Témoignage – Premier Volume – Raven

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I.

 

    L’amertume est un puissant moteur pour certains. Le désespoir, en compagnon fidèle, donne parfois l’impulsion nécessaire pour avancer. J’ai raté beaucoup de choses dans mon ancienne vie. Et mes rares bonheurs m’ont été arrachés. Si mon existence n’a plus aucun sens, si le néant s’empare peu à peu de mon âme, alors puissè-je témoigner de mes errements afin de guider les prochaines générations.

    En ce premier jour du Nouveau Monde, j’entame mes confessions. Et je m’y tiendrai. Pour laisser une trace. Pour notre humanité.

 

    Raiden avait-elle une vague idée de tout l’amour que je lui portais ? Savait-elle seulement que sa disparition me damnerait à jamais ?

    Mon don ne m’aura pas été d’un quelconque secours. Je n’ai pas su voir ce que Kami a vu des années auparavant. Il nous avait prévenus, et cela n’a rien changé. Nous avons fait les mauvais choix. J’ai fait les mauvais choix, persuadé que mon pouvoir sauverait Raiden. Mais mes visions se sont manifestées bien trop tard. Uniquement pour me laisser assister, impuissant, au spectacle d’une mise à mort. La mise à mort de mon âme sœur. Destin sadique. Elle a été sacrifiée pour donner naissance au Nouveau Monde, mais je suis responsable de ne pas l’avoir protégée.

 

    Mes souvenirs sont vagues. Les derniers moments de l’Ancien Monde me paraissent irréels. Les visions se sont imposées à mon esprit, pour m’arracher le cœur, me montrer quelle fin le sort avait réservée à Raiden. Puis, une lumière opalescente a débordé du sol. D’abord là où le sang de Raiden avait été versé, une explosion aveuglante, puis un peu partout sur Terre. Aux quatre coins du Monde, la lumière, dans une détonation assourdissante, s’est déversée pour nous engloutir tous.

    Combien de temps suis-je resté là, ainsi suspendu, entouré par la lumière fourmillante ? Impossible de le savoir. J’ai pensé être mort. Je l’ai souhaité ardemment. Peut-être fusse le cas pendant un instant ? Mais ne subsiste aucune certitude. Seuls les souvenirs de sensations sont restés. Confus mais impérieux. Comme dans un rêve. Cette impression de flotter, de se confondre avec la lumière, cette énergie pure. L’énergie de la planète qui nous transformait, s’insinuant dans chacune de nos cellules pour nous façonner, pour nous corriger.

    Au bout de quelques secondes, ou après une éternité, la lumière a diminué. Toujours là, mais plus distante. Sa chaleur apaisante quittant peu à peu mon corps. Mes membres redevinrent consistants. Mon sang tambourina à mes tempes. Le sol se confondait avec mon visage. J’étais vivant. Évanoui dans le sous-sol du Domaine Occulte, mon établissement.

    — Raiden a été tuée.

    — Raven ?

    Mahé se relevait péniblement. Tout autour de nous, les membres du Domaine Occulte reprenaient conscience. Il s’agrippa à moi. Mes larmes roulaient sans que je n’y prenne garde. Mon ami me serrait douloureusement l’épaule, également écrasé par la peine.

    — Ce sont les Descendants d’Eren. La Levée du Voile. C’était ça. Ils ont assassiné Raiden pour accomplir leur rituel. Ils l’ont tuée. Ils vont sûrement revenir. Il faut s’organiser. Nous devons réa…

    — Raven. Attends. Ayhan est seul à l’hôpital. Je ne peux pas le laisser là-bas.

    Je le fixai. Ayhan. Son amour à lui. Ma douleur s’intensifia. Mon cœur était à vif. Raiden envahissait chacune de mes pensées et se rappelait encore plus douloureusement lorsque Mahé évoquait Ayhan. Comment survivre, ici ou ailleurs, sans Raiden à nos côtés ? Comment seulement l’envisager ? Mahé devait retrouver Ayhan. Il le pouvait, lui.

    — D’accord. Je vais t’accompagner. Les autres, organisez-vous. Il faut que tout soit prêt pour recevoir les Descendants d’Eren.

 

    Lorsque nous sommes sortis du Domaine, pendant un court moment, nos esprits ont semblé basculer dans la folie. Le ciel était devenu carmin et les nuages faits de cendres. Les rues étaient désertes, la plupart des bâtiments effondrés, et le bitume avait éclaté de toute part. Partout, la nature semblait avoir repris ses droits. D’énormes racines éventraient le sol, de gigantesques plantes croissaient à vue d’œil et des lierres luisants et immenses s’étalaient lentement sur les façades des immeubles. Quelques heures suffiraient pour qu’une canopée surnaturelle engloutisse totalement les ruines de la splendide cité de Lyon.

    La Levée du Voile avait bien eu lieu. Les Descendants d’Eren avaient provoqué l’Apocalypse et notre fin à tous était imminente. Je n’avais qu’une envie, m’assoir et attendre que tout se termine. Je m’imaginai un instant, allongé sur le sol, recouvert peu à peu par les herbes folles, avalé par la planète. Le calme reviendrait. Définitivement.

    Mais Mahé s’élança, cédant à la panique. Je lui emboitai le pas, bien décidé à l’aider. Je pleurerai Raiden plus tard. Je crois que je ne réalisais pas vraiment. Pas encore. Nous avons couru ainsi pendant plusieurs centaines de mètres jusqu’à ce qu’il s’arrête brusquement.

    — Où sont-elles ?

    — De quoi parles-tu ?

    — Les voitures. Raven, où sont-elles ? Il n’y a aucune voiture.

    — Je crois que tu te trompes. Regarde !

    Un peu partout, des masses informes et colorées jalonnaient l’asphalte défoncé. Elles avaient fondu. On reconnaissait vaguement leur forme par l’emplacement des pneus ou par quelques antennes qui dépassaient un peu de la bouillie métallique. Aucun doute n’était permis.

    Je regardai tout autour de nous et compris. Ou plutôt, je sus. Comme si l’information était déjà connue de mon esprit. Tous les objets qui symbolisaient notre monde semblaient avoir fondu. Là où se trouvaient les lampadaires, des espèces de flancs métalliques s’affaissaient mollement. A l’intérieur d’une boutique hi-fi, des coulures noires, vraisemblablement d’anciennes télévisions, avaient recouvert le sol et les présentoirs.

    Je n’avais pas besoin d’en voir plus. J’avais la certitude que la totalité du monde moderne avait connu le même sort.

    Mahé m’attrapa la main alors que je me perdais dans mes pensées. Il s’était ressaisi. L’urgence dans ses yeux me bouleversa. Le monde autour de nous venait de se transformer violemment, mais sa seule obsession était Ayhan. Toujours. Et je le comprenais tellement. Il tira un peu sur mon bras et nous reprîmes notre course.

 

***

 

    Mon ami s’engouffra dans la première allée de l’hôpital. J’étais sur ses talons. Un hurlement nous stoppa net. Il était lointain. Mais inhumain. Plein de souffrance et de terreur.

    — Pourquoi n’y a-t-il personne dans les couloirs ? On dirait que tout le monde a disparu, chuchota-t-il à mon attention.

    J’aperçus, au loin, quelques ombres passer discrètement.

    — Non, il y a du mouvement. Les gens doivent être perdus… Attends, je vais vérifier quelque chose.

    Je passai ma tête dans la chambre la plus proche. Elle était vide. Tout le matériel médical qui s’y trouvait avait fondu. Je rebroussai chemin, quelques mètres en arrière, et examinai de plus près l’accueil du bâtiment. Les ordinateurs, les téléphones, les imprimantes… Rien. Il n’y avait plus rien. Tout s’était transformé en liquide métallique, et de discrètes racines perçaient lentement les murs, les sols et les plafonds.

    — Plus rien ne fonctionne. Ici aussi, la technologie semble avoir rendu l’âme.

    — Allons trouver Ayhan et partons d’ici. Pitié.

    Mahé passa à nouveau devant. Nous progressions lentement. Le ciel incarnat projetait des lumières fantomatiques dans l’immeuble. La vision était cauchemardesque. Des grincements sinistres emplissaient les couloirs. J’attrapai le médaillon accroché à mon cou et récitai une prière de protection. Un nouveau cri, plus strident et plus proche, nous fit sursauter. « Presse le pas Mahé. »

    Nous arrivions à un coude quand un crissement lugubre nous figea. C’était tout proche. Derrière le virage. Un deuxième crissement. Je tendis l’oreille. Un raclement. On tirait quelque chose sur le sol. Laborieusement. Mahé m’interrogea du regard. Quelque chose nous attendait dans l’ombre rougeoyante du prochain couloir.

    — Utilise ton don Mahé !

    Le garçon baissa la tête, concentré. Je pouvais imaginer son esprit projeté au loin, observant ce qui était caché à nos yeux. Sa peau, couleur caramel, frissonna et sa respiration s’accéléra. Ses paupières se soulevèrent, laissant apparaître ses iris recouverts de givre bleu.

    — Raven. Recule doucement.

    — Pardon ?

Une silhouette était sortie des ombres. Un énorme chien, aussi grand qu’un homme, et aussi large qu’un taureau.

    — Recule, sans geste brusque.

    Un corps était allongé sous ses pattes énormes. Un corps humain. L’animal tourna la tête vers Mahé. Sa truffe était ensanglantée, son pelage gris aussi, et ses yeux enragés. Il ne s’agissait pas d’un chien. Je n’avais jamais rien vu de semblable. Deux énormes canines dépassaient de sa lèvre inférieure, menaçantes, et ses pattes étaient aussi grosses que ma tête. Il grogna nerveusement. Il était sur le point d’attaquer. Je fis un pas en arrière, lorsque des bruits de griffes claquèrent derrière moi. Du coin de l’œil, j’aperçus deux autres monstres au pelage sombre. Aussi énormes et agressifs que le premier. Nous étions coincés.

    — Raven, le sang sur sa gueule… Je crois qu’il a dévoré l’homme qui est au sol.

    — Bon. Pas de panique. Il y en a deux derrière nous, et un seul devant. Autant poursuivre. De toute façon, c’est le chemin pour retrouver Ayhan. Je vais compter jusqu’à trois et tu projetteras ton énergie sur ceux qui sont derrière moi. Je m’occuperai de celui qui nous barre la route. Quand j’arrive à ton niveau, tu te mets à courir. Compris ?

    — Je vais m’évanouir.

    — Un… Deux… Trois !

    En un clin d’œil, j’avais bondi pour rejoindre Mahé. Le chien qui était tout proche fut percuté de plein fouet par mon énergie, alors que mon compagnon envoyait des vagues de lumière sur les autres. Arrivés au bout du couloir, je me tournai vers eux et projetai de puissants éclairs dans leur direction. Les gerbes d’étincelles, aveuglantes, firent s’écrouler une partie du plafond sur les animaux.

    Nous détalâmes, les laissant sonnés, à moitié recouverts par les décombres. Pas la peine de s’attarder, ils étaient peut-être bien plus nombreux dans les environs.

    La chambre d’Ayhan, enfin. Mahé s’engouffra dans la pièce. Je refermai derrière moi.

    Ayhan était allongé sur son lit. Tout ou presque avait fondu dans sa chambre. Un filet de sang coulait de son nez. Il était mal en point.

    — Ayhan ! Chéri ! Mon Dieu… Raven, fais quelque chose. Pitié !

    — Chut. Ce n’est rien, balbutia le malade.

    Il leva la main pour caresser les cheveux de Mahé. C’est là que je le vis. Le pentacle luminescent, au creux de son poignet gauche. Ayhan n’avait pas de tatouage, jusque là. J’étais formel. L’énergie que dégageait cette marque était surnaturelle. Je le sentais. Je baissai les yeux vers ma main. Le pentacle était aussi apparu au creux de mon poignet, brillant d’un bleu profond et magnétique.

    — Mahé. S’il te plait. Je sens que je pars.

    Il parlait avec difficulté, ses mots butaient, se mélangeaient.

    — Écoute mon Amour. Quand je ne serai plus là, tu devras avancer sans me regretter. Je sens que je vais être bien, là où je vais. Je m’y prépare depuis longtemps. C’est une délivrance pour moi. Tout va bien. Promets-moi de ne pas être triste. S’il te plait. Je t’aime…

    — Je te le promets mon chéri.

    Pendant plusieurs minutes, mes amis se regardèrent sans rien dire. Pourtant, il semblait que quelque chose se passait entre eux. Quelque chose dont j’étais exclu, des mots informulés qui n’appartenaient qu’à eux. De la télépathie. Je ressentis au plus profond de moi qu’il s’agissait de télépathie. Je le savais, inexplicablement, et ce moyen de communiquer serait dorénavant normal.

    Les yeux d’Ayhan se refermèrent. Le saignement s’intensifia quelques secondes, puis s’arrêta doucement. C’était terminé. Mes jambes tremblaient. Je m’adossai au mur. Besoin de souffler. Raiden. Maintenant Ayhan. Je ne pouvais tout simplement pas y croire. L’enfer s’abattait sur cette Terre.

    Une lueur s’éleva du poignet d’Ayhan. Le pentacle s’était mis à briller jusqu’à en devenir aveuglant. Un sifflement montait au fur et à mesure que la lumière s’intensifiait. Puis elle se mit en mouvement. Comme une projection d’énergie, mais plus lente et plus rayonnante. Elle se déposa lentement sur le poignet de Mahé, et diminua jusqu’à n’être plus qu’un tatouage légèrement phosphorescent. Mahé regarda le poignet du défunt, à nouveau vierge de toute marque. Je compris alors. A présent, Mahé aussi était marqué.

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