Huitième Carnet - Kami

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I.

 

    Presque un an s’était écoulé depuis la mort d’Ulome. Les pieds dans le vide, je m’étais installé sur les hauteurs de la muraille extérieure et observais le paysage qui s’étalait sous mes yeux. Le fleuve carmin jouait ses notes de musique en fracassant ses vagues contre les berges, des enfants s’amusaient à l’entrée de la cité, et les champs à proximité grouillaient d’hommes et de femmes courageux.

    Lounès avait été désigné comme le plus qualifié pour nous guider et s’était immédiatement montré à la hauteur. Il avait d’abord empêché les plus remontés de se venger des Sorciers qui avaient suivi Ulome. Il n’était pas question de remplacer une ségrégation par une autre. Ensuite, il avait pris la décision de renommer la ville. Après une consultation générale, le nom de Sorman Union fut adopté afin de rappeler qu’il s’agissait avant tout d’une cité d’alliance entre Sorciers et humains non-marqués.

    Ce serait la première ville où la paix et la sérénité seraient assurées. Ça allait bien avec sa personnalité. Tempéré et réfléchi, Lou était une figure pertinente pour représenter ce que le Nouveau Monde pouvait être. Et, effectivement, lorsqu’il termina d’organiser la vie de la communauté, un parfum de bonheur envahit peu à peu l’air de Sorman Union, rapidement surnommée SU.

    Malgré tout, certains eurent besoin de plus de temps pour être touchés par l’enthousiasme général. Après la grande bataille contre Ulome, le temps que les esprits s’apaisent et qu’on soigne les blessés, Mahé m’apprit la mort d’Ayhan.

    En songeant à mon ami défunt, je portai la main, sans y penser, vers l’estafilade qui courrait de mon sourcil droit vers la naissance de mes lèvres. La peau s’était refermée depuis longtemps et, avec les années, j’avais accepté la balafre qui me donnait l’air d’un archétype de roman pour adolescents.

    J’étais cynique et distant, détaché même, mais sa perte avait été insupportable. L’amour ambigu qui me liait à lui resterait un mystère pour toujours. Je me souvenais de sa visite dans mes songes, au milieu du jardin onirique que sa magie avait su créer pour nous. L’un des nombreux dons maudits distribués par Ulome. Je revoyais son visage confiant lorsqu’il avait posé les yeux sur moi pour la dernière fois. Avait-il seulement soupçonné la force de mes sentiments pour lui ? Que ce serait-il passé si nous avions pu parcourir, ensemble, ce Nouveau Monde ?

    Finalement, le temps avait passé et, évidemment, ma peine était devenue plus sourde. Mais tout le monde n’avait pas su avancer. J’avais observé Raven dépérir, écrasé par le chagrin d’avoir perdu Raiden, sans voyage ni combat pour l’en détourner. La mort d’Ulome ne l’avait pas consolé. L’organisation de Sorman Union ne l’avait pas intéressé. La colère, au fond des ses prunelles, s’était transformée en vide intense. Plus rien ne l’animait.

    Au fil des mois, mon ami s’était transformé en fantôme, s’isolant de nous tous, refusant notre compagnie. On l’apercevait, parfois, errer au bord du fleuve, marmonnant pour lui-même quelques paroles inaudibles. Il regardait son reflet dans l’eau, levait les yeux vers le ciel monstrueux, puis s’enfuyait s’enfermer dans sa maison. Il n’avait plus aucun intérêt pour ce que les autres pouvaient penser de lui, alors qu’il avait toujours aimé contrôler son image et imposer le respect par sa prestance. Il était mort lorsque Raiden avait été tuée.

 

    Je passai la main sur mon perchoir. La muraille énergétique était toujours aussi puissante. Lou l’avait renforcée, pour compenser la perte de l’énergie d’Ulome et de la Bête, avec l’énergie collective des habitants. Chacun devait charger les cristaux, disséminés dans la ville, le plus souvent possible. Ces cristaux, eux-mêmes reliés à la muraille, garantissaient à la communauté abri et sécurité en alimentant le mur magique.

    Le système fonctionnait si bien que nous avions commencé à constituer des stocks de cristaux chargés afin d’avoir des réserves d’énergie. Chacun se déplaçait avec quelques pierres, supplément de pouvoir à ses propres dons, et des trocs s’étaient naturellement mis en place entre les habitants.

    Il y avait ceux qui voulaient se constituer un stock personnel très éclectique, ceux qui ne souhaitent que les cristaux chargés de dons particulièrement puissants, ou d’autres encore qui ne cherchaient qu’à en obtenir un maximum.

    Raiden m’avait tout appris des pierres de pouvoir. Plus la gemme était pure, plus elle pouvait contenir d’énergie, la restituer avec justesse, et la conserver longtemps. On pouvait l’utiliser pour y déposer des dons particuliers ou bien, simplement, pour y verser son flux énergétique. Un non-marqué était donc capable de charger un cristal de son flux naturel et d’en utiliser. Le principe était fascinant et avait une portée qui me dépassait largement.

    Syrine s’installa à côté de moi, embrassant le panorama de ses grands yeux noisette. Ses cheveux roux se répandaient sur ses épaules, rebelles, et tombaient juste au-dessus de sa taille. Elle croisa ses longs doigts sur ses cuisses. Amulline, son pendentif chargé de pouvoir, pendait à son cou. Je serrai un instant mon propre talisman serti d’une magnétite.

    — Tu n’es pas venu accueillir Tiass.

    — J’étais perdu dans mes pensées, je ne me suis pas rendu compte de l’heure.

    — C’était la première fois que les Larmes de Prométhée l’envoyaient seul au sein d’un autre peuple. C’était important pour lui.

    — Il fait partie des leurs à présent. Il porte leur cape rouge.

    — Ils ne sont pas différents de nous, Kami.

    — Alors pourquoi ne chargent-ils pas les cristaux de SU avec leurs énergies et leurs dons ?

    Syrine poussa un profond soupir en se lissant les cheveux. Cette conversation, nous l’avions déjà eue une centaine de fois. Elle n’était pas dupe. Tout était prétexte à les haïr. Les Larmes Prométhée ne me plaisaient pas car Salem avait été l’un des leurs. Bien avant la Levée du Voile. Avant qu’il ne disparaisse, absorber par la planète, incapable de continuer son existence  après tout ce que nous avions vécu. Je refusais de penser à lui, et je détestais les Larmes de Prométhée de lui avoir survécu.

    Nos âmes étaient liées, depuis des millénaires, et je l’avais beaucoup aimé. Lui et Malia. J’avais toujours voulu nous délivrer de cette obscure malédiction. Découvrir les racines des âmes, pour que la spirale infernale, celle qui nous poussait à nous détruire à chaque réincarnation, cesse enfin. Et j n’avais pas abandonné cette idée. Elle m’obsédait encore.

    — Comment va-t-il ?

    — Tout s’est bien passé. Le peuple des Rêveurs accepte que des Larmes de Prométhée s’installent chez eux s’ils se mettent ponctuellement à leur service.

    — Rien d’étonnant. Ils sont isolés au fin fond de la Russie.

    Intelligente mais têtue, la Sorcière revint à la charge. Elle n’entendait pas me laisser m’éloigner de Tiass. Surtout pour d’aussi mauvaises raisons.

    — Tu iras le voir ?

    Au fond, je lui étais reconnaissant. Sans elle, je serai probablement devenu comme Raven.

    — J’irai ce soir. Il doit être épuisé, rien ne presse.

    — Alors tu le verras à l’Assemblée. Nous y sommes convoqués tous les deux.

 

***

 

    Je regardais Syrine éteindre les bougies. Ça n’avait pas fonctionné. Pourtant, la conception du rituel était parfaite. Un cierge avait été déposé à chaque point cardinal, accompagné d’une offrande adaptée. Nous avions récité des incantations, écrites avec précision, versé un peu de notre sang pour renforcé le pouvoir de l’envoûtement, bref, toutes les chances avaient mises de notre côté.

    Ce n’était pas notre premier échec. Depuis que nous vivions ici, nous puisions dans nos connaissances pour retrouver Antha. Nous venions de tenter un rituel « artisanal », comme autrefois. On appelait ça de la Vieille Magie. Celle que tout le monde pouvait utiliser, celle qui n’avait pas été abimée par la Levée du Voile.

    Pourquoi ne pouvions-nous pas retrouver notre amie polonaise ?

    Nous nous trouvions dans la maison qu’avait choisie la Sorcière rousse, en arrivant à Sorman Union. La ville avait été désertée après la Levée du Voile, et nous n’avions eu qu’à investir les lieux. Chacun disposait d’une habitation personnelle, c’était un luxe indéniable. Les étagères étaient recouvertes par de nombreux ouvrages. Le sol aussi. Il y en avait de partout.

    Syrine avait tenté de se procurer tous les livres de magie qu’elle avait pu, cherchant des réponses ou des formes de magie plus efficaces. Rapidement, elle avait pu constituer une bibliothèque bien fournie aux sources hétéroclites.

    De mon côté, j’arpentais Sorman Union à la recherche d’une personne qui saurait nous aider. Parmi toutes ces nationalités, tous ces gens qui venaient de si loin, certains avaient forcément des connaissances qui nous seraient utiles…

    Jusque là, nos efforts étaient restés vains.

    Avais-je été assez concentré pendant le rituel ? Je fus pris d’un doute. J’étais préoccupé. Que pouvait bien nous vouloir les instances de Sorman Union ? Dans quelques heures, nous saurions ce qui nous valait cette convocation. En attendant, je m’interrogeais. Je n’aimais pas me mêler des affaires de la ville. J’avais des choses plus importantes en cours.

    Je secouai la tête. Ma concentration n’était pas en cause. Notre magie n’avait pas fonctionné, malgré la combinaison de nos pouvoirs. Je ne me l’expliquais pas.

    Syrine soupira. Elle était aussi déprimée que moi. Avions-nous fait une erreur en quittant la Russie ? Personne, ici, n’avait la capacité de nous aider.

    Un Sorcier de SU avait bien le don de localiser autrui. Nous étions allés le trouver, évidemment. Après s’être concentré, il s’était révélé incapable de trouver Antha. Même une capacité générée par la Levée du Voile n’avait pas fonctionné. C’était désespérant. Le doute était de plus en plus difficile à combattre. Pourtant, aussi obstinés l’un que l’autre, ni Syrine, ni moi, ne comptions renoncer.

    On retrouverait Antha coûte que coûte.

 

***

 

    L’Assemblée, appelée aussi le Bureau des décisions, se tenait dans une salle du petit château, au fond de la cité de SU. J’avais refusé d’y participer, Syrine également, mais parmi les douze sièges Ogora et Lounès y tenaient une place importante. Toutes les grandes décisions se discutaient ici. Une convocation signifiait que quelque chose de particulier avait été décidé par l’Assemblée.

    Les douze Sorciers se tenaient derrière l’immense table en chêne, face à nous. Sur les côtés, des bancs avaient été installés pour ceux qui voulaient assister aux débats de l’Assemblée. Anna s’était installée au milieu des quelques curieux présents et nous adressa un petit signe de la main.

    Tiass nous rejoignit quelques minutes après notre arrivée. La scène me rappela notre passage chez les Vampires. Sergeï et ses sbires, Tiass, Syrine et moi sous son œil vicieux, Anna cachée un peu plus loin. Un frisson me parcourut. Comment la Levée du Voile avait-elle pu créer des monstres pareils ?

    Lounès attendit que le silence se fasse dans la salle et commença.

    — L’Assemblée vous a convoqués, ce soir, afin de solliciter votre aide, pour le bien de Sorman Union. Les Larmes de Prométhée ont parcouru le Nouveau Monde et ont su créer des liens avec la plupart des peuples identifiés. Rêveurs, Caducées, Totems, Savants et Daguiers ont accepté de recevoir nos émissaires en leur sein et d’entamer des relations privilégiées avec nous. Le peuple Rationnel et les Vampires sont, quant à eux, plus difficiles à convaincre, mais nous travaillons toujours en ce sens. Quant aux Descendants d’Eren… Et bien, du fait de leur implication directe dans la Levée du Voile, nous avons décidé d’observer leur comportement dans ce Nouveau Monde avant de prendre position.

    Je m’impatientais.

    — Lounès, sans te manquer de respect, nous connaissons déjà l’état du monde et de nos relations avec les autres peuples. Ne tourne pas autour du pot et viens en à la raison de notre présence ici.

    J’observais, du coin de l’œil, Tiass. J’aurais parié qu’il se retenait de jouer avec son énergie. Depuis que Sergeï l’avait libéré de la Bête, en violant son esprit, il avait découvert sa magie personnelle et s’amusait à jongler avec ses projections d’énergie. Ce qui m’irritait particulièrement. Je ne lui avais pas appris à se comporter avec autant d’insolence.

    — Bien. Nous avons identifié les trois derniers peuples que la Levée du Voile a désignés. L’un se trouve sur une île mobile quelque part dans l’océan Atlantique. Le deuxième au bord du lac Michigan, sur le continent nord-américain. Le troisième, quant à lui, est perdu au milieu de l’Amazonie. Nous souhaitons donc nous présenter à eux sans attendre. Nous vous avons choisis pour vous rendre au bord du lac Michigan, transportés par une Larme de Prométhée que vous connaissez bien. Tiass. Votre but sera d’y rencontrer le ou les dirigeants de ce peuple, de déterminer leurs spécificités, et d’apprendre un maximum de choses sur leur mode de vie et leur organisation. Si vous évaluez le terrain propice, alors vous proposerez l’installation de quelques Larmes de Prométhée dans le but de nous permettre d’être représentés sur place et de leur offrir la possibilité de se déplacer rapidement n’importe où sur la planète.

    Je jetai un œil à Syrine. Une année entière à travailler sans relâche sur le moyen de retrouver Antha. Sans succès. Et voilà qu’on voulait nous envoyer à l’autre bout du monde. L’Assemblée voulait nous rendre utile. Une année sans rien faire pour la communauté, c’était assez. Anna, elle-même, n’y croyait plus vraiment. Elle se comportait comme si sa sœur était morte, comme si son deuil était déjà fait, et ne se préoccupait plus de nos tentatives pour la localiser. En tout cas, c’était ce qu’elle voulait nous faire croire. Rituels, acquisition de cristaux chargés de dons physiques ou psychiques, méditation… Rien n’y faisait. Elle était introuvable.

    Pourtant, nous avions la certitude qu’elle était toujours en vie. Quelque part. Peut-être retenue par les Descendants d’Eren ? Peut-être perdue en Russie depuis le déferlement de la Levée du Voile ? Et son enfant ? S’épanouissait-il, où qu’il soit ? Ses yeux ressemblaient-ils aux jolis yeux de Stefan ou à ceux d’Antha ?

    Syrine s’éclaircit la voix.

    — Nous sommes honorés de la confiance qui nous est accordée par l’Assemblée. Mais je suis dans le regret de devoir refuser cette mission. Les travaux en cours pour retrouver notre amie, Antha, sont particulièrement importants à mes yeux. J’ai conscience de ne pas servir Sorman Union comme je le devrais, et je saurai compenser mes manquements le moment venu, mais…

    Lounès leva la main, les lèvres pincées, un air indéchiffrable sur le visage.

    — Cesse donc. J’ai oublié de vous informer d’un bouleversement extrêmement intrigant sur le continent américain. Le lac Michigan aurait changé de… consistance. Ses eaux auraient été remplacées par une énergie étrange. Une énergie naturelle. Peut-être s’agit-il là du flux naturel de notre planète. Quoi qu’il en soit, il nous a été rapporté que le visage des morts s’y reflète depuis la Levée du Voile.

    — Vous voulez dire que…

    — L’Assemblée a besoin d’émissaires à cet endroit précis. Nous avons donc pensé que vous souhaiteriez plonger votre regard dans cette énergie mystérieuse. Si nos informations sont exactes, vous devriez y trouver la réponse quant à la mort éventuelle de votre amie.

    Syrine glissa sa main dans la mienne et la pressa avec force. Ogora nous observait avec bienveillance. L’Assemblée nous faisait un cadeau inestimable.

    — Vous partirez dès que vous serez prêts. A vous de voir ce dont vous aurez besoin. Armes, serpaux, amis… La seule contrainte sera la charge que Tiass pourra transporter sur une si longue distance. Vous verrez ça avec lui.

    La porte de la salle claqua. Raven entra, d’un pas déterminé. Le rubis de son médaillon en fer luisait sous le feu des torches accrochées aux murs. Ses cheveux sombres masquaient une partie de son visage. Ses vêtements en loque lui conféraient l’aspect d’un damné. Un chuchotement parcourut le public.

    Depuis la mort d’Ulome, bien qu’isolé et sauvage, il avait acquis une réputation de héros. Héros tragique, certes, mais aussi célèbre qu’il était malheureux. Personne, à Sorman Union, n’ignorait qui il était.

    — Je veux vous accompagner.

    Anna se leva à son tour.

    — Je viens aussi.

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