VI.

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    Nous nous installâmes sous le pont en pierre, au bord du fleuve carmin. Je n’arrivais pas à faire un choix. Rentrer à Lyon ? Nous séparer ? Partir ailleurs ? La confusion régnait dans mon esprit. Pour la première fois de mon existence, mon destin ne m’apparaissait pas avec clarté et mes visions n’avaient aucun sens.

    Au bout d’une semaine, trois membres du Domaine nous quittèrent. Ils avaient entendu parler d’un village proche de la cité où ils seraient accueillis avec bienveillance. Je ne dis pas un mot lors de leur départ. Les voir s’éloigner me mettait dans une franche colère et m’angoissait profondément. S’agissait-il de la fin du Domaine ? Notre groupe allait-il se disloquer, petit à petit ? Cette famille que je pensais avoir fondée n’était-elle que factice ?

    Notre camp s’organisa doucement. Plus je tergiversais, plus nous tentions d’approcher un confort sommaire. Nous avions trouvé de petites cuves métalliques et les avions installées ça et là, pour y faire des feux afin d’avoir chaud et de cuisiner. Nos stocks de nourriture s’étaient largement réduits, ce qui nous poussa à l’apprentissage de la chasse et de la pêche. Nous ne mangions que les espèces animales connues, ou celles presque inchangées, et nous limitions strictement aux végétaux d’avant la Levée du Voile afin d’éviter les risques d’empoisonnement.       

    Chaque jour, des dizaines de voyageurs traversaient le pont pour rejoindre les murailles phosphorescentes ; mais des poignées repartaient la tête basse, vraisemblablement rejetés car non-marqués. Ce ballet perpétuel m’impressionnait. Malgré l’absence de technologies, les informations semblaient circuler à une vitesse folle. Un matin, un groupe nous interpella depuis le pont. Cinq adultes et une petite fille qui s’étaient détournés de la cité après s’être confrontés au même barrage que nous.

    « Nous venons d’Espagne. Nous avions entendu parler d’un endroit qui nous accueillerait et nous protégerait. Mais ma fille et ma femme n’ont pas été marquées. Commença un homme, par télépathie. Ils voulaient que je les abandonne. Pratiquement tous nos amis nous ont laissés là, aux portes de la cité. Mais ce n’était pas une option pour nous. Et maintenant, nous ne savons plus où aller. L’Espagne est devenue trop dangereuse. Elle est parcourue par des monstres très agressifs, nous ne voulons pas y retourner.

    Et bien, en attendant de savoir où aller, vous n’avez qu’à rester ici. Nous sommes exactement dans la même situation que vous.

    — Merci ! Nous saurons nous rendre utiles, c’est promis. Je suis un excellent pêcheur, et ma femme une très bonne chasseuse.

    Ce fut les premiers arrivants d’une longue série.

    Régulièrement, les gens révoltés par cette nouvelle forme de racisme nous interpellaient du haut du pont, descendaient parler avec nous, et s’installaient dans notre campement. Rapidement, la taille du camp doubla, puis tripla, et les langues parlées se multiplièrent pour former une cacophonie multiculturelle permanente.

    Chacun apportait son savoir-faire ou sa bonne volonté pour améliorer la vie de tous. La cohésion de ce petit village improvisé était épatante. Les tâches journalières obligatoires étaient bien identifiées et chacun se proposait pour en accomplir une. Personne ne donnait d’instruction, tout le monde savait quoi faire à tout moment.

    Je sentais mon esprit fourmiller, comme en connexion permanente avec tous ces compagnons de fortune. Je commençais seulement à entrevoir ce que la Levée du Voile avait mis à notre portée. La possibilité de former « un tout » en accord avec lui-même et ce qui l’entourait.

 

    Ogora était le centre d’attention au bord du fleuve. Elle venait de pêcher un étrange poisson aux écailles jaunes, dépourvu d’yeux, et le brûlait entre ses mains.

    — Tu ne vas quand même pas manger ça ? demanda un garçon d’une douzaine d’années.

    — Je crois que j’en ai déjà mangé par le passé, ne t’inquiète pas. Et puis si je me trompe, il va bien falloir qu’on découvre notre nouvel environnement, non ?

    A peine avait-elle porté le poisson à ses lèvres, qu’elle tomba à la renverse, le corps secoué de spasmes violents. Sa langue était devenue aussi noire que du charbon, ses yeux se mirent à saigner.

    Je courus vers elle et me jetai au sol. 

    — Écartez-vous ! Un médecin, vite ! Allez chercher quelqu’un ! Ogora ! Tu m’entends ? Ogora ! » J’hurlais tout en essayant de contrôler son corps qui bondissait avec une force incroyable. Je tombai à la renverse, évitant de justesse des flammes qui s’échappaient des mains de la sorcière.

    J’entendis quelqu’un se précipiter vers nous. L’homme passa devant moi et plongea les mains en avant vers le visage d’Ogora. Ses paumes s’étaient illuminées au contact des joues de mon amie. Je me relevai en trébuchant, dévisageant le secouriste. « Lounès, est-ce bien toi ? »

 

***

 

    Les tremblements s’étaient arrêtés, le visage et la langue d’Ogora ne portaient plus aucune trace de l’empoisonnement. Nous l’avions portée jusqu’au camp et allongée sur un sac de couchage. Elle était profondément endormie, ses mèches rousses collées sur son front moite.

    Je me tournai vers Lounès. Il n’avait pas changé, malgré les années qui s’étaient écoulées depuis la dernière fois où nous nous étions vus. Je reconnaissais tout de lui. Ses cheveux courts, blonds cendrés, ses yeux verts en amande, sa peau dorée et sa mâchoire carrée. Le maître du Domaine Occulte de Bretagne. Je le serrai contre moi. Mon ami. Mon frère de cœur avec qui j’avais vécu tant d’aventures.

    — Elle ira bien.

    Mes jambes menaçaient de me faire défaut. J’avais eu tellement peur. Je m’agrippai encore un instant à lui, chassant le souvenir d’Ogora sur le point de mourir, puis m’écartai.

    — Merci Lou.

    — Une chance pour elle que tes cris me soient parvenus. J’étais sur le pont quand je t’ai entendu.

    — Comment as-tu fait ? J’ai vu tes mains briller quand tu lui as touché le visage.

    — Un cadeau de la Levée du Voile.

    — Tu es au courant alors ?

    — Nous le sommes tous à présent. Des émissaires de la cité parcourent le monde pour rechercher les gens marqués.

    Il agita son poignet sous mes yeux. Le pentacle palpitait sur sa peau, une lueur grisâtre s’en échappait lentement. La capacité de guérir collait parfaitement à sa personnalité. Lounès était quelqu’un de doux, refusant le conflit par principe.

    — Ce qu’ils ne disent pas, c’est qu’ils vivent en autarcie totale et refusent tout contact avec ceux qui ne portent pas le pentacle. J’ai assisté à une scène de brutalité sur de pauvres gens devant l’entrée de la cité. Je les ai secourus, puis j’ai fait demi-tour.

    — Les membres de ton Domaine sont avec toi ?

    — Juste une. Gabrielle.

Il la désigna du menton. Une femme aux longs cheveux blonds et bouclés parlait avec Fergus devant un feu.

    — Les autres, ceux qui le souhaitent, nous rejoindront plus tard. Je leur ai demandé de rester un peu plus longtemps pour aider. Il y a eu de violents tremblements de terre en Bretagne. Tout est détruit. Quand les émissaires sont arrivés, nous avons attrapé des serpaux et sommes partis en éclaireurs.

    — Des serpaux ?

    — Oui, c’est comme ça qu’on appelle nos montures.

Je regardai les animaux en question attachés à l’entrée du camp. Ils ressemblaient vaguement à des chevaux, mais leurs peaux étaient recouvertes d’écailles et leurs crinières vaporeuses. Leurs yeux pendaient le long de leurs museaux et gigotaient de temps à autres quand un bruit les intriguait.

    — C’est fou.

    — Et ce n’est pas tout. Sais-tu qui est le roi de cette cité ? » J’agitai la tête. Je n’en avais aucune idée. Je n’avais même pas pensé à l’identité de ce mystérieux roi. « Il s’agit d’Ulome.

    Je battis des paupières, incapable de réagir. Le choc aurait été moins violent s’il m’avait frappé au visage par surprise.

    — C’est impossible, Raiden l’a tué.

    — Il faut croire que non. Il se fait appeler le « Roi des sorciers ». C’est lui qui envoie des émissaires pour rameuter tous ceux de notre peuple. Le peuple du pentacle, celui des Sorciers.

    Je me laissai tomber à genoux. Ça recommençait. Ulome et sa soif de pouvoir. Ulome et ses manipulations. Raiden s’était opposée à lui. Elle l’avait dépossédé de son emprise sur la Bête, elle l’avait chassé du Domaine, mais, finalement, n’avait pas réussi à le tuer. Elle était morte et il régnait à présent sur cette cité. En fin de compte, il avait gagné.

    — Il veut nous réunir rapidement. L’enjeu est de guider l’espèce humaine vers l’évolution et il a l’intention de guider, lui-même, tous les peuples.

    — Tous les peuples ?

    — Nous ne sommes pas les seuls. D’autres peuples ont été élus par la Levée du Voile. Les plus organisés sont ceux marqués d’une croix sur la poitrine. Des Vampires. Il y a aussi le peuple des rêves, avec une plume de lumière derrière l’oreille, au fin fond de la Sibérie, ou encore en Afrique, des métamorphes dont la nuque est tatouée d’un croissant de lune. Tous les gens marqués essaient de se regrouper car un lien est tendu entre eux. Tu dois le sentir, toi aussi. Ulome savait que ça arriverait. Dès les premières heures du Nouveau Monde, il a développé cette cité par un puissant sortilège en creusant les douves, en reconstituant les murs effondrés, et en rehaussant les remparts. Au bout de quelques jours, il envoyait déjà ses émissaires. Ses plans devaient être arrêtés bien avant la Levée du Voile.

    — Je ne vais pas le laisser faire.

— Ulome a été, en partie, mon mentor. Mais, au fond, j’ai toujours deviné son côté sombre. Je l’ai senti lorsque tu me l’as présenté. Et puis j’ai oublié, parce que j’avais trop besoin de lui à l’époque. Mais tu as raison. Raven, quoi que tu fasses, nous serons avec toi.

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