IV.

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    Nous poursuivions notre chemin avec lenteur. Nous traversions laborieusement une petite montagne pleine d’ornières et de routes escarpées. La majorité du cortège n’était pas habituée à marcher aussi longtemps, surtout chargée comme nous l’étions. Rapidement, nos corps nous firent souffrir et nous dûmes multiplier et allonger les temps de repos. Mais certains s’en sortaient mieux que d’autres. Ogora s’était perchée sur une remorque tractée par deux hommes d’une trentaine d’année. Elle jouait de la harpe celtique pour leur donner du baume au cœur et, en contrepartie, ils l’acceptaient de temps en temps sur le véhicule.

    Les cordes pincées recouvraient notre troupe de sons cristallins. Les vibrations semblaient pénétrer la chair et les os pour venir chatouiller le courage endormi en nous. Lorsque la sorcière jouait, notre fardeau semblait moins lourd et notre corps se ragaillardissait.

    Je marchais derrière la remorque qui transportait Ogora. Elle était assise sur une caisse de nourriture, dans une pose un peu suggestive, et semblait absorbée par sa propre mélodie. Son minishort remontait à la naissance de ses cuisses, mais elle ne paraissait pas le remarquer. Comment pouvait-elle transmettre autant de force par de simples mélopées ?

    J’entendis un mouvement de panique à l’arrière du groupe. Un homme remonta à toute vitesse la petite procession et s’arrêta devant moi, essoufflé. Fergus avait des yeux très noirs, bridés, une tignasse encore plus sombre, toujours ébouriffée, et une peau pâle constellée de grains de beauté. Il se dressa devant moi, me dominant d’une bonne tête, et fit jouer sa musculature sur-développée sous son t-shirt serré en levant un bras vers l’arrière du convoi.

    — Deux personnes viennent de nous rejoindre. Il y a un blessé grave. On a besoin de vous.

    La musique s’arrêta brusquement. Ogora était déjà à mes côtés. Nous nous précipitâmes pour rejoindre les nouveaux venus.

    Une femme blonde aux cheveux courts était penchée sur un corps qui convulsait. Une lance en bois, trempée de sang, était posée à côté d’eux. Je m’approchai, apercevant du coin de l’œil le pentacle sur son poignet, et découvris un homme allongé sur le dos. Il tremblait affreusement, le visage baigné de sueur, une écume sortant de sa bouche. Ses yeux s’agitaient compulsivement, aveuglés par la douleur, mais il n’émettait aucun son.

    Son torse avait été violemment déchiqueté. Les traces sur son corps ressemblaient à d’énormes griffures. La femme se tourna vers moi.

    — Aidez-le, pitié.

    Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche. Les tremblements du moribond se calmèrent subitement. Sa mâchoire se figea sur un rictus plein de souffrance et ses yeux se voilèrent. La marque sur son poignet s’illumina. Une sorte de petite boule lumineuse s’éleva et disparut dans le ciel. C’en était terminé.

 

***

 

    L’homme avait été enterré dans une petite clairière proche du chemin. Quelqu’un avait confectionné une plaque en bois et y avait gravé le nom du défunt. Une tombe sommaire pour le pauvre bougre, sur laquelle personne ne viendrait jamais se recueillir, mais une tombe qui lui était propre.

    Nous avions continué à avancer pendant deux heures environ, dans un silence pesant, afin de distancer un peu la Mort ; puis avions finalement monté le camp pour la soirée. J’étais assis sur un rocher, face à la jeune femme. Elle n’avait pas ouvert la bouche depuis le décès de son ami. Ses petits yeux bleus m’observaient avec une acuité particulière. Une femme intelligente, assurément, aux pommettes hautes et colorées. Légèrement replète, elle semblait solide et de bonne composition.

    —  Je m’appelle Raven.

    — Isandre.

    Sa voix profonde inspirait confiance. Elle passa sa main dans sa courte chevelure et s’appuya contre mon rocher, signe d’ouverture au dialogue.

    — Je suis désolé pour votre ami.

    — Je ne le connaissais pas beaucoup. Nous nous sommes rencontrés hier sur le chemin. Je chassais et lui suis tombée dessus par hasard. Il était perdu dans ces montagnes, j’ai accepté de lui servir de guide le temps qu’il trouve un chemin plus fréquenté.

    — Il y a des chemins plus fréquentés alors ? Nous venons de Lyon mais, depuis notre départ, le monde semble avoir été déserté. Nous n’avons encore croisé aucun village de plus de dix habitants.

    — Vers le Sud oui. Les gens se sont déjà organisés et unis en petits groupes. Bien sûr, il y a eu beaucoup de disparitions, mais il reste encore du monde. Plus vous allez au Nord, plus les gens sont éparpillés et se cachent d’après ce qu’on m’a dit.

    — Qu’est ce qu’il vous est arrivé alors ?

    — Un monstre nous a attaqués, évidemment. J’ai pu le repousser en le traversant de ma lance, mais il avait déjà bondi sur ce pauvre gars.

    — Évidemment ?

 Elle s’écarta légèrement de moi, les sourcils arqués d’étonnement.

    — Quoi, vous n’avez pas rencontré de monstruosité encore ? Pas d’attaque nocturne ? Pas de corps déchiqueté sur votre chemin ?

    — Seulement à Lyon. Depuis, nous nous éloignons rarement des sentiers et entourons le camp de feux qui brûlent toute la nuit. J’imagine que ça doit nous protéger un peu. Mais de quoi s’agissait-il ?

    — Je ne connais pas leur nom. Ils ne doivent pas en avoir. Ils marchent comme les hommes, ils saignent comme eux, mais ils n’en sont pas. Leur corps est noir et visqueux, leurs bras se terminent par des griffes gigantesques aussi dures que de l’acier et, lorsqu’ils hurlent, votre cœur se serre comme s’il allait imploser.

    Je déglutis avec difficulté. Les yeux d’Isandre s’étaient légèrement écarquillés en prononçant ces paroles. Elle semblait être une femme courageuse, sa terreur m’impressionnait d’autant plus.

    — Et vous restez seule dans la montagne malgré tout ?

    Ses joues se creusèrent en d’adorables fossettes. Ma remarque la fit sourire.

    — J’ai du mal à me lier et je n’ai plus personne dans ce monde. Heureusement que, de nos jours, une femme peut se débrouiller seule.

    — Ce n’est pas ce que…

    Elle m’interrompit d’un geste en riant franchement cette fois. Mes yeux tombèrent sur son poignet. Le pentacle luisait d’une énergie cuivrée bouillonnante. Je le désignai du menton.

    — Vous savez ce que c’est ? Elle secoua négativement la tête.

    — Aucune idée. C’est apparu après les explosions de Lumière. Ça et cette étrange faculté de lire dans les esprits. Enfin, jusque là je le pouvais. Mais je n’y arrive pas avec vous.

    — C’est parce que nous bloquons nos pensées. Comme lorsqu’on murmure, que personne ne peut nous entendre. Nous baissons le volume de nos esprits. Mais, si nous le souhaitons, nous pouvons cesser d’utiliser nos cordes vocales et communiquer ainsi. Ce n’est qu’une question de contrôle et de choix.

    — C’est fabuleux… Que s’est-il passé avec la marque sur le poignet de mon ami ? Elle s’est détachée de sa peau et a disparu dans le ciel. Encore un cadeau des explosions de Lumière ?

    — Ces explosions, c’est ce qu’on appelle la Levée du Voile. L’apocalypse dans le langage commun. Oui, c’est lié. J’avais déjà assisté à ce phénomène. Quand une personne marquée par la Levée du Voile meurt, sa marque change d’hôte. Elle se déplace jusqu’à trouver le prochain individu qui la portera et se met à luire de la couleur de son énergie.

    — Vous êtes bien renseigné visiblement. Mieux que moi en tout cas.

    — Nous avons sûrement beaucoup à vous apprendre, oui. Et nous avons sûrement plus de points en commun que vous ne le pensez.

    Je remontai ma manche et lui présentai l’intérieur de mon poignet.

    — Incroyable ! Vous avez aussi cette marque lumineuse. Et elle brille d’une autre façon que la mienne.

    — Elle brille à l’image de votre propre énergie spirituelle. Mais, avant d’entrer dans le détail, une chose me laisse tout de même perplexe. Comment avez-vous pu nous rattraper sur le sentier alors que vous deviez porter un blessé largement plus lourd que vous ?

    — C’est une autre chose que les expl… la Levée du Voile a apporté dans ses bagages je crois. Deux jours après mon Réveil, je me suis rendu compte que je pouvais me déplacer à une vitesse extraordinaire.

    — A quel point ?

    — Je n’ai pas encore croisé un seul animal terrien ou aérien plus rapide que moi.

 

    Nous continuâmes à discuter une bonne partie de la nuit et j’invitai la jeune femme à nous accompagner. Elle accepta sans enthousiasme. J’imaginai qu’il s’agissait de timidité. Intégrer un groupe en cours de route n’est jamais aisé. Pourtant, je voyais en elle une parfaite camarade pour notre périple. Sa connaissance de la faune locale et des montagnes nous serait d’un grand secours, sans aucun doute.

    L’expérience d’Isandre me fascinait. Sa capacité signifiait-elle que les êtres marqués par le pentacle étaient, à présent, dotés de pouvoirs surnaturels ? Je repensai à mes visions et à ma discussion avec Ogora. Mes théories se vérifiaient donc. Ulome avait anticipé la Levée du Voile en révélant des dons que nous aurions développés le moment venu.

    Isandre, elle, n’avait pas rencontré Ulome, mais la Levée du Voile avait fait son œuvre une fois déclenchée. Elle l’avait marquée et lui avait donné accès à de nouvelles capacités. La question restait pourtant de savoir s’il s’agissait réellement d’une marque qui désignait, comme le sous-entendait l’Apocalypse de Jean, un « peuple élu ».

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