VI.

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    — Cesse donc de remuer Tiass.

    Syrine appliquait, avec précaution, un baume sur mes blessures. Une amie à elle, Raiden, lui avait appris à le fabriquer lorsqu’elle vivait encore en France. Elle m’avait souvent parlé de ses amis, en France. J’avais l’impression de les connaître. Je sentis immédiatement mes plaies se refermer et la douleur diminuer.

    — C’est impressionnant. Je ne sens presque plus rien.

    — Pratique n’est-ce pas ? Il faudra en mettre régulièrement jusqu’à ce que nos blessures aient totalement disparu.

    Elle s’installa à côté de moi et entreprit de recouvrir ses propres mutilations. Sa peau était abimée par des déchirures sauvages et souillée de sang séché.

    — Les vampires ne sont pas censés avoir des crocs acérés ?

    — Ce sont des contes Tiass. Oublie la littérature d’autrefois. Ce que nous connaissons, depuis la Levée du Voile, n’a rien à voir avec nos superstitions d’antan.

    Anna plongea la main dans le pot de mixture installé devant Syrine. Elle se comportait naturellement, comme si le passé n’avait pas existé.

    — Elle a raison. Sergeï et ses amis n’ont rien à voir avec Dracula. Lorsqu’ils veulent notre sang, ils arrachent notre peau sauvagement avec tout ce qu’ils ont sous la main. » Elle remonta sa jupe en coton, révélant des jambes meurtries. Des lacérations au couteau, des griffures, des morsures, et d’autres marques barbares les recouvraient. « Il n’y a rien de propre ou de romantique dans leur comportement. Pas de longues canines pour nous épargner une douleur superflue. Ils n’ont pas besoin de se nourrir. Ils nous volent sang et magie uniquement pour augmenter leur propre pouvoir. Le soleil ne les brûle pas, même s’il les affaiblit, et ils ne volent pas, ni se transforment en chauve-souris. En tout cas, pas à ma connaissance.

    Kami était resté en retrait. Ses manches relevées laissaient voir sa peau blanche enduite d’onguent. Mes compagnons avaient été dévorés par les vampires. Littéralement. J’avais presque eu de la chance, finalement.

    — Nous pourrons donc reprendre la route Tiass ?

    Les yeux gris de mon mentor s’étaient posés sur moi, réprobateurs. Je n’avais pu chevaucher bien longtemps. Cracovie avait bien résisté à la Levée du Voile et ses rues et bâtiments n’avaient pas totalement disparu sous la canopée envahissante née de l’Apocalypse. Notre progression fut donc assez aisée. Mais ma tête était devenue insupportable de douleur. J’avais été incapable de poursuivre. Cracovie était encore visible au loin. Kami était inquiet. Le ciel s’assombrissait, troquant son manteau rouge pour des ténèbres plus inquiétantes.

    — Oui. Ça ira.

    — Bien. » Il se tourna vers l’horizon. C’était un homme exigeant. Il ne laissait rien passer. Aucune faiblesse. Jamais. « Ils sauront bientôt qu’Anna nous a libérés.

    L’intéressée posa la main sur l’épaule du sorcier.

    — Ils ne nous poursuivront pas. Et, si je me trompe, nous ne pourrons pas leur échapper. Ils sont trop rapides. Ils courent plus vite que le vent. Ils bondissent sur des dizaines de mètres de distance. Nous aurions pu chevaucher des jours sans interruption qu’ils nous auraient rattrapés en quelques heures.

    — Alors quoi ? Nous devrions les attendre ? répondit-il froidement.

    Syrine s’interposa doucement entre eux. Oubliant, pour un temps, sa rancœur, elle adressa enfin la parole à notre ancienne amie.

    — Que s’est-il passé Anna ? Comment t’es-tu retrouvée ici ?

    — Après… Lorsque Stefan est mort. Après que vous m’ayez chassée, j’ai erré quelques temps sur les routes sibériennes. J’étais perdue. Puis j’ai été secourue par des touristes qui m’ont ramenée vers la civilisation. Sans que je n’y pense vraiment, mes pas m’ont ramenée à Pozna?. C’était le seul endroit où je connaissais du monde après tout. J’imaginais que, peut-être, mon grand-père serait heureux de me retrouver malgré tout. Mais Sergeï m’a frappée dès qu’il m’a vue. Il m’a battue longtemps. Il ne voulait pas me revoir. C’est Antha qui l’intéressait. Uniquement elle. Ses tortures ont été régulières et méthodiques. J’ai souvent cru qu’il allait me tuer. Mais il s’est toujours retenu. Lorsque la Levée du Voile est survenue, nous avons immédiatement quitté Pozna?. Il marmonnait sans cesse que, à présent, il pouvait espérer quelque chose à sa hauteur. Nous avons donc pris possession du Château du Wawel. C’est un grand symbole pour nous, polonais. Et puis, rapidement, nous avons été très entourés. Des hommes et des femmes avec une croix luisante sur le torse. Vous les avez vus. Mon calvaire a encore empiré.

    — Mais toi, tu n’as pas de marque. Ni sur le poignet, ni sur la poitrine. Qu’est-ce que tu sais à ce sujet ?

    — Seulement ce que Sergeï a dit devant moi. Ces marques sont apparues lors de la Levée du Voile. Ce qu’on appelait vulgairement l’Apocalypse, le déferlement de l’énergie du monde. C’est une sorte d’évolution des êtres vivants, humains, animaux et végétaux. Beaucoup de personnes ont disparu. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de tous ces gens. Ils sont probablement morts lorsque l’énergie de la planète a jailli. Peut-être pour permettre au processus d’aller jusqu’au bout. Des villes ont été totalement rayées de la carte, là où l’énergie a explosé. Les survivants sont devenus télépathes et doués d’une pré-connaissance relative. »

    Syrine avait donc raison. Évidemment. Elle avait déjà compris beaucoup de choses, quelques heures seulement après notre Réveil. Anna continua. « Parmi ces survivants, quelques uns ont été marqués. Il existerait douze marques différentes pour différencier douze peuples. Et chaque peuple compterait douze-mille individus. Pas un de plus, pas un de moins. Si l’un meurt, alors la marque change d’hôte. Ce sont censés être les élus qui doivent guider les autres humains dans la bonne direction.

    — Comment Sergeï a-t-il eu autant de précisions ?

    — Je crois qu’il savait toutes ces choses avant même la Levée du Voile. J’ignore comment, mais il était déjà lié à tout ça bien avant ma naissance. Dans ses veines coule l’énergie de la Bête. Il l’a transmise à mon père, ainsi qu’à Antha, en les engendrant. Il espérait se nourrir de cette énergie une fois le monde transformé. Pour devenir plus puissant. Il considère son peuple comme supérieur aux autres. Il veut imposer sa vision du Nouveau Monde. Mais il sait que les autres peuples se réunissent. Les individus qui ont la même marque sont poussés inlassablement les uns vers les autres. En ce moment même, vous êtes des dizaines de milliers à parcourir la planète pour retrouver vos semblables. Sergeï a déjà lancé ses émissaires à travers le monde pour réunir les vampires au plus vite. Pour s’organiser et prendre de vitesse les autres peuples. Bientôt, Cracovie sera infestée. Ensuite, ce sera le reste du monde qui devra se plier à sa volonté.

    — Comment compte-t-il s’y prendre ? Il veut… transformer les humains en vampires ?

    — Malheureusement, mes connaissances sur ces projets s’arrêtent là. Mais je ne pense pas que ce soit possible. Il a été très clair à ce sujet. C’est l’énergie naturelle qui marque les individus. Douze-mille. Pas un de moins. Pas un de plus. Ce n’est ni un choix individuel, ni une initiation et encore moins une contagion. Mais l’asservissement d’autrui peut se faire par de nombreux moyens. Et je crois qu’il faut lui faire confiance pour trouver quelque chose d’efficace.

    — Nous ne le laisserons pas faire. Il a de l’avance, mais il échouera. Est-ce qu’il sait beaucoup de choses à notre sujet ? Au sujet des autres peuples ?

    — Je l’ignore. Je ne crois pas non. Seulement sur vous. Il vous surveillait depuis la Levée du Voile. Il voulait mettre la main sur Tiass. Il s’est donc renseigné. Le pentacle au poignet signale un peuple doué de diverses capacités parapsychologiques. Tiass, par exemple, semble capable de se téléporter selon sa volonté.

    Je regardai mon poignet. Le pentacle vibrait toujours d’une puissante énergie. Mais sa couleur avait changé. A présent, un vert émeraude pulsait intensément dans ma chair. Fouillant à l’intérieur de moi-même, je ressentis une plénitude inconnue jusqu’alors. La violence de la Bête m’avait quitté, remplacé par une magie plus douce, plus personnelle.

    Je réfléchis un instant. Ce changement était-il intervenu récemment ? Depuis mon Réveil, la lueur crue de mon pentacle s’était toujours manifestée dans un panache épais et argentée. La même couleur qui jaillissait lorsque je projetais mon énergie. Mais était-ce bien ma propre énergie qui m’apparaissait alors ou était-ce celle de la Bête qui sommeillait en moi ?

    Sa couleur avait changé après l’attaque de Sergeï. J’en étais certain. Lorsque cette énergie ancestrale m’avait été dérobée, ma magie individuelle était-elle ressortie, enfin, différente de ce que j’avais toujours connu ?

    Je laissai s’échapper une fine volute d’énergie. La projetant doucement d’une main à l’autre, je m’émerveillai de sa couleur émeraude chatoyante.

    — Un peuple de sorcier en somme.

    — Je crois que vous avez capté cette essence, oui. Mais il y a une différence entre l’énergie de chaque être vivant et la capacité magique à proprement parlé. Les humains non-marqués, les vampires, ou les autres, seront toujours capables de projeter leur propre énergie par exemple. Comment avant. Mais ils ne pourront jamais déplacer des objets par la pensée, ou provoquer le feu à partir de rien, comme le feront certains de votre peuple. D’ailleurs, des gens étaient capables de ces choses avant même la Levée du Voile. Par exemple, Syrine et ses rêves prophétiques, toi et ta captation des souvenirs…

    — Ces dons nous ont été confiés par Ulome, en France. Il les puisait en se connectant à la Bête. Il a probablement trouvé le moyen d’anticiper les effets de la Levée du Voile en allant chercher directement à la source.

    — Ce qui voudrait dire qu’Ulome savait, lui aussi, beaucoup de choses au sujet de la Levée du Voile avant même qu’elle se produise, souffla Syrine.

    — Et cela t’étonne ? cracha Kami. Notre chemin rencontrera donc sûrement le sien, à nouveau, lorsque nous serons rentrés en France. Mais Ayhan était télékinésiste depuis très longtemps, et sans avoir besoin d’Ulome.

    — C’est de ce genre de choses dont je voulais parler. Certains avaient déjà trouvé, consciemment ou non, le chemin vers l’évolution. Ton ami, ce « Ayhan », était déjà, d’après ce que tu dis, sur ce chemin. Il faisait partie des rares êtres humains mûrs pour la Levée du Voile.

    — Ayhan appartient donc sûrement au même peuple que nous alors.

    — Vraisemblablement. S’il a pu développer un pouvoir parapsychique avant la Levée du Voile, c’est qu’il était destiné à porter le pentacle à son poignet. A part votre peuple et celui des Vampires, poursuivit Anna, je n’ai entendu parler que d’un autre. Très vaguement. Sergeï les appelait les Rêveurs. Je ne sais rien d’eux, si ce n’est qu’ils ont déjà commencé à se réunir, très loin en Sibérie, et qu’ils sont marqués d’une plume derrière l’oreille.

    A ce moment de la conversation, mes pensées se perdirent et oublièrent mes amis. Anna m’avait trahi. Et, sans lui pardonner tout à fait, je crois que je comprenais déjà ce qu’il lui était arrivé. J’avais bien observé Kami. Sa capacité à voir les souvenirs était, sans doute, l’explication à son attitude prévenante envers la jeune femme.

    J’aurais parié qu’il avait tout vu du calvaire d’Anna, et qu’il avait été bien pire que les quelques mots qu’elle avait pu en dire. Elle m’avait donné au Vampire sans le savoir. Était-ce une bonne raison de lui en vouloir ? Elle avait été mon amie, autrefois, avant de tuer Stefan. Les moments passés avec elle me manquaient terriblement.

    La polonaise parla encore longtemps. Toutes ces informations bourdonnaient dans ma tête et résonnaient contre mes propres pensées. Le tout formait une espèce de brouhaha qui me donnait le vertige.

    Je sentais encore intensément la douleur provoquée par l’agression de Sergeï. Ce manque qui me lacérait l’âme et les tripes. Je n’avais pas eu le temps d’en faire mon deuil que je me découvrais capable de me téléporter, que ma véritable énergie semblait surgir pour la première fois de ma vie, et que j’apprenais appartenir à un peuple d’élus. Serais-je à la hauteur de Kami et Syrine ?  Anna allait-elle redevenir l’amie que j’avais perdue ?

    Faisant circuler ma nouvelle énergie, la mienne et pas celle de la Bête, je regardai les nuances vertes danser entre mes mains. Étonnamment, malgré toute l’horreur de ce que m’avait fait subir Sergeï ; toutes les questions que je n’osais pas affronter sur mes origines et sur l’identité des mes géniteurs, sur leurs liens avec la Bête ; j’avais enfin la sensation d’être pleinement moi-même.

 

***

 

    Kami et Anna galopaient en tête ; et cette nouvelle complicité n’eut de cesse de m’étonner. C’était la première fois que je voyais le français faire preuve de pardon et de compréhension. Qu’avait-il pu voir des souffrances d’Anna ? Malgré mon profond étonnement, la question semblait superflue. Notre ancienne amie nous avait donné de nombreuses informations et avait vu juste quant à notre fuite. Personne ne semblait s’être lancé à nos trousses et nous atteignîmes rapidement la frontière.

    Les jours qui suivirent furent très monotones. Nous chevauchions à travers des paysages dévastés, luttant contre le froid de l’hiver qui approchait à grands pas. Je trompais mon ennui en testant ma nouvelle capacité. Quelle allure je devais avoir en apparaissant, avec ma monture, aux côtés de mes amis.

    Je proposai de tous nous transporter en France, pour gagner du temps, mais l’idée ne fut pas très bien accueillie. A leur avis, mon énergie était encore fragile ; mon don incertain, il est vrai que je perdis plusieurs fois des objets lors de mes téléportations ; et tenter cette expérience semblait trop dangereux pour nous tous.

    En République Tchèque, les quelques personnes que l’on trouva sur notre route erraient sans but. Aucune émeute ne semblait avoir éclaté ici ; mais nous gardions tout de même nos distances avec les villes qui se couvraient peu à peu de végétation. Anna avait remarqué que les animaux étaient plus dangereux aux abords de ce qui avaient été des agglomérations. La flore avait repris ses droits sur le béton qu’elle éclatait petit à petit, et la faune semblait mieux se développer dans ces endroits humides et difficiles d’accès.

    En Autriche, nous fîmes bivouac en haut d’une colline. Nos montures étaient épuisées. Nous jouissions une vue incroyable et, au loin, se découpait l’ancienne cité de Vienne. Elle présentait un profil étonnamment plat pour une ville si importante. Les racines géantes n’avaient eu aucun mal à l’engloutir totalement. On devinait l’ancienne ville que par ses rares tours encore dressées, à moitié détruites, dont les hauteurs avaient su résister temporairement à l’assaut de la végétation. Je repensais à l’Amazonie et à ses dangers. Cet écosystème violent s’était-il généralisé, envahissant la surface du monde ?

    Jusque là, hormis quelques attaques de loups monstrueux, nous avions réussi à éviter les ennuis. Mais qu’en serait-il à terme ? Lorsque nous serions sédentaires ? Je ne pouvais m’empêcher de penser que ce Nouveau Monde nous était hostile. Il donnait la sensation de s’être armé pour lutter contre nous. Il n’était plus qu’un piège dans lequel nous tentions de survivre.

    Dans le crépuscule, alors que Vienne disparaissait lentement dans l’obscurité, se détachaient des silhouettes inquiétantes. Des animaux aux mutations surprenantes et des espèces qui nous étaient alors inconnues. Mes rêves, cette nuit là, furent dérangés par des cris indescriptibles. Des créatures chassaient non loin. Un jour, nous serions leurs proies.

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