VII.

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    La neige rouge avait recouvert le pays, et le vent s’était remis à souffler. Il faisait froid. Nous avions monté des tentes de fortune à l’aide de grandes bâches, de bouts de fer et de morceaux de bois, pour nous abriter. Les membres du Domaine breton nous avaient retrouvés. Les choses se précisaient. Nous allions prendre d’assaut la cité.

    Lou et moi étions penchés sur une table improvisée. Nous avions listé les capacités offensives. Nous avions sélectionnés les élémentalistes, étrangement surreprésentés parmi ces capacités. Les plus adroits nous offriraient une certaine force de frappe. Les marqués sans capacité et les non-marqués qui n’avaient jamais pratiqué les arts occultes avaient tous été initiés à la projection d’énergie pour faire office de deuxième ligne. Une unité de surveillance avait été mise en place, regroupant des capacités comme celle de Mahé ; et une autre destinée à la protection, avec tous les membres du Domaine non-marqués capables de se servir de leur énergie pour créer des bulles de protection. Les personnes les plus à l’aise avec leur énergie arrivaient facilement à créer ces petites barrières magiques. Ce n’était guère plus compliqué que de projeter son énergie. Théoriquement, tout le monde en était capable.

    — Tu devras rester à l’arrière Lou, au campement, avec les enfants et ceux chargés de les protéger.

    — C’est hors de question.

    Il faisait preuve de courage, et prenait sur lui pour aller contre sa nature. En temps normal, Lounès aurait détesté l’idée même d’un affrontement.

    — Il le faudra bien. Nous n’avons aucun matériel médical et les quelques onguents qu’on a pu faire avec les plantes du coin ne suffiront pas. On ne peut compter que sur toi pour soigner les blessés. La moitié de ces gens ne sait pas se servir d’un arc ou d’une arme quelconque.

    — Tu penses que nous ne sommes pas prêts ?

    — Non, nous ne le sommes pas. Nous aurions besoin de plusieurs mois pour l’être. Mais nous ne pouvons pas attendre. L’hiver va être rude et je sens que les esprits s’affaiblissent.

    — On peut réussir ?

    — Si j’arrive à atteindre Ulome, oui. Je le connais. En cas d’attaque, il enverra toutes ces forces vers le champ de bataille et restera à l’arrière. Alors, nous serons en tête-à-tête. Mais encore faudra-t-il réussir à passer les murailles et à le retrouver à l’intérieur même de la cité.

    La tente s’ouvrit sur Ogora, suivie d’une femme brune et d’un adolescent décharné avec une faux dans la main. Syrine et Kami entrèrent à leur tour. Ce dernier afficha un sourire moqueur à mon attention en touchant la cicatrice qui lui barrait le côté droit de son visage.

    — Et si on changeait ce mauvais plan alors ?

 

***

 

    Les yeux gris de Kami, à peine bridés, étincelaient en reflétant la lumière projetée par la première muraille de protection. Ses mains fines avaient été brûlées par le froid et ses vêtements étaient en loque. Son amie, Anna, une non-marquée, le suivait à la trace. Nous n’avions pas eu le temps de parler. J’étais heureux de le retrouver. J’avais tant à lui dire, tant d’excuses à lui présenter.

    Il avait démasqué Ulome des années avant nous et avait tenté de nous prévenir. Mais nous ne l’avions pas écouté, aveuglés alors par toute la puissance offerte par Ulome. Nous nous étions éloignés, inlassablement, douloureusement, faisant mine de ne pas en souffrir alors que nous étions amis. Tout ça pour quoi, finalement ? Nous retrouver là, prêts à tout pour contrecarrer les ambitions de notre ancien mentor. Quel gâchis.

    J’inspectai nos rangs. Une vingtaine d’élémentalistes en première ligne, flanqués par des protecteurs tendus. Un peu plus en arrière, une quarantaine d’hommes et de femmes tétanisés par la peur tentaient de se concentrer pour se connecter à leur propre énergie. Je levai les yeux vers la muraille. Nous n’étions qu’une poignée, ils étaient des centaines, des milliers peut-être. Quelle chance aurions-nous ?

    La nuit était claire, sans nuage et sans vent. La muraille commençait à se peupler. L’alerte avait été donnée. Des hommes et des femmes tendaient et détendaient leurs arcs dans notre direction ; certains avançaient leurs mains nues, prêts à nous recouvrir de leurs capacités surnaturelles. Le silence était étourdissant. L’atmosphère devenait menaçante. Chacun jaugeait l’autre en se demandant qui passerait à l’offensive.

    Syrine était accroupie à côté d’Ogora. Elles formeraient un binôme efficace. L’une en première ligne pour enflammer les lignes ennemies, l’autre pour la protéger. Les deux sorcières rousses mettaient au point leur stratégie. Syrine avait la main agrippée à son amulette, la puissante Amulline.

    J’attrapai la mienne. La sensation du fer forgé dans ma paume m’apaisa immédiatement. Mon pouce caressa le rubis fiché dans le bijou. Raiden envahissait mes pensées.

    Le jeune garçon qui accompagnait Kami et Syrine, Tiass, s’approcha de moi.

    — Nous devrions nous éloigner un peu, Raven. Mahé nous attend.

    Nous rejoignîmes Mahé un peu en contrebas et attendîmes plusieurs longues minutes. Il avait les yeux fermés. « Il ne bouge pas. Il est encore entouré d’une quinzaine de personnes. »

    J’aperçus Kami faire un signe de tête aux autres. Des gerbes d’étincelles illuminèrent la scène. Des hurlements rageurs emplirent l’air, faisant trembler le sol. Kami projetai des longues aiguilles gelées sur les murailles de la cité. Tous les autres élémentalistes l’imitaient. Mais les assiégés ne se laissaient pas déborder. Des flammes multicolores jaillissaient de toutes parts, des flèches sifflaient dans le ciel.

    Les binômes se défendaient bien. Les bulles d’énergie protégeaient les combattants. Mais les forces n’étaient pas illimitées. Certains pouvoirs déclinaient déjà. Je distinguai des membres sur le sol, blessés, criant de douleur. Syrine était debout, derrière Ogora, et se servait d’Amulline pour créer une barrière plus résistante devant elles.  

    — On doit y aller, dis-je d’une vois rauque.

    Tiass posa sa main sur mon bras.

    — Pas encore, Raven. On doit attendre le signal de Mahé. On ne ferait pas le poids.

    Je serrai ma large épée contre mon torse. Cette attente était insoutenable. Kami hurla à Anna de s’éloigner. Le sifflement continu des flèches se mélangeait au bourdonnement des pouvoirs offensifs. Que se passait-il exactement sur le lieu de la bataille ? Je fermai les yeux en pensant à tous nos amis qui affrontaient la cité. Combien étaient déjà morts sous les projectiles, par ma faute ?

    Une odeur âcre s’élevait dans l’air, celle de la chair brûlée. Les pouvoirs qui se déchaînaient étaient redoutables. De loin, je pouvais deviner les corps mutilés qui tombaient de la muraille. Mais ce ne serait pas suffisant. Plusieurs de nos lignes de défense étaient tombées provoquant de nouveaux hurlements de souffrance. Le brouhaha formait une sorte de rugissement ininterrompu m’empêchant de me concentrer totalement.  « Ils s’en vont. Il n’en reste plus qu’un » murmura Mahé. Tiass hocha la tête.

    — Je m’en chargerai. Mahé, ouvre-moi ton esprit, que je le situe. C’est parti.

    La main du garçon me broya le bras alors qu’un vent frais se levait autour de nous. Des décharges électriques remontèrent le long de mes membre, me chatouillèrent les mes joues, et un claquement sourd me fit sursauter.

    Nous nous trouvions dans une salle ovale. La porte était obstruée par une lourde table mise en travers sur laquelle des meubles avaient été couchés. Tiass sauta sur un homme d’âge mur et l’immobilisa, la lame de sa faux contre sa jugulaire. Des cris nous parvenaient depuis l’extérieur. Ulome était assis sur un sofa, les yeux écarquillés posés sur Tiass.

    C’était un homme très gras et plutôt imposant malgré sa petite taille. Son visage juvénile, trempé par la sueur, s’affaissait sous son propre poids. Il leva les yeux sur moi, sa bouche figée dans un hoquet de stupeur.

    — Raven ? Sa voix mielleuse, suraigüe, me fit l’effet d’une brûlure. Je me souvenais de sa manière d’être, dont l’obséquiosité tentait de masquer la profonde sournoiserie de l’homme.

    — On en est là Ulome. As-tu perdu l’esprit ? Un Roi, toi ? Mais de quel droit te proclames-tu le souverain de quiconque ? Où est ta légitimité ? Ces gens savent-ils ce que tu as fait avec l’énergie de la Bête ? Comment les as-tu convaincu de rejeter les non-marqués ?

    Il leva ses mains potelées vers moi. Ses paumes étaient abimées, comme noircies par des flammes. La peau brune de son visage était striée de ride, malgré ses traits enfantins. Il avait vieilli prématurément. Le pentacle rougeoyait sur son avant-bras.

    — Nous avons été élus, Raven. Et notre peuple ne doit pas être pollué par ceux qui ne l’ont pas été. Ils nous rejoindront plus tard, mais leur heure n’est pas encore venue. Ils n’ont pas encore évolués. Nous ne pouvons risquer d’être tirés vers le bas. Et moi, je dois vous guider. Tous. Vous montrer le bon chemin, pour que vous puissiez, un jour, aider le reste de l’humanité.

    — Assez, hurlai-je.

    Je me précipitai sur lui, mon épée brandie devant moi.

    Il frappa dans ses mains. Ses yeux se révulsèrent tandis que sa tête tombait en arrière. Un énorme dragon rouge, vaporeux, s’échappa de sa bouche et fondit sur moi. Je me jetai sur le sol, évitant de peu la gueule du monstre.

    L’homme que tenait Tiass un instant plus tôt s’était mis à pousser des hurlements hystériques et avait reculé dans un coin de la pièce. Le jeune russe sauta entre le dragon et moi et fendit l’air avec sa faux. La lame traversa le corps vaporeux mais ne rencontra aucune chair. Tiass s’évanouit dans un brouillard électrique et apparut un peu plus loin en bombardant le démon d’une énergie verte particulièrement lumineuse.

    Le cri de rage que poussa la créature fit éclater le verre des hautes fenêtres. Elle était terrifiante. Elle se jeta sur Tiass dans un accès de colère, faisant exploser tout le mobilier sur son passage. Le garçon bondissait et disparaissait avec une vivacité prodigieuse, rendant fou le monstre qui s’écrasait contre les murs et ravageait le sol de ses griffes acérées.

    Le sang battait dans mes oreilles. Je ne sentais plus mes membres, je n’entendais plus rien. Je me relevai et m’approchai d’Ulome. Les souvenirs de notre adolescence me submergeaient. Je me souvenais de tout ce qu’il avait représenté pour moi, des bons moments passés à ses côtés, des premiers pas du Domaine Occulte, et de toute l’affection que je lui avais portée.

    Sa transe l’avait emmené loin de nous. La main de Raiden était posée sur la mienne, sa chaleur m’envahissait. Je levai mon épée. Je sentis le dragon se tourner vers moi, rugissant. Raiden soufflait timidement dans mon oreille. Elle pressa ma main.

    La lame plongea dans la poitrine de mon ancien mentor.

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