V.

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    Isandre nous guida efficacement à travers les montagnes. Très rapidement, nous retrouvâmes des plaines et des vallées. Les animaux que nous croisions étaient tous très différents de ce que nous connaissions alors et nous offraient un émerveillement emprunt de méfiance. Nous nous tenions à bonne distance et aucun ne nous attaquait jamais.

    Mais les monstres décrits pas Isandre hantaient encore mon esprit. J’avais demandé à ce que les rangs soient resserrés, que nos esprits restent en constante alerte.

    Notre petit groupe s’était bien organisé finalement. Isandre et moi avancions en tête, Mahé et Ogora fermaient la marche. Fergus et Jeremiah, un autre garçon marqué du pentacle, marchaient au milieu des membres du Domaine et se chargeaient de répartir les fardeaux en fonction de l’état moral et physique de chacun.

    Ogora et Mahé m’avaient fait part de leurs scrupules sur cette organisation, comme si le fait d’être marqués nous donnait une supériorité aux autres. Mais nous n’avions pas le temps de discuter cette répartition ou de réfléchir à un système plus juste. Sans Raiden à mes côtés, je me sentais le seul capable de décider et de guider les membres du Domaine dans la bonne direction. Le temps viendrait, je le savais, où nous devrions repenser les choses et dire si oui ou non une hiérarchie était acceptable au sein de notre groupe. Mais ce n’était pas encore le moment. 

    La météo avait été clémente, jusque là, et nous avait permis d’avancer à un rythme relativement acceptable, pour d’anciens sédentaires, dès que nous avions quitté les montagnes. Lorsque nous croisâmes les premiers villages du Sud, l’automne était déjà largement entamé et une légère neige cramoisie commença à tomber tous les matins. A partir de là, Isandre nous invita à masquer nos poignets.

    — Les chemins vont commencer à se peupler. Nous allons traverser des petits hameaux et quelques villages. Des bruits courts sur les hommes et femmes marqués par ici. Les gens ont peur de nous. On parle d’attaques d’êtres surnaturels dans certains villages. Des êtres marqués par des symboles mystiques.

    — Des attaques contre d’autres êtres humains ?

    — Oui. D’après ce qu’on dit, le pentacle n’est pas la seule marque à être apparue après la Levée du Voile. Il est question de gens devenus fous et cruels, marqués par une croix sur la poitrine, d’une plume derrière l’oreille, ou d’autres encore dont je ne sais rien.

    — D’autres peuples élus ?

    — Je ne sais pas. En tout cas, il ne faut pas se faire remarquer. Pas de pentacle visible, pas de magie. La seule chose admise est la télépathie car elle est commune à tous. Le reste n’est pas bien vu. On pourrait rapidement se trouver face à une foule en colère.

    On fit passer le mot dans le groupe. Hormis Ogora, Mahé, Fergus, Jeremiah, Isandre, et moi, d’autres membres du Domaine avaient été initiés et possédaient un don confié par Ulome. Je m’arrêtai sur eux un instant. Ils n’étaient pas marqués, mais ils étaient dotés d’une capacité surnaturelle. Etaient-ils destinés à porter le pentacle, plus tard, ou Ulome avait-il utilisé l’énergie de la Bête au hasard ?

    Je repensai à la marque de Mahé. N’était-elle pas apparue au moment où Ayhan nous avait quittés ? La mort d’un élu provoquait l’apparition du pentacle sur une autre personne. Le transfert de ce stigmate mystique vers un nouveau porteur permettait-il de conserver l’effectif du peuple élu au complet ? Cette idée faisait sens en moi. Elle se développait comme une certitude, un signe de ce savoir inné dont la Levée du Voile nous avait dotés.

    — L’instinct, murmura Isandre.

    Je lui jetai un œil en coin.

    — Excuse-moi, je t’ai entendu penser. Ce savoir inné, je crois qu’il s’agit simplement de notre instinct. Depuis le Réveil, il s’est démultiplié, rien de plus. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’informations déversées en nous, comme une vulgaire base de données, mais de la reconnexion des êtres humains à leur instinct. Pour nous permettre de comprendre ce Nouveau Monde, les évènements qui s’y jouent, et de survivre.

    Elle avait raison. Bien sûr. Je me souvenais de nos longs débats, avec Raiden et Kami, avant même que le Domaine Occulte existe, au sujet de nos sens endormis, des savoirs inconscients et des expériences enfouies de nos anciennes incarnations. Des éléments intrinsèquement liés à la magie et à la spiritualité. Des choses que j’avais enseignées pendant l’initiation des nouvelles recrues du Domaine sans réellement en comprendre la portée.

    Évoluer sans connaître et comprendre totalement nos propres déterminismes intérieurs, extérieurs et antérieurs ? Ne s’agissait-il pas, finalement, de ça ? Un sens impalpable mais fondamental, l’expression d’un savoir empirique inconscient et de vécus oubliés mais qui nous constituent.

 

***

 

    Au bout de plusieurs semaines de marche, la cité médiévale fit son apparition. Elle était perchée sur une petite colline et régnait sur un fleuve calme dont les eaux rouges coulaient paisiblement. La mer était encore invisible, mais l’atmosphère portait une légère poussière salée qui asséchait un peu nos peaux.

    La nuit ne tarderait pas à tomber, mais la cité restait bien visible. On distinguait, de loin, la première muraille dont les murs étaient étrangement luminescents.

    — On dirait que les pierres sont recouvertes de phosphore, constatai-je.

    Isandre secoua la tête.

    — Je ne crois pas que ce soit du phosphore. D’après ce que je sais, les murailles ont été rehaussées depuis la Levée du Voile. Un pont-levis a été créé, des douves creusées, et toutes les autres entrées emmurées.

    — En si peu de temps ?

    — Regarde bien.

    En approchant, je constatai que le premier rempart brillait d’une énergie sourde et indubitablement magique. La cité médiévale avait été modifiée par un sorcier. Le doute n’était pas permis. Elle rayonnait toute entière, symbole de la puissance magique mise en œuvre pour lui redonner sa superbe.

    Nous passâmes au-dessus du fleuve en empruntant un pont en pierre et grimpâmes jusqu’au sommet de la colline.

    Le pont-levis était abaissé. Quatre hommes armés se trouvaient au seuil de la cité.

    — Vos marques s’il vous plait.

    J’étais interloqué. Les pentacles à nos poignets avaient soigneusement été dissimulés car, d’après Isandre, ils provoquaient la terreur. On nous demandait, à présent, de but en blanc, de les mettre en avant. Je levai les yeux vers le rempart magique. Mes visions ne m’avaient donc pas trompé. Il s’agissait bien d’une cité peuplée d’élus. Des gens comme nous.

    Je détachai le bracelet en cuir destiné à masquer le pentacle et tendis le bras vers le garde le plus proche.

    — Vous, c’est bon. Vous pouvez entrer.

    — Tous ces gens sont avec moi.

    — Ils n’entreront que s’ils sont marqués.

    — Vous plaisantez ?

    — Non, monsieur, ce sont les ordres.

    — Les ordres ? Mais les ordres de qui ?

    — De notre Roi à tous, monsieur. Du Roi de ceux qui portent le symbole des élus. Ceux qui ne sont pas marqués sont invités à passer leur chemin.

    Isandre tendit son bras, traversa le pont, puis se tourna vers moi.

    — Et bien, Raven. Qu’est-ce que tu attends ?

    Ogora avait le poing serré. Mahé posa la main sur son épaule, mais elle se dégagea.

    — J’espère que tu plaisantes Isandre ? On ne va pas laisser les autres ici. Il n’en est pas question. Cette ségrégation est intolérable.

    — Je comprends que tu veuilles défendre tes amis Ogora. Mais je n’ai pas l’intention de continuer à vivre dehors, au milieu des monstres qui peuvent nous attaquer à tout moment. Ici, nous serons en sécurité, et auprès de ceux qui nous ressemblent. C’est d’ailleurs ce que chacun d’entre nous devrait faire. Rejoindre ses semblables.

    — Mes semblables ne sont sûrement pas des gens qui prônent la supériorité des élus ou de je ne sais qui. Alors quoi ? Plus de technologie, retour à l’ère féodale ? Un roi pour nous gouverner ? Des gens inférieurs à nous ?

    Jeremiah s’avança à son tour et traversa le pont en relevant sa manche.

    — Écoutez les amis. Isandre n’a pas tort. Je suis fatigué d’avoir peur, de dormir à la belle-étoile et de ne pas avoir de but. Désolé Raven, tu nous as amené ici parce que tu visais cette cité. Et tu avais raison. Vous devriez entrer et laisser les autres trouver un endroit où ils seront acceptés. Bonne chance à tous. Je souhaite sincèrement vous retrouver un jour.

    Le garçon fit demi-tour, suivi par Isandre. La jeune femme me jeta un dernier regard et disparut derrière les remparts.

    — Si aucun autre élu ne souhaite entrer, poursuivez votre route.

 

    Nous rebroussâmes chemin, un peu sonnés. J’entendais Ogora vociférer, mais n’y prêtais pas vraiment attention. Fergus et Mahé tentaient vainement de la calmer. Pourtant, sa réaction était saine à mes yeux. Certains autres initiés du Domaine Occulte s’indignaient également. Je regardai ma main, ma peau chocolat, et repensai à mes lointains ancêtres, victime de la traite.

    Je me souvenais également de la société que nous laissions derrière nous, dans laquelle j’avais pu déjà me trouver confronter à des comportements proches de ceux de ce roi inconnu. Alors, finalement, il y aurait toujours des groupes de gens exclus ? Traités en inférieurs ?

    Au milieu des protestations d’Ogora, j’entendais d’autres membres se questionner sur leur présence à nos côtés. Certains émettaient déjà l’idée de se séparer alors que d’autres, plus tempérés, se questionnaient sur leur avenir. Je fermai les yeux. Je sentais une pression démentielle sur mes épaules. Je savais que la majorité d’entre eux attendait mes décisions, mais je ne me sentais pas la force d’affronter ça. Nous avions quitté Lyon, sous mon impulsion, pour trouver un foyer adapté au Nouveau Monde. A présent, nous étions seuls, sans aucun endroit où nous réfugier.

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