II.

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    Le premier jour, j’avais arpenté les rues pendant plusieurs heures. Le ciel était en feu, d’un rouge profond, et le vent ne soufflait pas sur les nuages figés au-dessus de nos têtes. Lyon avait pris le visage fantomatique de l’immensité frappée par la mort. Beaucoup d’immeubles avaient été détruits, certains partiellement, d’autres totalement.

    Le crayon gigantesque, particularité architecturale de la cité, avait été amputé d’un quart de sa hauteur. Il trônait là, témoin mutilé, au milieu d’autres ruines, pointé douloureusement vers le ciel écarlate. Les autres buildings avaient moins bien résisté. Le bitume des routes avait éclaté. Et, contrairement à ce que j’avais cru au début, un nombre incalculable de personne étaient mortes. Ou, tout du moins, étaient portées disparues.

    Tous ceux avec qui j’avais parlé avaient la même version : une lueur intense, une stase étrange, et la disparition inexpliquée des proches lors du Réveil. Le cauchemar recouvrait ma réalité.

    Dans les rues, certains survivants erraient sans but. D’autres, plus réactifs, s’organisaient. On entendait, parfois, des vitrines se briser. Des pillages avaient sûrement lieu un peu partout. Et, plus rarement, des rugissements éclataient. Suivis de hurlements. Vraisemblablement, les monstres rencontrés à l’hôpital chassaient.

    J’étais finalement rentré, abattu, avec la peur de ce que je devrais bientôt accomplir. Me mettre en transe. Revivre les derniers instants de Raiden, pour essayer de mieux comprendre. Peut-être, aussi, avec l’espoir de retrouver les responsables de toute cette horreur.

    Je fixais mon poignet. Le pentacle dégageait une force tranquille, vibrant au rythme des battements de mon cœur. Son intensité variait en fonction de mes pensées mais restait de la même couleur, le bleu indigo de ma propre énergie. Je ne pouvais m’y tromper car la signature d’une énergie, sa vibration, est unique, comme le sont des empreintes digitales.

    Pourquoi cette marque ? Que s’était-il passé au moment de la mort d’Ayhan ? Plusieurs membres du Domaine portaient ce pentacle depuis la Levée du Voile et nous étions tous capables de communiquer par télépathie. La flore envahissait les ruines de la ville à une vitesse vertigineuse et toute trace de technologie avait disparu.

    La pièce était plongée dans la pénombre, éclairée ça et là par de petites bougies posées sur les tables. Accoudé à l’imposant bar en marbre, je buvais un whisky sans trop y penser. Mon royaume endeuillé. Je me sentais comme un roi impotent, mis en échec. Je portai les yeux sur le fond de l’Antre des Maudits, le sous-sol du Domaine. Les Descendants d’Eren n’étaient pas venus. Étrangement.

    Mahé était allongé sur un matelas, à moitié conscient.

    Ses larmes l’avaient épuisé. Deux jours sans manger avec, pour seul repos, des fractions de sommeil agité. Il devrait rapidement se ressaisir avant d’être trop faible pour vivre.

    Cependant, comment le convaincre alors que je mourrais d’envie de faire comme lui ? Comment continuer de vivre sans l’être aimé ? Le vide laissé par la disparition d’Ayhan et de Raiden emplissait tout l’espace de nos nouvelles vies. Nous étions aveugles, perdus et amers.

    Ogora s’approcha de moi, le sourire aux lèvres. C’était une jeune femme pétillante, toujours pleine de joie et d’optimisme. Ses longs cheveux roux cascadaient autour de son visage comme un panache de feu qui rehaussait des yeux verts rieurs.

    — Tout le monde est sur le qui-vive depuis deux jours Raven, mais je ne crois pas que les Descendants d’Eren viendront. Ce qui était caché dans le labyrinthe n’était peut-être pas si important pour eux. On devrait penser à la suite maintenant ; trouver des explications aux marques sur nos poignets ; tenter de comprendre ce Nouveau Monde.

    Mes yeux la scrutaient mais je restai sans réaction. Je ne l’avais jamais vue comme une décideuse. Ogora était la bonne amie ; capable de remonter le moral des troupes ; efficace en première ligne ; mais incapable, jusque là, de penser les choses de façon globale. La nécessité faisait loi visiblement.

    — J’ai cherché dans la bibliothèque. Nous avions une version de l’Apocalypse de Saint-Jean.

    La jeune femme se hissa sur le comptoir en marbre et agita un livre peu épais sous mes yeux.

    — Voyons, ce livre n’est qu’un mythe Ogora. Je ne crois pas qu’on puisse s’en tenir à un quelconque ouvrage pour expliquer ce qu’il s’est passé.

            — Peut-être que tu as raison. Mais l’Apocalypse est décrite dans beaucoup de dogmes et de nombreuses informations se recoupent. Certains disent que les prophètes d’autrefois avaient des visions et ont tenté de les retranscrire alors qu’ils perdaient l’esprit face à cette Levée du Voile. Raven, l’un de tes dons est précisément un don prophétique. Ce n’est pas insensé de penser que d’autres l’ont eu avant toi. Et puis, il y a des choses qui résonnent en moi de façon particulière.

    — C'est-à-dire ?

    — Depuis notre éveil, je sais des choses. Comme si je possédais, en moi, une espèce de savoir inné. Et certains passages de ce livre me font un drôle d’effet. Par exemple, dans l’Apocalypse, il est question de douze peuples de douze-mille élus marqués du sceau divin.

    — Le sceau divin ? Allons, tu n’es pas sérieuse.

    — Ce n’est peut-être pas celui que nous aurions imaginé mais, Raven, regarde-le donc ! Elle m’avait attrapé le poignet et avait collé son propre pentacle au mien. Leurs lumières semblaient s’embrasser, palpitant à l’unisson. Elle continua.

    — Je suis persuadée qu’il s’agit de ce sceau. La marque d’une des tribus élues.

    Je tentai de me dégager sans conviction. Mes yeux étaient à nouveau absorbés par la magie qui coulait dans mon pentacle. La jeune sorcière avait raison. Sans aucun doute.

    — D’autres passages ont-ils attirés ton attention ?

    — Il y a un moment où il décrit l’absence de vent sur la Terre, et puis un combat antique d’un dragon et de la descendance de « la femme ». Ensuite, il y a l’incarnation de deux Bêtes, mais le texte est si confus qu’on ne peut rien en tirer. Enfin, j’espère que ce n’est pas une description réelle car il s’agirait, je cite, d’une bête à sept tête et à dix cornes issue de la mer et d’une autre issue de la terre telle un agneau mais avec deux cornes et parlant le langage de la première. De quoi faire froid dans le dos.

    — J’ai souvenir que la deuxième est considérée comme un faux prophète, ou un groupe de faux prophètes, qui marque les gens à la main ou au front.

    — Bon, on s’égare peut-être. Mais il y a des choses à prendre. Ou alors trouvons une autre direction pour chercher. Mais réagissons !

    Je laissai Ogora perchée sur le comptoir et traversai lentement la salle. Donner un sens à tout ça. Donner une direction aux membres du Domaine. Ma mission se trouvait-elle là à présent ? Raiden avait chassé Ulome, elle avait repris les choses en main, elle avait décidé de tout. Elle avait même fait appel à un Descendant d’Eren pour arriver à ses fins.

    Je m’accroupis un instant devant Mahé. Ma main se posa sur son front brûlant. Ses yeux remuaient sous ses paupières. Sa peau dorée avait perdu de son éclat et ses cheveux noirs, trempés de sueur, ondulaient autour de son visage. Pauvre enfant entouré de morts depuis son plus jeune âge.

    Je me relevai et parcourus les derniers mètres jusqu’à l’entrée du labyrinthe. Elle avait été scellée par Raiden. Une barrière de racines épaisses masquait l’ouverture. Je passai ma main sur l’amas végétal. C’était elle l’héroïne. C’était elle qui savait les choses. Elle avait tout anticipé. Elle avait tout prévu dès lors qu’elle avait touché l’énergie de la Bête.

    Pourquoi les Descendants d’Eren n’étaient-ils pas revenus ? Comment avaient-ils pu provoquer la Levée du Voile sans accéder aux dédales d’Ulome ? L’incarnation de la Bête, annoncée par l’Apocalypse, serait-elle inévitable ? Notre place était-elle encore au Domaine Occulte ?

 

***

 

    Je passai nerveusement mes mains osseuses sur ma nuque. Je me perdis un instant dans la contemplation de mes phalanges. J’étais tendu. J’avais chassé tout le monde et m’étais allongé sur le sol de la bibliothèque. « Le Coin des Érudits », comme nous l’appelions officiellement. Je respirais profondément. L’odeur des livres, rassurante, emplissait l’atmosphère.

    Je fermai les yeux et plongeai en moi. Me connecter avec le pouvoir, le sentir m’envahir. Mon esprit sembla se frayer un chemin dans un épais brouillard. Les volutes puissantes tentaient de me repousser, mais mes yeux intérieurs commençaient à voir des tâches colorées et des formes mystérieuses.

    Le monde changeait de forme et un chemin étoilé se dessinait sur une carte. Les tours hautes s’élevaient au-dessus d’un fleuve carmin et placide. Un dragon flamboyant traversait le ciel et se posait sur la muraille. Des processions de gens avançaient sur des chemins ensablés, venant de toutes les directions du monde, alors qu’une neige de  sang les recouvrait petit à petit. Sur leurs poignets, des pentacles de toutes les couleurs brillaient intensément.

    Tous murmuraient inlassablement que nous devions nous réunir. Leur appel était comme un envoûtement.

 

    J’ouvris les yeux. Le plan se redessina avec clarté dans ma tête. Mes visions étaient prophétiques lorsqu’il s’agissait de l’avenir. Il m’appartenait de les interpréter et, plus les évènements à venir étaient incertains, plus les visions étaient symboliques et mystérieuses. Ici, le chemin à suivre était apparu très nettement. Il était probable que l’endroit où nous devions nous rendre avait déjà son importance dans le présent.

    Je soufflai profondément. Le plus difficile restait à faire. Ogora avait raison, il fallait comprendre ce Nouveau Monde. Me replonger dans le passé n’était pas, en général, susceptible d’interprétations. Les évènements qui s’étaient déjà déroulés étaient ancrés dans le temps. Mes visions devenaient alors très claires, comme si j’assistais à un film.

    Ce pouvoir me déprimait. Mon deuxième don, la faculté de produire des éclairs, était beaucoup moins complexe. Avec lui, je ne me torturais pas l’esprit. Pourtant, mes visions avaient leur utilité.

    Les derniers moments de Raiden étaient de toute évidence le point de départ. J’étais donc résolu à les revivre. Mais les retranscrire me paraît insupportable.

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