III.

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    Nous venions de passer le pont qui enjambait la Saône. L’eau du fleuve était pourpre, aussi terrifiante que le ciel figé au-dessus de nos têtes. Je levai les yeux vers la colline qui se rapprochait. La basilique s’était effondrée en partie sur elle-même et une végétation, déjà dense, commençait à la recouvrir. La statue éclatante de la vierge était encore debout. Dans sa sublimité, elle reflétait le sang du ciel et donnait l’impression d’avoir revêtu une robe sépulcrale pour nous dire adieu.

    Je n’avais encore rien dit de ce que j’avais pu apprendre de mes visions, si ce n’est ma décision de partir ainsi que la destination que j’avais pu entrevoir. Ogora avait relayé mes consignes avec une efficacité surprenante, regroupant tous ceux qui étaient prêts à quitter Lyon avec nous. Ils avaient constitué des petites remorques à l’aide de morceau de métal et de bois ramassés dans les rues puis avaient organisé des sorties dans la ville pour constituer des stocks de vivres. En quelques jours, tout était prêt.

    Certains des membres du Domaine Occulte avaient décidé de nous abandonner, préférant partir à la recherche de leurs familles. Je ne leur en voulais pas, mais je n’arrivais pas à m’empêcher d’en être attristé. De nombreux amis avaient disparu lors de la Levée du Voile et ces défections nous affaiblissaient encore. Sans compter que, dispersés, j’avais peur qu’ils ne survivent pas face à la nouvelle hostilité qui régnait dehors. Nous étions donc une vingtaine de personnes à prendre la route ; cinq d’entre nous seulement étaient marqués par le pentacle.

    Ogora marchait à côté de moi. Nous étions les seuls à posséder un pouvoir actif pour défendre le cortège. J’avais accroché ma lourde épée dans mon dos et mon amie avait veillé à ce que chaque voyageur soit armé. Le monde avait changé, profondément, et était devenu dangereux. L’entrainement que j’avais dispensé toutes ces années à mes apprentis serait-il suffisant ?

    — Dis-moi Ogora, tu ne trouves pas étonnant qu’Ulome ait toujours autant insisté pour que nos membres soient formés au combat ? Je veux dire, lorsque j’ai créé le Domaine Occulte, c’était à la base pour donner un lieu d’asile aux êtres magiques et les aider à développer leur spiritualité. Mais Ulome a toujours été là, il m’a aidé, et m’a insufflé ce besoin impérieux de savoir se défendre. J’ai l’impression que, petit à petit, il m’a dépossédé du Domaine Occulte et en a fait quelque chose qui ne me ressemble pas.

    — Je ne pense pas que tu doives regretter la direction prise par le Domaine Occulte. Ulome t’a peut-être utilisé, mais tu en as quand même fait quelque chose de bien.

    — Je n’en suis pas persuadé. J’ai servi les intérêts d’Ulome.

    — Il est évident qu’il savait beaucoup de choses sur ce qu’il se passerait. Je pense qu’il n’a jamais envisagé que le Domaine Occulte ne lui soit plus dévoué et qu’il a placé toutes ses forces pour s’en faire une armée. Il a confié un don, voire plusieurs, aux membres initiés du Domaine. Il a fait de certains membres des soldats aux pouvoirs d’attaque dans le but, j’imagine, de le défendre lorsque viendrait la Levée du Voile. Souviens-toi de Diane par exemple.

    — Ou de nous.

    — Ou de nous, effectivement. Il a fait de moi une élémentaliste du feu et t’a donné la capacité de foudroyer tes ennemis. À terme, il imaginait sûrement que nous serions ses bras armés.

    — Et il a fait ça grâce à l’énergie de la Bête.

    — Mais au final, il n’a pas passé de longs mois, de longues années, à enseigner comme Raiden et toi l’avez fait. Penses-tu qu’il nous a corrompus seulement par la transmission de ces dons ?

    Je secouai la tête, la gorge serrée. Ogora était une amie et, de fait, elle me secondait à présent. Elle devait en savoir un maximum, même si cela me coûtait d’en parler.

    — Je ne le crois pas. Je crois qu’il a simplement anticipé, comme les Descendants d’Eren, sur ce que la nature avait prévu. J’ai la certitude que, même sans son intervention, ces pouvoirs nous seraient échus, un jour.

    Je m’écartai du chemin, entraînant Ogora avec moi.

    « — Tu avais raison, nous devons en apprendre d’avantage sur ce qu’il s’est passé. J’ai utilisé mon pouvoir pour revivre les dernières heures de Raiden.

    — Ho, Raven… Elle attrapa doucement mon bras, ses yeux émeraude s’emplirent de larmes.

    — J’ai vécu sa captivité, les tortures qu’ils lui ont infligées, les…

    Je mordis ma lèvre jusqu’au sang pour me donner une contenance. Je refoulai mes larmes tant bien que mal et repris.

    « En plus de quelques Descendants d’Eren classiques, des espèces de prêtres étaient avec elle. Ils étaient différents de ceux que l’on a croisés jusque là. L’Ouroboros qui enserre leur poignet à tous était également tatoué sur leur front, à la place du troisième œil. Ils avaient l’air de posséder une grande connaissance sur la Levée du Voile et de ce qu’elle impliquait.

    — Ils ont dit quelque chose à Raiden ? Tu as pu en savoir plus alors ?

    — Ils parlaient entre eux. Mais Raiden les a beaucoup écoutés, au début. Voilà ce que j’ai pu comprendre. Toutes les attaques que nous avons essuyées au Domaine avaient pour but d’accéder à ce qu’ils appelaient « la brèche ». Des brèches fermées existaient partout dans le monde, leur but était de les ouvrir toutes en même temps. Elles étaient, en quelque sorte, les portes par lesquelles pourrait se déverser l’énergie propre de la planète. La magie du changement et de l’évolution destinée, un jour, à recouvrir la Terre pour que tous les êtres vivants accèdent à un nouvel état de conscience. Tu te souviens que ces attaques ont cessé du jour au lendemain, juste avant la Levée du Voile ? C’est parce que leurs prêtres ont découvert que le Domaine Occulte n’était pas sur la brèche qu’ils voulaient ouvrir. Ils avaient été trompés par la présence de la Bête.

    — C’est cette énergie ancestrale que gardait Ulome dans son labyrinthe, n’est-ce pas ?

    — La Bête devait préserver les brèches d’une ouverture anticipée, mais également servir de clé pour l’utilisation de ces brèches le moment venu. J’ignore comment, mais Ulome avait déplacé la Bête de son emplacement initial pour se l’accaparer. Voilà comment cette énergie s’est retrouvée sous les fondations du Domaine. Quand les Descendants ont localisé la Bête, ils en ont conclu que la brèche s’y trouvait également. Mais, en vérité, elle était libre d’accès, sans gardienne pour la défendre. A cause d’Ulome.

    — Celle-ci oui, mais les autres brèches ?

    — La clé pour déclencher la Levée du Voile était un sacrifice fait par la Bête sur chaque brèche. Les Descendants d’Eren ont trouvé le moyen de neutraliser les Bêtes ; la Bête devrais-je dire, puisqu’il ne s’agit que d’une seule entité éclatée à travers le monde. Ils ont pu consacrer des lames avec son énergie et procéder aux sacrifices. Toutes les brèches ont été ouvertes. Dont l’une par le sang de Raiden.

    La jeune femme baissa la tête. Je savais qu’elle aimait profondément Raiden. C’était une amie fidèle. Je m’apercevais, pour la première fois, qu’elle aussi était frappée par le deuil. A cet instant, je me sentis si proche d’Ogora que j’eus envie de l’étreindre. Elle partageait ma peine. Je jetai un œil sur nos amis qui continuaient d’avancer. Ils avaient, eux aussi, perdu Raiden. Elle avait été leur initiatrice, à tous.

    — Raven, ils sont bien plus puissants que nous ne pouvions l’imaginer. Les Descendants d’Eren… Ce n’est pas simplement une secte influente. C’est une véritable organisation.

    — Et maintenant que nous évoluons dans leur monde, qui sait ce qu’ils nous réservent.

 

***

 

    Mahé s’était installé sous un arbre, en retrait des autres. Il regardait les étoiles, son esprit semblait voguer parmi elles. Je m’installai à côté de lui. Il ne bougea pas, mais sa mâchoire se décrispa. Comme s’il faisait un effort démesuré pour ne pas communiquer par la pensée, il articula quelques mots.

    — Le ciel me fait moins peur la nuit.

    — C’est vrai qu’il est plus rassurant qu’en journée.

    Je levai les yeux à mon tour. La voie lactée traversait la profondeur glacée des cieux. On la distinguait très nettement. C’était la première fois que je voyais une si belle nuit. Le Nouveau Monde nous offrait au moins cela, des ténèbres parfaites. La disparition de la technologie avait entrainé la disparition de la pollution lumineuse. Lyon était dernière nous. Nous ne la distinguions pas. Nous ne la devenions même pas, si on faisait abstraction des lierres bleus qui palpitaient mystérieusement dans les airs.

    Il s’agissait de notre nouvelle réalité. Celle qui faisait disparaître les vieilles mégalopoles quand le soleil se couchait, les remplaçant par une nature vibrante et, parfois, lumineuse.

    — Ayhan aurait adoré ce ciel Mahé.

    — Merci. Il posa sa main sur la mienne, pressant légèrement mes doigts dans les siens. Raiden aussi.

    La campagne était fraîche ce soir là, le croissant de lune presque aveuglant au-dessus de l’horizon. Des arbres gigantesques avaient poussé chaotiquement dans les plaines agricoles. J’essayais de reconnaître les espèces, mais rien ne m’était familier. Je crus voir un genre de baobab inconnu ainsi que des séquoias. Était-il possible que ces espèces cohabitent ? Raiden aurait pu me le dire, elle. Je l’imaginai s’émerveillant devant cette flore extraordinaire. Le paysage avait retrouvé un caractère sauvage, perdu des millénaires auparavant avec le développement de l’Homme. Il lui aurait plu, c’était certain.

    — Raven, est-ce que tu penses que nous reproduirons nos erreurs ?

    — Je ne comprends pas.

    Mahé me fixa intensément de ses yeux bleus. La clarté pâle de l’astre lunaire se reflétait sur son visage élégant. Il allait un peu mieux, malgré la profonde mélancolie que je devinais dans sa voix.

    — Les Hommes. Ceux qui vivent encore. Une fois passé le choc, ils s’organiseront. Est-ce que tu crois qu’ils pourraient en profiter pour reconstruire un monde différent ?

    — Je l’ignore mon ami.

    — Quand on voit à quel point la nature s’est développée… Il y a sûrement un sens à tout cela. Des villes gigantesques disparaissent, entièrement englouties par ce qu’on considérait comme des forêts tropicales autrefois ; de nouvelles espèces animales apparaissent, largement armées pour nous faire face… Mais nous trouvons toujours un moyen n’est-ce pas ? Notre instinct destructeur l’emporte toujours. Est-ce que ces plaines sauvages sont éphémères ? Dans quelques années, ces arbres splendides auront-ils été abattus pour que nous puissions, à nouveau, cultiver intensivement afin de nourrir d’innombrables êtres humains ?

    — Je ne crois pas. La Levée du Voile, même si elle est survenue plus tôt que prévu, a voulu rééquilibrer les forces. Et je crois que ceux qui ont survécu n’ont pas subi que des changements mystiques. L’esprit humain ne fonctionne plus tout à fait comme autrefois.

    — Nous serions meilleurs ?

    Je m’arrêtai de le regarder, un instant, pour faire face à la beauté de ce Nouveau Monde. Je ne pouvais imaginer ce tableau abimé. Raiden ne l’aurait pas supporté.

— Je me plais à le croire, oui.

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