VII.

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    Je découvris la France sous une neige poudreuse et sanglante. Un tableau légèrement angoissant,  mais rien d’aussi oppressant que les flocons figés dans l’air des premiers jours qui avaient suivi notre Réveil. Les petites vallées étaient agréables ; les montagnes d’une beauté à couper le souffle ; et le froid paraissait moins mordant qu’en Russie. Il devait faire bon vivre dans ce pays.

    Kami et Syrine n’avaient qu’une chose en tête : retrouver leurs proches. Anna avait déjà perdu sa sœur et, quant à moi, je n’avais jamais eu d’autre famille que mes amis français. Nous les suivîmes donc sagement tous les deux jusqu’à leur ville de naissance.

    Un gigantesque cratère ouvrait le sol en deux. Béant, il était le témoin de la disparition totale de ce qui avait été l’enfance de mes deux mentors. Personne n’avait pu survivre à ce qu’il s’était passé là.

    Syrine tomba de son cheval, le corps secoué de spasmes de douleur. Le panneau signalant la ville, renversé sur le sol, était désormais la seule preuve que des êtres humains avaient autrefois vécu ici. Je serrai la sorcière dans mes bras. Elle avait fuit la France en pensant les revoir un jour, et les avait tous perdus.

    Kami s’assit au bord du gouffre, les yeux dans le vague. Je savais ce qu’il faisait. Je voyais ses pupilles voilées, plongées dans les souvenirs laissés par les disparus.

    — Ils ont tué Raiden. Pour ouvrir la brèche et libérer l’une des sources de la Levée du Voile. Ici.

    Il se tourna vers Syrine, les poings serrés. Il chercha ses mots un instant, passa un doigt sur sa cicatrice rougie par le vent frais.

    — Ils n’ont pas souffert.

    — Tu trouves mon père ? Ma sœur ? Kami, raconte-moi ce que tu vois.

    — Tout le monde est mort Syrine. Maintenant relève-toi. Nous devons trouver les membres du Domaine Occulte. Ceux qui n’étaient pas là. Raven, Ogora, Ulome.

    J’étais interloqué. La froideur de Kami avait eu l’effet d’une gifle sur moi. N’avait-il aucun sentiment ? Ne donnait-il aucun crédit à la peine de mon amie ? Syrine se releva malgré tout. Elle serra les dents, ravala ses larmes et, sans un mot, grimpa sur son cheval.

    — Allons-y. Direction Lyon.

 

***

 

    Une gigantesque tour trônait au milieu de la ville. « Le crayon » m’expliqua Syrine. Elle était à moitié détruite et recouverte d’une sorte de lierre bleuté, mais conservait une certaine aura. Comme une gardienne qui, malgré son échec, lutte pour rester digne.

    Nous étions descendus de nos montures pour les guider à travers la ville. Ici, la neige et le froid n’avaient pas su se frayer un chemin. Les deux étaient restés à l’extérieur, comme effrayés par ce qui pouvait se dissimuler dans les ruines de l’agglomération.

    L’atmosphère était chaude et humide dans cette jungle monstrueuse. Le béton, défoncé par d’innombrables racines, rendait le chemin presque impraticable. Un silence assourdissant pesait sur les rues désertes. Parfois, le cri d’un animal déchirait le calme plat de notre progression. Je sentais mes muscles trembler. Un mauvais pressentiment me tenaillait depuis que nous avions passé les portes de la ville. Pas un humain depuis notre arrivée ; et la nuit tomberait avant que nous puissions ressortir de cette jungle.

    Un frottement attira mon attention. A l’intérieur de ce qui avait surement été, autrefois, une boutique quelconque, une ombre se figea. Mon cheval me donna un coup de museau, comme pour me dire de passer mon chemin. Mais quelque chose nous guettait, j’en étais certain.

    Un grognement puissant m’arracha un cri. L’ombre fit mine de se fondre dans le sol puis bondit à travers la vitrine. Un énorme chien sauta entre mes amis et moi. Ses crocs inférieurs, dépassant de sa gueule, étaient aussi longs que mon avant-bras et sa tête à la hauteur de la mienne. Il me fixait dans les yeux, une écume souillée suintant entre ses canines. Le monstre était en piteux état. Sa fourrure beige était tâchée de boue et de sang. Un frisson remonta le long de mon échine. Le moment était venu de me rendre utile.

    — Allez-vous-en. Je vais essayer de l’attirer plus loin et je vous rejoindrai.

    Je passai la main dans la crinière vaporeuse de Mona. Kami parut décontenancé.

    — Ne dis pas de bêtises Tiass. On peut s’en occuper.

    — Inutile de prendre des risques dans un affrontement. Je vais le semer grâce à mon don. Fais-moi confiance. Nous n’avons pas le temps de débattre.

    Je projetai une pluie d’énergie verte sur le monstre, sautai sur mon cheval puis m’élançai à travers la ruelle la plus proche.

    Le molosse hurlait dans mon dos. Ma monture trébuchait sur les racines. Elle ne tiendrait pas longtemps. Je m’accrochai d’un bras à son encolure pendant que, de l’autre, je lâchai des salves de magie derrière nous. Mona était libre de choisir le chemin et galopai tant bien que mal, poussée par son instinct et la volonté de nous sauver. A plusieurs reprises, le souffle fétide de notre poursuivant me caressa le visage. Je ne pouvais pas le laisser nous attraper.

    Une racine de trop. Le choc contre le sol fut violent. Mon bras était coincé sous ma jument qui sifflait en tentant vainement de se redresser. Je tirai de toutes mes forces pour me dégager. Le monstrueux canidé atterrit d’un bond à côté de nous. Ses crocs rougis par le sang de ses précédentes proies brillaient dans sa gueule ouverte. Son haleine aux relents de pourriture nous recouvrait entièrement. Il se rua sur nous. Ma main s’agrippa à Mona et un souffle électrique nous recouvrit.

 

***

 

    Des lianes avaient envahi la pièce, la rendant encore plus sombre qu’elle avait dû l’être autrefois. Des tables renversées jonchaient le sol, éclatées ou brûlées dans un parfait désordre. On voyait encore, par endroits, à travers les débris et la végétation, la cire de bougies qui avait coulé par terre. J’étais apparu dans cette salle, Mona à côté de moi, et tentais d’imaginer l’ambiance du lieu lorsqu’il grouillait encore de vie. Un comptoir en marbre noir, imposant, me laissait imaginer le bar assailli par des consommateurs avides.

    — Pas n’importe quel bar. C’est l’Antre des Maudits.

    Kami entra dans la pièce, une bougie à la main. Syrine descendait un long escalier en pierre pour nous rejoindre.

    — Anna est restée en haut avec les chevaux.

    — Bienvenue au Domaine Occulte, Tiass. Du moins, ce qu’il en reste.

    — Alors c’est ici que Syrine et toi viviez avant de quitter la France ! » J’observai un peu mieux, émerveillé de toucher enfin au passé de mes amis. Des tentures étaient étalées sur le sol, vraisemblablement tombées des murs ou des supports sur lesquels elles avaient été attachées. Des éclats de verre recouvraient une grande partie du sol, accentuant mon impression de découvrir un taudis malgré l’évidente beauté passée de l’endroit. Je n’arrivais pas à déterminer si ce délabrement était la conséquence de violents affrontements ou de l’abandon et du temps.

    — Oui, c’est ici. C’était un endroit où les êtres magiques se réunissaient. L’Antre des Maudits pour se détendre, le Jardin des Mages et la bibliothèque pour apprendre et développer ses compétences. » Il désigna du menton un coin, au fond, dissimulé dans la pénombre. « Et le labyrinthe, auquel presque personne n’avait accès, qui dissimulait Ulome et ses manigances.

    — Nous allons devoir l’explorer ?

    — Ce ne sera pas la peine. Ils sont tous partis. Visiblement, Raiden a condamné l’accès au labyrinthe et à ce qu’il renferme. Bonne initiative.

    Je plissai les yeux pour distinguer ce dont mon ami parlait. D’énormes racines avaient poussé sur un mur et semblaient encore se mouvoir. Je distinguais tout de même une ouverture obstruée. L’ancien accès aux dédales, sans aucun doute. Mais je n’avais aucune envie de m’y aventurer. J’avais déjà entendu parler de cette fille, Raiden, par mes mentors et je préférais ne pas me frotter à sa magie. Kami me contourna et entreprit de redresser les sièges encore en état de servir.

    — Ils sont partis ? Qu’est-ce que nous allons faire alors ?

    Il était absorbé, l’air inquiet. Je me demandai s’il était occupé à capter les souvenirs du lieu. Je semblais avoir totalement disparu et, chose extrêmement rare, ses pensées lui échappaient par bribes. « … il passé ici… antre de la Bête… enfin ouvert les yeux… Raiden… Jardin disparu… le secret d’Ulome. » Kami secoua la tête, semblant se ressaisir.

    — D’abord, nous allons passer la nuit ici, pour repartir de jour. Ça devrait minimiser les mauvaises rencontres. On a entendu hurler à la mort ton ami le chien géant juste avant d’entrer dans le Domaine. Il va falloir compter sur lui pour nous traquer jusqu’à ce que nous ayons quitté son territoire.

    — Merveilleux.

    J’aurais espéré que Kami me félicite pour mon acte de bravoure. Au lieu de cela, il faisait comme si rien ne s’était passé. Je projetai une petite étincelle de pouvoir, l’observant monter devant mes yeux et retomber dans ma main.

    — ça suffit Tiass. Cesse un peu de faire l’enfant. Pour une raison qui me dépassait, l’homme détestait me voir jouer avec la magie. « Nous allons aussi utiliser le Domaine pour refaire nos provisions et aiguiser nos lames. Plus question de laisser nos armes dans les sacs ou pendues négligemment sur le flanc des chevaux. Ta mésaventure avec le chien doit nous servir de leçon. Nous devons être prêts à nous défendre en une fraction de seconde et notre magie ne nous sauvera pas toujours.

    — Et ensuite ? Où irons-nous ?

    — Ho, ça Tiass ! Nous allons devoir faire confiance aux dons de Syrine et prier pour que sa nuit soit magique…

 

***

 

    La chaleur d’un bâtiment, un toit sur la tête, une sensation de sécurité relative. Il n’en fallait pas plus, mais c’était déjà beaucoup dans ce Nouveau Monde, pour avoir une bonne nuit. La première depuis si longtemps.

    Je n’étais pas le seul à avoir profité du Domaine Occulte. Syrine n’avait pas participé à la garde. Nous nous étions relayés, Anna, Kami, et moi, pendant que mon amie dormait profondément. Elle était ravie d’avoir eu une vision sur les gens du Domaine Occulte et, malgré tout, nous étions tous parfaitement reposés.

    Nous arrivions même à faire abstraction des courbatures inévitables découlant d’un tel voyage. Les mines reposées de mes compagnons et leur bonne humeur me motivaient. J’observai Syrine qui chevauchait à côté de moi. Comment faisait-elle pour être si forte ? Ses proches étaient morts et elle semblait aller bien. « Non Tiass, je ne vais pas bien. Mais je dois continuer malgré tout. Je les pleurerai lorsque j’en aurai le temps. »

    Je détournai les yeux immédiatement, mal à l’aise. Mes pensées m’échappaient trop souvent encore. Anna était devant, ses cheveux bruns volant au-dessus de ses épaules. Sa monture enjambait élégamment les obstacles des routes éclatées tandis que la mienne ne cessait de déraper. La jeune femme n’était pas très grande, mais sa silhouette était élancée ce qui lui conférait une certaine grâce dans n’importe quelle circonstance. Même le pullover blanc qu’elle portait ce jour là, bien trop grand pour elle, lui allait bien. Elle tourna ses petits yeux bleus vers moi.

    — N’as-tu pas hâte de voir cette cité par toi-même ?

    Je n’en avais jamais entendu parler auparavant. Syrine l’avait vue dans ses rêves. Une cité médiévale au bord de l’Aude. Évidemment que j’avais hâte. A vrai dire, n’importe quoi m’enthousiasmait. J’étais en France ! Enfin ! J’allais pouvoir connaître le pays de mes deux mentors. Découvrir leur quotidien et, si la vision de Syrine était juste, rencontrer leurs amis qui s’étaient réfugiés dans le sud du pays.

    J’allais répondre lorsqu’un grondement me fit sursauter.

    Quelque part, au-dessus de nos têtes, un animal nous guettait.     Nos chevaux stoppèrent net leur progression. J’observai attentivement, tentant de trouver les toitures des immeubles. A cette distance, impossible de distinguer quoi que ce soit. Les arbres qui avaient poussé formaient une véritable jungle, plongeant les rues dans une obscurité inquiétante. Les monstres les plus hideux pouvaient s’y terrer sans difficulté.

    — Il nous a pistés, murmurai-je.

    En réponse, un jappement sinistre éclata derrière moi. Puis un autre, plus grave. Des bruissements sur les toits invisibles me firent tressaillir. Ils étaient plusieurs. Ils nous encerclaient. Je serrai ma faux contre ma poitrine.

    Anna projeta ses shurikens en l’air à une vitesse folle. Un énorme animal, à mi-chemin entre le chien et le tigre, tomba à quelques mètres, la gorge fendue par les petites lames. C’était le signal. Kami propulsa derrière nous une puissante vague de froid. Les lianes gelèrent instantanément et le sol se recouvrit de givre. Trois monstres étaient apparus derrière nous. Des lames de glace surgirent du sol, empalant au passage l’un des monstres.

    — Vite ! Suivez-moi !

    Nous nous jetâmes après Kami alors que les deux molosses se remettaient à peine de leur surprise. Ils seraient sur nous en quelques bonds. Nos chevaux détalaient, mais leur vitesse ne suffirait pas. Les obstacles étaient trop nombreux. Deux rues plus loin, une maison écroulée nous barrait le chemin. L’un des chiens bondit au-dessus de nous pour atterrir sur Syrine. Elle tomba avec l’assaillant. Il la recouvrait de tout son long. La mâchoire passa à quelques centimètres du cou de la Sorcière. Sa rapière se leva et se ficha dans la gueule du chien, faisant jaillir un bouillon d’hémoglobine.

    Le dernier canidé s’immobilisa à quelques mètres de nous. Ses pattes énormes raclaient le sol, hésitantes. C’était notre pisteur. Celui auquel j’avais échappé la veille. Il fixa Syrine, recouverte du sang de son assaillant, puis renifla dans ma direction. Il semblait réfléchir. Son pelage beige était hérissé, constellé de saletés. Ses yeux immenses, injectés de sang, montraient toute sa rage à l’idée que nous pourrions encore lui échapper.

    Finalement, il fit demi-tour et s’élança à travers la ville en aboyant comme un damné. Sa deuxième tentative était un échec.

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