VI.

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    Raja avait une prestance incroyable dans son sari coloré. Ses cheveux sombres et sa peau d’ébène éclataient par le contraste avec le tissu vert. Les regards s’arrêtaient sur elle, très admiratifs et certains légèrement concupiscents. Elle nous avait demandé de rester devant le bâtiment où siégeait le Conseil des Savants. Son rôle d’ambassadrice lui conférait une autorité totale sur John et moi, alors nous restâmes plantés devant les portes en bois sculpté, quelque peu déçus.

    Pour la première fois depuis que je l’avais rencontré, John avait perdu sa bonne humeur. Il râlait, en tapant du bout du pied les cailloux qu’il trouvait à proximité. Je comprenais mon ami. Nous n’avions pu rencontrer l’Administratrice Caducée, et voilà que le Conseil des Savants nous était également interdit. Même si notre mission principale était d’accompagner et de servir Raja, la frustration de ne pas avoir accès aux gouvernements des peuples élus était très grande.

    J’avais relevé mes cheveux en chignon, laissant à la vue de tous la marque en forme de croissant de lune. Les passants jetaient un œil discret sur notre duo mais ne s’arrêtaient pas. Que se passait-il au juste ? Une guerre se préparait-elle vraiment ? Impossible de le dire d’après le peu que nous voyions.

    Des hommes et des femmes couraient dans tous les sens, affairés. Certains poussaient des charrettes pleines de morceaux de bois et de ferraille, d’autres portaient de lourdes plaques en tôle. Des bruits de marteaux, ou quelconques outils qui s’entrechoquaient, emplissaient l’air et une odeur acre de métal chauffé nous recouvrait. On construisait quelque chose. Une arme ? Je serrai le poing, furieuse.

    Raja avait-elle décidé de nous écarter pour éviter tout impair devant le Conseil ? Aurais-je pu me contrôler devant ces Savants autoproclamés prêts à faire couler le sang des non-marqués ? La peur était palpable à l’intérieur des enceintes, et la surexcitation des non-marqués à l’extérieur devenait de plus en plus audible. Raja négociait-elle un sauf-conduit pour les assaillants ? Une issue diplomatique était-elle envisageable ? Avaient-ils seulement un chef avec qui parler ?

    Je me souvins alors de la mission de Raja. Elle devait tisser des liens entre nos peuples, à n’importe quel prix. Irait-elle jusqu’à s’allier aux Savants ? Leur proposer de l’aide dans le massacre à venir ? Nous forcerait-elle à combattre ces pauvres gens ?

    Je n’allais pas la laisser faire. Malgré notre amitié, malgré son autorité sur moi, je ne participerai pas à une telle abomination. Nous valions mieux que ça. Je m’approchai de la porte. John leva les yeux vers moi, incrédule. Ma main se posa sur l’énorme poignée et je tirai d’un coup sec.

    Raja et Vivien se tenaient devant moi.

    « Nous devons partir. Maintenant. »

 

***

 

    Raja m’avait écartée d’une main ferme et s’était élancée à travers la foule de Savants, Vivien et John sur les talons.

    A l’extérieur du temple, des projections d’énergie fusaient sur la muraille et des coups de bélier faisaient trembler la terre. L’attaque venait d’être lancée. Les non-marqués s’apprêtaient à entrer de force sur le domaine du peuple élu.

    Je courrai derrière Raja.

    — Ils ne nous acceptent pas sur leur territoire ?

    — La question n’était pas d’actualité. Les non-marqués vont réussir à passer la muraille. Elle ne tient presque pas debout, ils l’ont montée dans la précipitation, et ces non-marqués ont été éduqués aux rudiments magiques. Ils savent projeter leur énergie et certains savent même lancer des sortilèges.

    — Comment est-ce possible ?

    — Il s’agit sûrement d’anciens covens de la région. Le Conseil m’a expliqué qu’ils étaient nombreux par ici, avant la Levée du Voile. Tous les êtres humains sont capables de projeter leur propre énergie, et les plus doués peuvent même jeter des sorts élaborés en pratiquant des rituels. Les covens regorgent de gens comme ça. Mais le Conseil m’a appris que certains non-marqués ont des capacités que je croyais réservées aux membres des peuples élus. Ce sont des gens qui ont atteint un niveau d’élévation spirituelle égal à celui des élus, sans même être marqués. Ils existaient avant la Levée du Voile, et ils existent encore maintenant, en dehors de nos tribus. A terme, ils sont sûrement destinés à appartenir à l’un des peuples élus.

    — Une élévation spirituelle égale aux peuples élus ? Parce que les Savants trouvent qu’ils ont un niveau supérieur aux non-marqués alors qu’ils s’apprêtent à les massacrer ?

    — Ils ne s’apprêtent pas à les massacrer. Vivien avait tort. Même s’ils ont le potentiel pour le faire, ils n’ont absolument pas l’intention d’entrer dans une guerre contre les non-marqués. Les gens de la région ont peur de nous, les élus marqués, mais ils nous accepteront, avec le temps.

    — Alors qu’est-ce qu’ils préparent ?

    — Ils veulent s’enfuir. La trop grande proximité nuit à leur intégration d’après eux.

    Le sol se mit soudainement à gronder. Je tombai à genoux, tétanisée par les tremblements qui s’élevaient du sol. Raja me releva de force. Autour de nous, les Savants s’étaient mis à courir. La grande cour devant le temple se vidait rapidement. Les élus se précipitaient à l’arrière du site.

    — La muraille va s’effondrer. Ces tremblements de terre sont causés par des sortilèges.

    — Ils sont vraiment capables de faire ça ?

    — S’ils ont, parmi eux, quelqu’un doté d’une capacité du peuple du pentacle ? Assurément.

    — On ne pourra jamais les fuir.

    Une explosion fit éclater une partie de la muraille. Des débris volèrent dans le ciel et la foule s’engouffra dans la brèche.

    — Vite ! Nous devons rejoindre l’arrière du temple.

    John arracha ses vêtements et bondit sur le sol. Son pelage tigré avait déjà recouvert son corps alors que Raja s’envolait au-dessus de nous dans une métamorphose incomplète. Ses bras étaient devenus deux grandes ailes sombres et ses pieds des serres étincelantes. Mes os craquèrent alors que je me débarrassais de mon t-shirt. Vivien avaient tourné les yeux vers les non-marqués qui envahissaient la cour. « Je vais détourner leur attention. Je vous rejoindrai ensuite ».

    Ils étaient des dizaines à passer la muraille. Le garçon s’évapora. Une seconde plus tard, on entendit une explosion de l’autre côté de la muraille. Une partie des non-marqués fit demi-tour pour s’occuper du problème apparu sur l’arrière-front. Les autres nous aperçurent et levèrent leurs bâtons en criant.

    John rugit et se jeta sur le chemin qui rejoignait l’arrière du temple. Je me précipitai derrière lui, sentant mon visage s’allonger, mes muscles se durcirent. Mes bras devinrent trop lourds pour mon corps, je basculai en avant et galopai. Ma force semblait exploser dans mes pattes. Le Totem en moi était parfaitement éveillé, et pourtant je conservais ma pleine conscience. Je dirigeais le corps du cheval sans difficulté, voyant le paysage autour de moi défiler à une vitesse folle, entendant les hurlements des non-marqués s’éloigner. Mes sabots frappaient durement le sol qui continuait à vibrer. De nouvelles explosions retentirent. L’atmosphère était devenue brûlante.

    Derrière le temple, au loin, j’apercevais d’immenses bateaux qui se mettaient en branle. Cinq monstrueuses coques grises posées sur la terre et recouvertes d’une multitude de petites hélices vibrantes. Les Savants se précipitaient à l’intérieur et détachaient les amarres avec dextérité.

    Des brûleurs hurlaient à travers des dizaines de ballons à montgolfières qui trônaient le long des garde-corps alors que des fils et des turbines formaient des mouvements complexes un peu partout sur le pont. J’avalais les mètres qui me séparaient d’eux lorsqu’un premier bateau s’éleva au-dessus des autres, suivi instantanément par un deuxième.

    Très vite, une seule embarcation resta amarrée. Je m’élançai vers elle. Lasher était sur le pont et hurlait d’attendre. Les non-marqués arrivaient. Les derniers Savants se précipitaient à l’intérieur de l’engin, je sautai avec eux dans une ouverture creusée dans la coque. Alors que les attaches étaient rompues, je bondis dans le premier escalier que j’aperçus, traversai une multitude de couloirs, et grimpai jusqu’au pont.

    En quelques minutes, le sol s’était éloigné et les non-marqués devinrent minuscules au-dessous. Je me penchai par-dessus le garde-corps et observai le temple en feu disparaître dans le désert côtier.

 

***

 

    Je recouvris mes épaules d’un tissu léger qu’une femme me tendait, visiblement aussi gênée que moi par ma nudité. La tension quittait mon corps. Je savourai un instant la sensation de pouvoir absolu qui m’avait envahie et qui persistait un peu partout dans ma chair. Lasher traversa la foule amassée sur le pont supérieur et me serra contre lui, sans rien dire, pendant que Raja, John et Vivien nous rejoignaient.

    Il se leva, jetant un œil aux nuages au loin et nous embrassa du regard.

    — Je suis désolé les amis. Je n’ai pas eu le temps de vous prévenir. Pendant que vous rencontriez le Conseil, j’ai découvert les cinq navires volants derrière le temple et me suis laissé absorber par le chantier.

    Raja secoua la tête.

    — Nous avons été informés par le Conseil, tu n’as pas à t’excuser. Mais comment ont-ils pu construire des choses aussi gigantesques en seulement un an ? Et comment peuvent-ils réussir à les faire voler ?

    — On m’a expliqué que le désert, derrière le temple, est parsemé d’arbres géants. Peu de temps après la Levée du Voile, une fois la période sans vent passée, il  y a eu de violentes tempêtes ici et de nombreux arbres se sont effondrés. Quand les tempêtes ont cessé, certains Savants se sont aventurés au milieu du sable et ont découvert ces monstres abattus.

    Au début, ils ont testé les capacités de flottaison de ce bois et ont du abandonner l’idée d’en faire des embarcations maritimes. Ces arbres géants étaient à la fois trop légers et presque impossibles à calfater correctement. Entre nous, on appelle ça des bateaux volants, mais ils n’ont pas grand-chose à voir avec des bateaux. Enfin, peu importe. Ils se sont ensuite imaginés à la tête d’un trésor de stères, pour entretenir les feux nécessaires à leur quotidien. Mais ce bois brûle très mal. Finalement, ils les ont ramenés et les ont sculptés en vue d’en faire des habitations communautaires. C’est pour ça qu’ils ont des formes plutôt rectangulaires. Les rondeurs sont uniquement liées à la forme naturelle des troncs.

    Les structures principales ne sont faites que d’une pièce, ou presque. Ils ont simplement ajouté des renforcements métalliques aux endroits stratégiques et créer des étages intérieurs.

    — Mais pourquoi en ont-ils faits des engins volants ?

    — Quand les non-marqués ont commencé à s’attaquer aux Savants, le Conseil a rapidement envisagé une escalade de la violence et a dû imaginer un plan de secours. L’affrontement n’étant pas une option à leurs yeux, il ne restait plus que la fuite. Il a fallu adapter les structures, créer des ponts et des cabines de pilotages, construire des hélices, des systèmes de turbines et adapter le principe des montgolfières à ces énormes bâtiments. Mais ça ne suffisait pas. Le bois, bien que plus léger que la plupart des bois, était bien trop lourd une fois lesté des milliers de Savants à transporter.

    — Oui, d’ailleurs je ne comprends toujours pas comment nous pouvons voler sur ces énormes constructions, questionna John, les yeux écarquillés par l’émerveillement.

    — A vrai dire, c’est grâce à un heureux hasard. Chacun des cinq engins est piloté par l’un des membres du Conseil. Les membres du Conseil sont choisis car ce sont eux qui ont le plus fortement contribué à la survie des nôtres. Un jour, l’un d’eux a découvert une propriété étonnante de l’une des plantes qui pullulent par ici. C’est une fleur grise, montée sur une tige très épaisse, qu’ils appellent la grisoline. Ce conseiller s’est rendu compte qu’en chauffant la sève de grisoline, une pâte grisâtre se formait et avait la capacité de faire flotter dans l’air des petits objets. Il a donc essayé avec des objets plus gros et a constaté que cela marchait aussi. La pâte, le grisolâtre, permet de rendre n’importe quel objet plus léger que l’air. Il leur suffisait alors d’en appliquer sur les structures des bateaux pour les rendre capables de léviter. Ensuite, grâces aux hélices, aux turbines, aux ballons d’air chaud, et même avec le poids des passagers, les navires sont devenus les arches célestes dans le cas où les Savants devraient s’enfuir. On pourrait y embarquer un troupeau d’éléphants qu’ils voleraient aussi bien. Les hélices permettent de se diriger et de se poser. Sans elles, ces navires disparaitraient dans les cieux définitivement. Les ballons, eux, de toutes tailles, servent simplement à décoller plus rapidement et à compenser un peu le poids transporté.

    Je me levai, pressant doucement la main de mon amant. Le vent caressait mes cheveux qui s’étaient détachés lors de ma métamorphose. L’air se rafraichissait, malgré la chaleur écrasante qui régnait sur les terres indiennes, au fur et à mesure que nous prenions de l’altitude.

    — C’est incroyable. Ton peuple est un grand peuple Lasher. Je suis désolée d’en avoir douté. L’équipage de L’Écarlate va adorer nous entendre lui décrire les Taijitu et ses navires volants.

    — A vrai dire, Sarah… Je ne partirai pas avec vous. Je ne retourne pas sur L’Écarlate.

    Mon cœur se serra devant le visage fermé de Lasher. Je sentis ma lèvre inférieure trembler, incapable de prononcer une seule parole. Raja se leva à son tour et fixa ses pupilles dilatées sur moi.

    — Nous ne retournerons pas non plus sur l’Écarlate.

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