V.

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    Le temps s’allongea paisiblement chez les Caducées. Océane nous hébergea tout le long de notre séjour et les adieux furent particulièrement difficiles pour toutes les deux. Nous reverrions-nous un jour ? Rien n’était moins sûr. Mais ma mission était essentielle, et ma place n’était pas avec ce peuple.

    Raja avait accompli sa tâche. Des premiers liens venaient d’être tissés avec les Caducées et d’autres ambassadeurs Totems viendraient les resserrer bientôt. Mais, en mon for intérieur, je m’interrogeais sur l’impact que nous pourrions avoir sur le monde. Comment faire pour agir sur l’humanité entière alors que notre planète était si vaste à parcourir ? Notre souhait de pouvoir installer une poignée des nôtres auprès de chacun des peuples élus était-il réalisable ?

    Je regardais le continent s’éloigner avec des centaines de questions en tête. Toutes ces semaines chez Océane m’avaient apporté une quiétude bénéfique. John n’était pas le seul à avoir avancé grâce à notre hôte. Je sentais mon Totem gorgé d’énergie, la symbiose entre nous était de plus en plus forte. Bientôt, j’en avais la certitude, je serai capable d’accomplir une transformation parfaite moi aussi.

    La nuit projetait ses reflets incarnats sur le navire ainsi que sur l’océan pourpre. L’eau était calme, la plupart des équipiers avait eu l’autorisation d’aller se reposer dans les cales. J’étais restée à la proue du bateau, surveillant l’étendue placide que nous fendions à très faible allure. Que pouvait-il y avoir sous la surface ? Combien de monstres aquatiques fabuleux avaient été créés par la Levée du Voile ?

    Lasher vint s’assoir à côté de moi, interrompant mes rêveries. Il faisait horriblement chaud. Son seul vêtement était un court short en tissu beige. Presque chaque parcelle de sa peau bronzée était visible. Son taijitu brillait puissamment, projetant une lueur bleue sur son entrejambe. Je luttai pour ne pas dévorer des yeux son corps magnifique.

    — La détermination de Raja est impressionnante, dit-il.

    — Vous êtes-vous encore disputés ?

    — Le vent souffle peu cette nuit. Elle voulait réveiller tout le monde pour que nous ramions. Elle ne supporte pas l’idée que nous n’avancions presque pas ce soir.

    Je souris imperceptiblement. Bien que très douce, Raja pouvait se montrer têtue quand il s’agissait de son rôle de représentante du peuple Totem. Elle n’avait rien voulu dire au sujet de ses rencontres avec l’Administratrice Caducée et ne nous avait pas laissé beaucoup de temps pour faire nos adieux une fois décidée à partir. Mais Lasher comprenait bien l’importance de notre mission et, le plus souvent, était indulgent avec elle.

    — Enfin, heureusement que John est plus raisonnable. Il m’a bien aidé sur ce coup là.

    — Je suppose que vous savez déjà quelle sera notre prochaine étape ?

    — John me l’a dit oui. Je dois avouer que je suis terrifié. Réellement. Je me demande ce que ça impliquera pour moi.

    Je me tournai franchement vers lui. Ses yeux noirs, teintés d’un halo rougeâtre par le ciel nocturne, me dévisageaient tendrement. Au fond de ses pupilles sombres, derrière son affection affichée, je devinais sa terreur. « Je ne le sais pas plus que vous, Lasher. Mais, peut-être que nous ne devrions pas encore y penser. » J’approchai un peu mon visage du sien. Ses lèvres incolores s’étaient légèrement entrouvertes, l’odeur salée de sa peau me caressait le nez. « Nous ne devrions penser à rien cette nuit. »

    Je posai une main sur son bras musclé et l’embrassai timidement. Son corps était presque aussi chaud que le mien. Je me pressai contre lui. Il m’attrapa par la nuque et me renversa sur le sol.

    Cette nuit là, Lasher Cartwright s’accrocha à moi, désespérément, comme on s’accroche à quiconque peut nous venir en aide. La peur l’animait et donnait à ses gestes une poésie désenchantée qui me bouleversait. Le silence de l’océan nous berça toute la nuit. Je rêvais de lui depuis notre première rencontre ; et nous étions là, au milieu de nulle part, effrayés par l’avenir mais savourant l’instant présent.

    Pour une nuit au moins.

 

***

 

    John nous jura avoir vu le Kraken tout le long du voyage. A force de l’entendre parler, avec tant de conviction, des gigantesques tentacules et des yeux terrifiants qu’il avait aperçus, nous en vînmes tous à scruter l’horizon avec une pointe d’inquiétude au fond du cœur. Après tout, le Nouveau Monde offrait une multitude d’animaux étranges à chaque endroit où nous posions le regard. Pourquoi pas un Kraken, ou quelque chose s’en approchant ?

    Nous débarquâmes sur la côte ouest indienne au début de ce qui aurait été, en France, le printemps. Ici, la chaleur était déjà étouffante, l’air sec et brûlant. Mes poumons peinaient à s’habituer à l’atmosphère lourde et ensablée de ce nouveau pays.

    Je posai un pied sur le sable chaud et regardai autour de moi. La plage semblait s’étendre à perte de vue. Un désert, immense et aveuglant. Lasher vint me rejoindre, accompagné par Raja et John. Le reste de l’équipage resterait ici tant que nous n’aurions pas repéré les lieux et rencontré les locaux.

    Nous marchâmes donc péniblement dans le sable qui s’enfonçait à chacun de nos pas. Nous nous épuisions à lutter contre les brûlures du soleil et celles du sol.

    Mes yeux me faisaient souffrir, ma gorge était affreusement sèche. Au bout d’une heure ou deux, nous passâmes une dune un peu plus importante que les autres pour découvrir un spectacle terrifiant. De l’autre côté de cette petite montagne, une ville délabrée s’affaissait lentement sur elle. Elle ressemblait à un château de cartes soufflé par le vent. Des morceaux de tôles et de murs éclatés s’entassaient un peu partout dans le désert, recouvrant en partie les rues d’autrefois.

    Des dizaines d’hommes, armés de bâtons et de morceaux de métal, parcouraient la ville en hurlant. Ils avançaient en zigzaguant, fouillant les débris et se dirigeant tous vers une petite bute sur laquelle trônait fièrement un monument majestueux.

    Raja pointa le doigt vers la fabuleuse construction.

    « C’est la ville de Puri. Et là-bas, le temple de Jagannath. Il a été miraculeusement préservé. C’est là que nous allons. »

    Autour du temple, des murs de plusieurs mètres de haut avaient été érigés en cercle. Des silhouettes s’affairaient un peu partout sur la construction. Les hommes de la ville s’approchaient, petit à petit, et se massaient par grappes devant le mur. Le temple était pris d’assaut.

    — On arrive au mauvais moment visiblement. Attendez-moi ici.

    Raja détacha sa robe rouge et se transforma en un magnifique corbeau. L’air s’était épaissi autour d’elle, je frissonnai malgré la chaleur. Elle s’envola à travers le ciel, survolant la ville qui grondait sous les cris des assaillants de plus en plus nombreux.

    Derrière la muraille, je distinguai des gens courir, faire des signes, se préparer. Quelque chose était sur le point de se passer. Je regardai Lasher, concentré sur le spectacle. Ses yeux parfaitement noirs s’agitaient, inquiets. N’était-ce pas le moment de nous enfuir ? J’avais une envie irrépressible de lui saisir le poignet et de le tirer en arrière. Ne pourrais-je pas me changer totalement, lui permettre de grimper sur mon dos, et galoper très vite à travers le désert ?

    Une décharge me fit lâcher un cri de surprise. L’air s’était soudainement mis à crépiter autour de nous. Une brume se formait à quelques centimètres de John.

    Un visage se dessina au milieu du brouillard, famélique, les yeux exorbités. Raja se tenait à côté d’un garçon décharné, un sari émeraude sur les épaules.

    — Accrochez-vous à mon bras, demanda l’homme d’une voix éraillée.

    — Dépêchez-vous, nous pressa Raja.

    Lasher, John et moi nous exécutâmes. Le crépitement de l’air reprit, encore plus fort. De minuscules et innombrables brûlures parcoururent ma peau, mes cheveux se soulevèrent. Je fermai les yeux. Mon ventre se tordit, comme sous l’effet d’une chute vertigineuse. Et puis un air froid traversa chacune des particules de mon corps, me désintégrant.

 

***

 

    La muraille s’élevait à quelques mètres de nous. L’un des bâtiments du temple nous surplombait. Je m’y appuyai le temps de lutter contre ma nausée. John s’était allongé dans la poussière et respirait bruyamment.

    Raja souriait au garçon qui était apparu avec elle. Il était démesurément grand, les épaules enveloppées par une belle cape rouge sang, d’une maigreur mortelle, ses yeux verts globuleux menaçaient de rouler sur ses joues creuses. Il ébouriffa ses cheveux châtains d’une manière enfantine. Quel âge pouvait-il avoir ? Une quinzaine d’années, guère plus. Son bras levé laissait apparaître un pentacle pulsant sur son poignet. Une nouvelle marque.

    — Bonjour ! Je suis Vivien.

    — Je ne comprends pas. Je croyais que le peuple au pentacle vivait en France, souffla John entre deux gémissements.

    — Ne vous en faites pas. Vous serez sur pied dans quelques minutes. La téléportation peut être rude pour certains organismes, au début. Oui, mon peuple vit bien en France. Nous ne sommes pas, ici, chez moi. Mais chez eux.

    De son menton, le jeune homme montrait Lasher, torse nu, dont le taiji brillait avec intensité.

 

    Vivien nous expliqua faire partie d’une guilde nommée Les Larmes de Prométhée. Un groupe d’élus, marqués par le pentacle, capables de se téléporter. Il avait été envoyé ici par son peuple pour servir de moyen de communication et de déplacement rapide.

    « Le but est d’être présent parmi tous les peuples élus. Pour nous aider à avancer ensemble. Une chambre de la guilde a d’ailleurs été acceptée chez vous, les Totems, depuis quelques semaines.

    Mon cœur se pinça à l’idée de pouvoir rentrer au lac Victoria en quelques secondes. John secoua la tête.

    — Voyager ainsi ? Très peu pour moi. Si j’ai le choix, je préfère encore le bateau ou la marche. Mais que se passe-t-il ici ? Des gens semblent vouloir attaquer le temple.

    — Ce sont des non-marqués. Ils se sont regroupés et nous attaquent régulièrement. Ces derniers temps, il est devenu très difficile de sortir du temple sans tomber sur un groupe armé. Le peuple au taiji, les Savants comme nous les appelons chez moi, a d’abord voulu régler les choses pacifiquement. Ils ont tenté de dialoguer, ont construit ces remparts pour se protéger, mais cela n’a pas marché. Les non-marqués sont de plus en plus nombreux.

    — Alors quoi ? Les Savants vont se laisser faire ?

    — Non. La marque qu’ils ont sur le ventre leur donne une parfaite connaissance des techniques et ingénieries d’autrefois. Ils ont hérité de la totalité du savoir de l’Ancien Monde. Et, même sans technologie, ils savent faire des armes. Je crois qu’ils préparent quelque chose pour se défendre. Mais je n’ai pas été informé. Il y a une très grande zone, derrière le temple, à laquelle seuls les membres du peuple taiji ont accès.

    J’explosai.

    — Alors c’est ça ? La Levée du Voile n’a finalement rien changé ? Nous en sommes toujours réduits à nous faire la guerre ?

    Raja posa une main sur mon épaule.

    — Allons, Sarah. N’oublie pas que nous sommes ici pour rencontrer les autres élus. Chacun fait face à des difficultés particulières, nous ne pouvons juger quiconque. Souviens-toi, au lac Victoria, les choses n’allaient guère mieux lorsque nous sommes partis. Les non-marqués acceptent de faire du troc avec nous, mais tu sais bien qu’au fond ils ont peur de nous et nous détestent.

    — Et alors quoi ? Nous devons nous battre avec eux ?

    Lasher s’avança vers moi. Ses doigts caressaient nerveusement son taijitu.

    — Personne ne dit ça. Mais si les tiens étaient attaqués, devraient-ils restés sans rien faire ?

    — Peut-être, oui. Après tout, la résistance passive a fait ses preuves dans l’Ancien Monde.

    — Tu es hypocrite. Chacun se défend quand il est agressé, c’est légitime.

    — Légitime ? Nous faisons partie des peuples élus. Nous avons la mission de guider l’humanité vers l’élévation. Et c’est ainsi que nous devrions les guider ? En se comportant aussi bassement qu’eux ?

    Vivien se plaça entre Lasher et moi. Ses cheveux courts et secs masquaient, par quelques mèches inégales, le haut de son front décharné. Il souriait paisiblement, déjà remarquablement sage pour son âge. Je m’apaisai instantanément, honteuse de m’être donnée en spectacle.

    — Monsieur, pourquoi n’iriez-vous pas découvrir par vous-même les gens de votre peuple ? Mademoiselle Raja et ses deux amis doivent rencontrer le vénérable Conseil sans tarder. Ces lieux ne sont pas autorisés à ceux qui ne sont pas marqués par le taiji, sauf accord particulier du Conseil. Si leur présence est acceptée, alors nous vous retrouverons plus tard.

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