III.

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    Je poussai l’immense porte vitrée et entrai dans le hall d’accueil. Les autres attendaient à l’extérieur, prêts à rebrousser chemin au moindre signal de ma part. La pièce était immense. Des barrières étaient encore debout, marquant les limites des files d’attente, et formaient une sorte de labyrinthe qui s’engouffrait dans d’autres pièces plus loin. Je me souvenais des petites salles à traverser, chacune présentant une époque différente de la ville, avant d’arriver aux ascenseurs qui bondissaient directement vers le haut du gratte-ciel. 

    « — C’est bon. Tout à l’air calme, vous pouvez venir.

Raven entra le premier, tirant Mona, le serpal de Tiass, derrière lui. L’animal était inquiet, visiblement. Ses yeux télescopiques tournaient, sans cesse, pour observer son maître, mal en point, reposant sur son dos.

    — C’est de pire en pire. Kami, il faut s’occuper de lui tout de suite. Il a l’air de délirer.

    Je soulevai ses paupières. Les yeux de Tiass tournoyaient dans leurs orbites. Une écume s’échappait des lèvres du jeune sorcier. Il murmurait des mots en russe, n’ayant aucun sens pour moi. Je soulevai le pansement improvisé posé sur son torse. La blessure avait recommencé à saigner.

    Nous fîmes basculer Tiass et l’installâmes sur un immense bureau en verre. Son sang tâcha la surface transparente, la recouvrant rapidement d’une voile sombre. J’observai un instant le phénomène, pensant au ciel de feu qui nous recouvrait depuis la Levée du Voile.

    Anna s’agita derrière moi. Elle consacrait un petit espace aux serpaux pendant que Syrine récitait des incantations de protection pour sceller le lieu et repousser le Mal.

    J’attrapai mon sac et en tirai une bourse en cuir. Je fouillai un moment et en sortis un petit cristal de roche. Il vibrait dans mes mains. Je le soulevai, l’approchant de mon visage. En son centre, un éclat grisâtre s’agitait. Raven m’interrogea du regard.

    « — Elle a été chargée par Lou. Si j’utilise son pouvoir, Tiass devrait être sur pieds rapidement.

    J’élevai la pierre au-dessus de la poitrine du jeune russe et me concentrai. Mes doigts se refroidirent, le cristal commença a gelé, puis à se fissurer. Un petit claquement fit sursauter Raven. Le cristal s’était brisé et l’énergie grise s’échappait de mes doigts, enveloppant le corps de Tiass. Ses mains et ses pieds s’agitèrent. Il convulsait. Le pouvoir de Lou continuait à fourmiller sur lui, à entrer dans la plaie béante. J’attrapai ses bras pour le maintenir en place, Raven se coucha sur ses jambes. Nous restâmes ainsi pendant plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’il se calme.

    En me redressant, je constatai que sa blessure s’était totalement refermée. La fièvre était presque entièrement retombée et son visage était apaisé. Mais ses yeux restaient clos.

    — Il ne va pas se réveiller de si tôt, j’en ai bien peur.

    Syrine cria. Une forme était apparue au milieu de la pièce, une sorte de vapeur informe aux yeux rouges. Les mêmes yeux, marqués, que les monstres de la plage. Syrine porta les mains à ses tempes et fixa l’émanation. Rien ne se passa.

    — Je suis un spectre. Vos pouvoirs ne peuvent atteindre que la matière. Ne gaspillez pas votre énergie. Mais rassurez-vous, je ne vous veux aucun mal. Je suis là pour vous aider. N’êtes-vous pas venus à la rencontre de mon peuple après tout ?

    Raven s’avança en pointant le doigt vers Tiass.

    — Votre peuple n’est pas vraiment accueillant. Pourquoi ne se réveille-t-il pas ?

    — Oui, je suis désolé de ce qu’il vous est arrivé sur la plage. Votre ami va se remettre. Son corps est déjà parfaitement rétabli grâce à votre magie. Mais son esprit a besoin de plus de temps pour revenir dans le monde des vivants.

    — Qui êtes-vous ?

    — Nous sommes le peuple des Morts. Je m’appelle Sevan et je suis, pour le moment, le seul interlocuteur que vous pourrez trouver ici. La Levée du Voile a tué beaucoup d’êtres humains, mais en a ramené quelques uns dans un état particulier, suspendu entre la vie et la mort. Elle les a marqués d’une flamme dans les yeux. L’équivalent, chez nous, de votre pentacle au poignet. Seulement, notre transformation est beaucoup plus lente que pour vous. Nos âmes sont parties très loin pendant la Levée du Voile, leur chemin est bien plus long. Et, en attendant qu’elles réintègrent nos corps, ceux-ci divaguent dans un état de putréfaction et de folie meurtrière.

    — Vous voulez dire que ces zombies ne seront pas éternellement ce que nous en avons vu ?

    Les volutes de fumées vacillèrent. Le spectre sembla disparaître un moment, n’existant plus que par ses deux yeux rouges. Un corps se forma autour des pupilles. Un homme pâle apparut, plutôt petit, les cheveux châtains coupés courts, le sourire aux lèvres. Il portait un veston par-dessus une chemise blanche, et un pantalon brun. Il paraissait humain, mais son corps semblait absorber la lumière, si bien que les couleurs de sa peau, de ses cheveux ou même de ses vêtements étaient ternes.

    — Non. A terme, leur forme matérielle n’aura plus rien de monstrueux. Voyez. Et ils auront retrouvé la raison.

    — Cela va être long ?

    — Je l’ignore. Mais votre expérience m’a donné une idée pour accélérer le processus. Je vais m’employer à vérifier ma théorie.

    — Une théorie ?

    — Celle que votre amie, Syrine je crois, a fait naître dans mon esprit, lorsqu’elle est tombée dans le lac et en est ressortie changée.

    Je me tournai vers la Sorcière. Elle ne semblait pas étonnée du discours de Sevan.

    — Qu’est-ce qu’il entend par là ?

    — Mon nouveau don. Celui de tuer par la pensée.

    — L’énergie du lac a stimulé votre marque. Elle vous a fait faire un bon dans votre évolution. Cela s’est traduit par un pouvoir de mort, un pouvoir que vous n’auriez possédé naturellement que plus tard, peut-être pas avant plusieurs années.

    — Je ne risque rien d’avoir été en contact avec cette énergie ?

    — Je l’ignore sincèrement. Il s’agit là de l’énergie pure de notre planète. Elle porte en elle la vie et la mort, elle porte également tout ce qui a permis la Levée du Voile. Mais de façon très concentrée. Peut-être y a-t-il des effets secondaires à craindre.

    — Et vous voulez plonger vos semblables dans le lac ? Pour leur permettre une évolution plus rapide ? Malgré la méconnaissance des effets à long terme ?

    — Cette expérience peut paraître cruelle, mais je ne peux pas laisser des milliers de morts déments parcourir le continent. Je me sens responsable de ce qu’il vous est arrivé et je ne veux pas que cela se reproduise. Nous en saurons plus rapidement. La personne qui vous a attaquée, et qui est également tombée dans le lac, a déjà commencé à se transformer également. Son âme a réintégré son corps.

 

***

           

    Nous avions procédé à l’ascension de la tour pour atteindre l’observatoire au cent-troisième étage. Cela nous avait paru interminable, les marches des escaliers devenant une torture, mais le jeu en valait la chandelle. La vue était incroyable. La ville détruite à nos pieds, le ciel sanglant à perte de vue, et le lac Michigan bouillonnant calmement de son eau mystique aux reflets émeraude. La nuit tombait doucement.

    Syrine était assise à côté de moi, dans le petit cube en plastique qui nous donnait la sensation d’être suspendus en l’air. Je regardais la rue entre mes jambes, grâce au sol transparent du Skydeck, et tentait de distinguer les derniers vestiges de l’ancienne civilisation. Il n’y avait plus que des bouillies métalliques disséminées sur les bitumes éclatés.

    « — Syrine, tu as remarqué les lierres bleus sur les immeubles ?

    — Oui, on dirait ceux qui ont recouverts les bâtiments à Lyon.

    — La végétation ne s’est pas développée aussi vite ici. C’est étrange.

    — Peut-être que l’énergie de la planète est trop concentrée et ne permet pas une prolifération aussi rapide. Ou c’est le peuple des Morts qui effraie aussi la flore.

    — C’est mon avis. Nous n’avons aperçu aucun animal. Anciennes ou nouvelles espèces, rien ne semble vouloir vivre ici, hormis le lierre bleu.

    Je plongeai mon regard au loin en repensant à mon ancienne vie. Lorsque j’habitais en haut de cette tour, à Lyon. Je me revoyais me défenestrer mentalement, rêvant de voler au-dessus de la ville, de fuir l’ennui de mon existence pour partir à la recherche des réponses dont j’avais besoin. Des réponses aux questions qui m’obsédaient encore. Quelles étaient les racines des âmes ? Que trouvait-on avant la première incarnation ? Et après ? Pourquoi m’avait-on lié aussi fortement à Malia et Salem ? Pourquoi étais-je encore là, alors qu’ils avaient disparu ? Comment mettre fin à ce lien insensé ?

    J’eus envie de rire. Ma vie avait bien changé. Avant même la Levée du Voile, mes repères avaient volé en éclat. Mais je n’avais toujours pas de réponse. Je m’étais même éloigné de cette quête. Les évènements se succédaient à une vitesse folle, m’entrainant après eux, et les rares répits qui m’étaient accordés me servaient à pleurer les morts en silence, secrètement.

    Les ombres avaient submergés la ville. Les lierres pulsaient de leur lumière bleutée, timidement, pendant que le lac projetait un voile vert sur les berges. Je levai les yeux vers la lune.

    — J’avais oublié à quel point la nuit est belle sans la pollution lumineuse des villes. La lune… Cela faisait des années que je ne l’avais pas vraiment regardée. Les étoiles n’étaient même plus visibles à Lyon ou à Moscou.

    — Et la nouvelle nature revêt des parures somptueuses également.

    Je laissai mon index courir sur ma cicatrice.

    — Syrine, es-tu sûre de notre plan ?

    — Je ne vois que cette solution. Tiass ne peut voyager et on ne sait pas combien de temps il restera dans cet état.

    — Si les Larmes de Prométhée avaient seulement accepté de charger des cristaux nous n’aurions pas…

    Saisissant Amulline, comme si elle souhaitait invoquer son pouvoir protecteur, la Sorcière rousse me fixa durement.

    — Kami.

    — Peu importe. Mais nous ne savons pas où nous mettons les pieds. Ça ressemble sacrément à une mission suicide.

    — Oui. Mais nous n’avons pas véritablement d’autres options.

    — Nous devrions descendre rejoindre les autres et aller dormir. Qui sait, c’est peut-être la dernière fois, avant longtemps, que nous nous trouvons en sécurité.

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