II.

10 minutes de lecture


    Je secouai la main, chassant l’électricité qui y courait depuis notre apparition au bord du lac Michigan. Le ciel ne semblait pas pouvoir se refléter dans la brume qui avait remplacé l’eau du lac. Les vapeurs pâles brillaient de mille nuances vertes, comme autant d’émeraudes délavées qui auraient scintillé secrètement au milieu de l’étendue infinie que nous observions.

    En y regardant de plus près, le mot brume n’était pas adapté. L’énergie était matérielle, pas vaporeuse, magmatique sans être lourde. Il s’agissait d’une sorte de liquide plus compact que l’eau mais plus léger que l’air. Un état de la matière qui n’avait jamais existé dans l’Ancien Monde.

    Nous étions sur un ponton qui avançait sur une centaine de mètres dans le lac. L’opposition entre cette énergie verte et le ciel carmin me mettait mal à l’aise. Le lieu était cauchemardesque. Derrière nous, l’ancienne ville de Chicago était en ruine. Les buildings s’étaient effondrés, au moins partiellement, et le vent sifflait à travers les débris dans un hurlement continu et terrifiant.

    Anna remonta sa robe au-dessus de ses genoux et se laissa glisser au sol, à l’extrémité du ponton en bois.

    — A votre avis, on peut la toucher ?

    — Dans le doute, abstenons-nous, lâchai-je.

    Elle s’était penchée au-dessus de la surface et scrutait avec attention les frémissements qui parcouraient le lac. Qu’allions-nous trouver ici ? Quel secret renfermait-il ? Les morts avaient-ils, ici, un miroir sur le monde des vivants ? Cette énergie était-elle véritablement le flux naturel de notre planète ?

    Syrine s’approcha de moi. Elle observait Raven et Tiass, chacun aussi concentré sur le lac qu’Anna. Tiass avait les traits tirés. Nous transporter ici avait totalement vidé ses réserves d’énergie. Il lui faudrait plusieurs jours pour récupérer. Je fis un signe de tête pour désigner le lac.

    — Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

    Elle avança d’un pas, se penchant précautionneusement par-dessus le ponton. Je savais que je pouvais lui faire confiance pour analyser la situation rapidement et avec pertinence.

    — Je sens bien quelque chose, oui. Mais… C’est difficile à dire. L’énergie ressemble à celle qui nous a recouverts lors de la Levée du Voile. Et, en même temps, il y a quelque chose en plus. Ou en moins.

    J’agitai la tête. Je comprenais. La force qui émanait du lac était si semblable à celle de la Levée du Voile que j’en frémissais. Pourtant, elle portait autre chose en elle. Une histoire différente. Un fourmillement moins précis que ce qui nous avait parcourus pendant la transformation du monde. J’avançai à mon tour.

    — J’ai le sentiment qu’il s’agit bien de la même énergie. Mais cette différence que nous percevons est une différence d’intention. Elle est, ici, paisible, brute, passive. Elle porte en elle tout ce qui constitue le monde, la nature, la vie, la mort, les souvenirs, les destins… Celle qui a déferlé lors de la Levée du Voile était semblable, mais elle était en action. Identique par nature, mais différente par la complexité de son œuvre alors.

    Un sanglot me fit sursauter. Raven s’était effondré sur le bois, les yeux rivés sur le magma vert qui paraissait s’agiter.

    Ma tête vibra de l’intérieur, comme frappée par une force invisible. Des images me recouvrirent. Des millions de fragments de souvenirs. Mon don s’affolait, je ressentais les sentiments d’inconnus, tous mêlés, imbriqués, impossible à dissocier.

    Syrine posa la main sur ma tête. J’étais à genoux, incapable de crier ou d’ouvrir les yeux. La paume fraîche sur mon front prenait un peu plus de réalité. Je me concentrais, tentant de m’accrocher à cette unique sensation, à ce contact qui paraissait si lointain.

    Des pleurs, des rires, des paroles dans des langues inconnues. La joie de retrouvailles, l’amour de jeunes gens, la haine d’un collègue jaloux, la douleur d’une perte. Je suffoquais sous l’assaut de ces vies passées.

    Mon ongle se brisa sur le bois. La souffrance provoqua une décharge qui remonta le long de mon bras. Cette sensation était réelle. J’ouvris les yeux. Syrine m’agrippait.

    — Ça va. Je suis revenu.

    — Des souvenirs ?

    Les images ne s’étaient pas concrétisées, car top nombreuses à se bousculer dans mon esprit.

    — Innombrables. Nous ne sommes pas seuls.

    Raven pleurait encore. Nous nous approchâmes. Anna et Tiass l’observaient, inquiets. Au milieu de ses larmes, il tentait de murmurer.

    — Tu me manques tant. Je ne peux pas continuer sans toi. Ma chérie, tu me manques tant.

    Une forme bougeait dans les reflets de l’énergie. Un visage. Un visage que nous connaissions bien également. Raiden fronçaient les sourcils. Elle semblait palpable.

    — Tu dois continuer Raven. Le monde a besoin de toi. Il a besoin de vous tous. Tant de choses vont encore se passer. Tu devras être là. Tu devras te battre pour les autres.

    — Pas sans toi. Pas sans toi Raiden. Je t’en prie, reviens. Dis-moi comment te ramener. Si tu es là, il doit y avoir un moyen de te faire traverser.

    Il était pathétique. J’aurais voulu l’aider, mais il n’y avait rien à faire pour lui. Une fois de plus, je songeai aux changements dans son caractère. Il ne se souciait plus de l’image qu’il renvoyait aux autres. Ça avait pourtant été l’une de ses préoccupations principales, autrefois.

    — Non, dit-elle tendrement. J’ai rejoint l’énergie de la planète. A présent, je fais partie d’un tout. J’ai été heureuse grâce à toi, j’ai aimé, j’ai ri. Et, à présent, je continue d’exister dans cette énergie qui traverse toute chose.

    — Je voudrais tellement te serrer contre moi.

    — L’énergie du monde te traverse comme elle traverse chaque être vivant. Et avec elle, un peu de moi. Elle prit un instant, ses beaux yeux fixés sur Raven.

    « Je n’ai pas eu l’occasion de te l’annoncer. Nous allions avoir un bébé.

    L’image de Raiden se brouilla un moment, puis réapparut, différente. Elle était assise dans un fauteuil, un nourrisson dans les bras. Elle souriait, le regarde posé sur son enfant.

    — Il te traverse aussi, avec moi. Nous sommes là. Tant que tu continues de vivre. Tant que tu avances.

 

***

 

    Les morts jonchaient ma vie. Les visages défilaient dans les reflux de l’énergie verte, mais je refusais d’en appeler un à moi. Les yeux d’Ayhan se perdirent pour laisser place aux sourires de ma famille, furtifs, avant qu’ils disparaissent eux aussi. Je ne voulais pas raviver la douleur. Ils n’étaient plus là, et leur parler ne ferait qu’alimenter la tristesse qui ne me quittait jamais. Roman était présent, lui aussi. Son sommeil avait donc pris fin. Malia l’avait plongé dans un coma mystique, la Levée du Voile l’avait délivré.

    Et puis il y avait ceux que j’avais tués. Ces quelques âmes damnées qui avaient fait partie des Descendants d’Eren et que j’avais anéanties pendant l’un de nos affrontements.

    — Je ne trouve pas ma sœur, murmura Syrine.

    Je sursautai. Mon amie avait parlé brusquement, rompant le silence. Elle était perplexe. Son visage affichait une moue contrariée, mais ses yeux étincelaient d’espoir.

    « Je ne la trouve pas. Pourtant, tu as bien capté son souvenir au bord du cratère qui a remplacé nos maisons et notre ville…

    — Je ne sais pas quoi te dire, Syrine. Peut-être aura-t-elle survécu lors de la Levée du Voile. Comme nous. Et Antha ? Quelqu’un a pu la trouver ? Anna, Tiass ?

    Personne ne l’avait vue. Elle était encore en vie. Nous en avions donc la preuve. Je me retournai, observant les berges non loin. Le hurlement du vent s’était intensifié, la ville vibrait de craquements sinistres, des sons métalliques pleins de désespoir.

    Un peu plus loin encore, des silhouettes se découpaient dans les ombres des ruines.        

    — Regardez, là-bas. On nous observe.

    Nous parcourûmes le chemin en bois, allant à la rencontre de ceux qui nous attendaient. Une vingtaine de personnes s’avançaient lentement vers nous. Je stoppai net, à quelques mètres de la plage. Raven avait empoigné son énorme épée.

    Plissant les yeux, je ne distinguai pas encore leurs visages, mais l’air s’était chargé d’une odeur pestilentielle. Des relents de chair pourrie qui me donnèrent des haut-le-cœur. L’homme le plus proche traversa un rayon de lumière. Son visage était rongé, en décomposition. Il était à quelques mètres de nous, avançant en trainant les pieds, la bave sur ce qui avait été ses lèvres, autrefois.

    — Qu’est-ce que c’est ?

    J’attrapai les massues qui pendaient sur mes hanches. Un grognement monta de la gorge de l’homme. Un bout de chair se détacha de son cou, s’écrasant mollement sur le sol. Anna s’agrippa à mon bras. Sa voix monta dans les aigus.

    — On dirait des morts-vivants.

    — Tiass, transporte-nous ailleurs.

    — Je ne peux pas. J’ai utilisé toute mon énergie pour nous amener ici. Je suis à plat.

    — Kami, ils arrivent de partout.

    Je tournai la tête. Ils apparaissaient, innombrables, sur nos flancs, en face, et j’en apercevais encore au loin, dans les ruines de la ville. Leurs plaintes se réunissaient, formant un râle lugubre. Comme une plainte d’excitation. Leurs yeux projetaient une puissante lueur, tous dirigés vers nous.

    Syrine hurla. Une femme était apparue au bord du lac et l’avait fait basculer dans l’énergie verte. Raven se précipita pour l’aider, mais deux cadavres lui sautèrent dessus. Au même moment, la chose la plus proche se jeta sur moi.

    Sa mâchoire tenta de m’arracher la gorge. Sa poigne était implacable. Ma clavicule était sur le point de céder. Il tremblait, sa chair en putréfaction restait collée à moi. L’odeur de sa décomposition m’emplissait le nez. Je le repoussai à quelques centimètres de moi, maintenant sa tête en arrière. Il refermait sa mâchoire dans le vide, frénétiquement. Son regard semblait absent, mais ses prunelles étaient tatouées d’une flamme luisante. Une marque apposée par la Levée du Voile.

    Tiass enfonça sa faux dans le dos de mon assaillant. Il cligna des yeux, surpris, et tourna la tête à cent quatre-vingts degrés, faisant craquer son cou. Un hurlement guttural jaillit de sa poitrine. Il me projeta en l’air et se rua sur Tiass.

    Je retombai sur le sable et cherchai mes amis du regard. Syrine n’était plus visible. Les secondes s’égrenaient, funestes, alors que l’eau verte s’agitait, dissimulant une lutte acharnée. Raven luttait de toutes ses forces alors qu’Anna se précipitait vers nous pour nous aider. Je voulais lui crier de secourir Syrine, mais le coup reçu m’avait bloqué la respiration. Je suffoquais. L’agitation dans l’eau s’arrêta brusquement.

    Tiass cria. Le monstre avait enfoncé ses dents dans son thorax. Une explosion de sang  tâcha le sol. Anna ramassa la faux et lui trancha la tête. Les zombies avaient senti l’odeur d’hémoglobine et se précipitèrent vers sa source. Ils étaient de plus en plus nombreux. Nous serions bientôt acculés.

    Syrine émergea de l’énergie verte. Sa peau brillait, comme recouverte de minuscules diamants. Elle se tenait la tête, les mains crispées pour contenir une douleur invisible. Le cadavre de la femme flottait à côté d’elle.

    Je rejoignis mes amis d’un bond et frappai le sol de mon poing droit. Toute chaleur quitta mon corps. Ma main bleuit soudainement. Le froid m’envahit et se propagea dans la terre. Des stalagmites jaillirent sous les monstres et en transpercèrent plusieurs.

    Raven foudroya les cadavres qui l’avaient attaqué et entraîna Syrine vers nous. Il était essoufflé, son épée souillée d’un liquide brun.

    — Ils se régénèrent.

    La tête tranchée par Anna roula sur le sol jusqu’à atteindre le corps mutilé. Les mains du cadavre tâtonnèrent jusqu’à trouver son membre perdu et le fixer de nouveau sur ses épaules. Plus loin, les corps foudroyés par Raven se relevèrent malgré les chairs brûlées, tandis que ceux empalés sur les pics glacés se démenaient pour se détacher.

    — On ne peut pas les tuer ?  Il faut s’échapper. Tiass est mal en point.

    Le garçon gisait au sol, à moitié conscient. Son t-shirt avait été déchiré par le mort-vivant et s’était gorgé de sang. La blessure était sérieuse.

    — Il faut l’emmener ailleurs. On va devoir courir.

    — Courir en le portant et en se battant contre ces choses ?

    — Ils font partie des peuples élus. Leur marque est dans leurs yeux.

    — Tu délires, Kami. Ces choses ne sont pas humaines.

    Syrine continuait à se tenir la tête, comme prise d’une violente migraine. Ses mains blanches, posées sur ses tempes, scintillaient intensément. Elle releva le menton. Ses yeux se posèrent sur le zombie qui avait récupéré sa tête. Il s’effondra.

            La jeune femme avança et balaya la plage du regard. Chaque mort-vivant qui entrait dans son champ de vision s’écroulait immédiatement.

            Les plus éloignés s’étaient arrêtés, comme pétrifiés par le spectacle. Leurs yeux luisants étaient fixés sur la sorcière rousse. Ils hésitaient. Syrine s’était figée, elle aussi. Elle fermait les yeux, concentrée sur la scène qui se déroulait sous ses paupières.

    Au bout de quelques instants, les zombies firent demi-tour. Le silence revint sur les berges, le hurlement du vent réinvestissant l’espace. La Sorcière effrayait les monstres.

 

***

 

    Nous progressions dans les couloirs du métro de l’immense ville américaine. La désolation s’était également emparée du sous-sol. Nous passions les stations désertes les unes après les autres. Par endroit, des amas métalliques rappelaient les anciennes machines qui avaient fondu pendant la Levée du Voile.

    Je tenais la bride de Ravage, mon serpal à crinière verte, dans une main et de l’autre une torche qui nous offrait une vision à deux mètres à peine. Mes amis suivaient, Raven et Anna endeuillés par la mort de leurs serpaux respectifs.

    Pendant l’attaque sur la plage, nous n’avions pas immédiatement pensé à nos montures et deux d’entre elles n’avaient pas survécu. Nous nous sentions tous coupables, mais n’avions pas le temps de nous en vouloir. Il fallait avancer sans attendre.

    La peau de Syrine avait cessé de briller, mais elle semblait toujours absente. Dans la pénombre, des yeux lumineux nous observaient. Ils nous suivaient à bonne distance, échaudés par le pouvoir de mon amie. Combien de temps se tiendraient-ils à distance ? Qu’est-ce qu’il s’était passé avec ses pouvoirs ?

    Nous avions basculé Tiass sur son serpal. L’hémorragie avait été contenue, mais son front était brûlant. Une infection se propageait sûrement dans son sang. Il fallait trouver un abri rapidement.

    Au bout d’une heure de progression compliquée, le couloir de métro déboucha sur un pont à ciel ouvert. Je me souvenais de l’endroit. Nous étions sur la boucle du métro aérien. Là où El Train passait jadis, zigzaguant entre les géants d’acier, pièce majeure de l’agitation humaine dans cette ville. Au-dessus de nous, les innombrables buildings éventrés tanguaient sous les assauts du vent. Plus un être humain ne vivait ici. Combien de morts y avait-il eu ?

    Un peu plus loin, j’aperçus la Willis Tower. Indemne. La Levée du Voile n’avait pas su l’affaiblir. Elle paraissait aussi majestueuse qu’autrefois. Nous irions là. Nous nous arrêterions ici.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Samuel Morgzac ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0