantes poussaient sur les troncs. Probablement des espèces opportunistes.

    Il y en avait de toutes les couleurs. Leurs racines pendaient dans le vide, recouvertes de petites coupoles leur permettant de retenir la pluie ou autres éléments nécessaires à leur développement, ou s’enfonçaient superficiellement dans la mousse qui colonisait de nombreuses branches. De minuscules grenouilles bondissaient au milieu de ces jardins suspendus, tentant de dévorer les nombreux insectes qui courraient ou virevoltaient un peu partout.

    Après avoir gravi l’équivalent de cinq étages, nous débouchâmes sur un petit parvis où le soleil se déversait par un puits de lumière formé par les frondaisons des arbres. Un minuscule palais de trois étages était protégé par des gardes armés de bâtons couverts de lierre bleu.

    — La reine va vous recevoir. Faites bien attention à ne pas toucher les bâtons de nos gardes. Le lierre bleu a un pouvoir très urticant. Les contacts provoquent des brûlures assez graves.

    Je notai que les Fées ne semblaient pas sensibles aux attaques vénéneuses des végétaux. Une capacité, sans aucun doute, acquise grâce à la marque nichée au bas de leurs dos.

    Nous entrâmes dans le hall où l’on attendit un moment, puis on nous entraîna à l’étage. Au milieu de la salle, une immense coupole en verre laissait tomber les rayons obliques du soleil. Une vieille femme était assise sur un trône. Sa chevelure argentée était relâchée sur ses épaules. Elle semblait sans âge. Ses yeux étincelants nous fixaient avec humeur. Elle murmurait à l’oreille d’une jeune femme, tout en nous observant.

    — Ma reine, je vous amène les nouveaux venus. Encore des Sorciers européens.

    — Nous ne voulons pas d’intrus dans notre royaume ! J’ai été claire à ce sujet lorsque j’ai accepté de recevoir vos ambassadeurs. Ma patience a des limites, Sorciers. Ma participation au Conseil des Douze Peuples n’est-elle pas suffisante ? Que dois-je encore faire pour satisfaire votre avidité ?

    — Ils disent qu’ils ont besoin de notre aide, qu’ils ne savent pas comment repartir.

    Je fis un signe avant de prendre la parole. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. L’accueil de cette femme était encore plus glacial que celui de notre guide. Les ambassadeurs envoyés par Lounès n’étaient plus là, et aucune chance qu’une Larme de Prométhée se soit attardée ici compte tenu de l’agacement suscité par notre présence. La reine hocha la tête, m’autorisant à parler.

    — Reine du peuple des Fées, je vous présente mes excuses quant à notre venue ici. Nous étions à l’autre bout du continent lorsque nos homologues se sont présentés à vous. De graves faits nous ont séparés de nos amis, et certains sont en danger au Nord. Nous pensions trouver, ici, un membre de notre tribu qui aurait pu nous secourir. Notre but n’était pas de vous importuner. A présent, nous ne savons plus comment poursuivre. Le phénix qui nous a aidés à venir s’en est allé.

    — Un phénix vous est venu en aide ?

    — Oui, majesté. Après que nous ayons sauvé ses petits d’un monstre recouvert d’une fourrure liquide noire.

    — Sûrement une goudrière. Une bête dangereuse qui se nourrit de la magie lorsqu’elle est protégée par sa fourrure… Et les oisillons n’étaient pas ses enfants, les phénix ne se reproduisent pas. Il s’agissait sûrement de phénix ayant terminé leurs vies. Ils se consument et renaissent à l’infini. Quoi qu’il en soit, vous devez être particuliers pour que les phénix vous portent assistance. Voilà des créatures aussi pures qu’elles sont rares. Mais nous ne pouvons vous aider. Notre souhait est de vivre sans intrusion des autres peuples. Le monde ne nous convient pas, et nous ne conviendrons sûrement pas au monde.

    — Parlez-vous de l’Ancien Monde, ma Reine, ou de celui qui est à construire ?

    — Il s’agit du même, Sorcier.

    Syrine s’avança, tremblante. Ses yeux étaient rivés sur la jeune femme assise à côté de la Reine. Elle n’avait pas cessé de murmurer au creux de l’oreille de notre hôtesse. Elle tourna légèrement la tête, son visage passant dans la lumière.

    — Lélahel ! s’écria mon amie.

    — Silence Sorcière !

    — Mais il s’agit de ma sœur !

    Elle fit un nouveau pas vers le trône. Des gardes se précipitèrent pour faire barrage. Un mur entier séparait Syrine de sa sœur. Sa main se porta à son visage. Je me précipitai et lui attrapai le poignet avant qu’elle ne déchaîne son pouvoir. C’était la première fois que je devais penser à sa place. On inversait les rôles.

    — Non. Attends.

    — Les Fées n’ont pas de sœur, pas de parent. Les Fées n’ont pas d’autre famille que celle du soleil. Elles n’ont pas d’ami que ceux qui vivent avec elles, dans les arbres et pour le ciel. L’Ancien Monde vous a donné une sœur, Sorcière. Mais la Levée du Voile vous l’a enlevée. Vous n’avez plus rien à faire ici. Partez.

    Les gardes nous escortèrent jusqu’à la porte du palais. Syrine se démenait pour apercevoir Lélahel, se brûlant au contact du lierre bleu. Elle criait son nom, mais finit par se taire. Elle avait compris qu’un réel affrontement n’était pas souhaitable et se laissa entraîner mollement vers la sortie.

    Sur le parvis, Syrine fulminait.

    — Tu m’as dit qu’elle était morte Kami. Tu me l’as dit lorsque nous contemplions les ruines de notre ville.

    — Je t’ai dit que je captais ses souvenirs, oui. Elle était bien sur place lors de la Levée du Voile. Elle était là lorsqu’ils ont tué Raiden pour ouvrir la brèche. Elle a trouvé un moyen de survivre à l’explosion, c’est une bonne nouvelle.

    — Mais ils la retiennent ici.

    Elle attrapa Amulline, son talisman, pour se donner une contenance.

    — Elle le veut peut-être. Après tout, elle fait partie de ce peuple.

    — Mais elle devrait être avec moi. Peuple ou non, je suis sa famille. Pas eux.

    Lélahel apparut à la porte du palais. Elle semblait plus grande que dans mes souvenirs. Plus jolie aussi, avec ses cheveux bruns coiffés de la même manière que notre guide. Ses yeux noisette reflétaient une intelligence solide, une maturité qu’elle n’avait pas autrefois, une forme de sagesse. Elle descendit calmement les quelques marches qui nous séparaient d’elle et réceptionna doucement Syrine qui s’était jetée dans ses bras.

    — J’ai cru que tu étais morte. Quand j’ai découvert la ville, le cratère qui la remplace, j’ai pensé que…

    — Je savais que vous alliez bien tous les deux. Il ne pouvait en être autrement.

    — Mais pourquoi ne pas nous avoir cherchés alors ?

    — C’est une longue histoire. Mais ma place était ici, que tu sois vivante ou non. Je voulais rejoindre ceux de mon peuple, parce que j’ai des choses à y faire.

    — Mais vous vous êtes repliés sur vous-mêmes, lui fis-je remarquer.

    — C’est une de ces choses que je dois faire, oui. Faire comprendre à la Reine que nous ne pouvons nous isoler du monde. Que la planète nous a désignés pour reconstruire l’humanité, ou ce qui la remplace, et non pour vivre reclus. Ça prendra du temps, mais je réussirai.

    — Alors tu ne vas pas nous accompagner, Kami et moi.

    — Non, je ne le souhaite pas Syrine. Mais te savoir vivante et élue par le pentacle me rassure. Lorsque mon peuple aura ouvert les yeux, nous pourrons nous revoir plus facilement. Les choses ont déjà commencé à se mettre en place.

    — Oui, j’ai entendu ta Reine parler d’un Conseil des Douze Peuples. De quoi s’agit-il ? Demandai-je.

    — Vous n’êtes pas au courant ? Pourtant, il s’agit d’une initiative de votre propre tribu. L’une des vôtres a le pouvoir de réunir les psychés de plusieurs personnes. Elle a donc cherché le représentant de chaque peuple, celui qui est le plus écouté par les siens, et les a tous réunis mentalement pour leur permettre d’échanger et de tisser des liens. Le but étant, à terme, de permettre à nos peuples de communiquer et d’agir ensemble pour bâtir l’avenir du Nouveau Monde.

    — Ils ont bien avancé depuis notre départ on dirait, commentai-je.

    — Je suis désolée, mais je vais devoir vous laisser. On a besoin de moi. Ne tente rien Syrine, et prends les choses comme elles sont, non pas comme tu souhaiterais qu’elles soient. La Reine a accepté de laisser Rona et Charles vous aider à regagner un lieu où vous trouverez de l’aide. Portez-vous bien.

    Elle serra sa sœur contre elle, puis m’adressa un petit signe, avant de s’enfuir dans le palais. Notre guide et son ami s’étaient approchés de nous.

— Et bien, Sorciers. Dites-nous où nous pouvons vous déposer.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Samuel Morgzac ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0